Archive | March, 2013

Quand l’ennemi est intérieur. Petit précis de haine interdoctorale

25 Mar

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Merci au Grand Réconciliateur d’Alors Voilà pour m’avoir inspiré cet article.

Il y a peu j’écrivais un article dénonçant les gros niais qui harcèlent les jeunes chercheurs à coup de Mais concrètement, ça sert à quoi ta recherche ? J’ai injustement jeté la pierre aux non doctorants en oubliant de mentionner les remarques assassines des doctorants des autres disciplines. Je vais donc prendre le temps de vous parler de ces scories du milieu universitaire qui font que trop souvent le doctorant est un loup pour le doctorant.

Le découpage disciplinaire universitaire poussé à l’extrême a tendance à rendre les cerveaux obtus, la fierté quasi patriotique qui émane de la matière étudiée rendant parfois inapte à une vision globale des approches. Les discours de type « Moi je suis en choisir une discipline, j’en suis fier car je ne fais pas comme ces tarés de choisir une autre discipline… »,  ou les « Excusez-moi Mademoiselle, nous sommes en sémiotique ici, pas en sémiologie alors veuillez ranger vos modèles dyadiques… » déposent des briques lourdes sur les cloisons des champs du savoir…

Je caricature, je grossis le trait bien sûr. Dans l’ensemble, mon expérience universitaire est joyeusement ponctuée par des discussions interdisciplinaires, des conférences décloisonnées et des rencontres avec des individus ouverts et curieux.

Mais hélas, comme un refrain affligeant, revient fréquemment une querelle qui n’a pas lieu d’être, et ce sont des murs qui se forment pour se ghettoïser dans sa spécialité là où les approches gagneraient à se compléter.

Pour décrire fidèlement le phénomène, mieux vaut laisser la parole à une personne qui connaît le phénomène de l’intérieur. Je tends ici le clavier à une amie chère que pour des raisons d’anonymat nous nommerons ici Grande prêtresse Redrum. Elle mène actuellement ses recherches en chimie appliquée à l’art, elle analyse plus spécifiquement les vernis déposés sur les tableaux. Elle sait mieux que quiconque ce que cela fait d’être un hybride disciplinaire, un entremetteur de l’art et des sciences, un grand oublié du CNU :

Voici le cas d’un petit bâtard, celui du doctorant qui fait se croiser les champs disciplinaires et ose réunir les sciences et les lettres ou sciences inhumaines et sciences molles. Telle la maison appartenant aux deux villages dans « le grand fossé » d’Astérix, il essaye tant bien que mal de faire le pont entre deux mondes qui ont décidé un jour de se faire la guerre pour quelque raison stupide. Né des sciences et des lettres, le thésard L-S étudiant « la propagation des ondes sonores dans les instruments polynésiens au cours du temps » est bien triste car ses proches le renient.

Les S le regardent de haut, lui, le thésard faible qui s’est perdu du côté obscur et non cartésien, qui n’a pas su adorer les sciences, et a été forcé de s’éloigner du but ultime : sauver l’humanité et comprendre le monde de manière absolue. Il sait bien évident que cette personne n’a pas eu le choix, ce sont ses capacités médiocres qui ne lui ont point laissé autre recours. Et si jamais le thésard rétorque que c’est ce qu’il aime, c’est ce qu’il veut faire, le voilà perdu à jamais pour S, irrémédiablement considéré comme fou, tout juste bon à être enfermé (pour les expériences de biologistes et neurologues bien entendu).

Quant aux L, ils regardent de manière curieuse cet extraterrestre qui s’exprime en symboles bizarroïdes, schémas et dessins étranges et dont la thèse peut ne pas dépasser les 150 pages (hérétique !!!). Une personne qui par sa nature brute (voire bourrine) ne pourra jamais atteindre cette élévation spirituelle accordée aux belles écritures. Il peut tout de même devenir un servant de haute classe, admiré pour ses prouesses mais de là prétendre à se mêler à la population…

C’est ainsi que le Doctorant L-S (en mélangeant les lettres on obtient bien LSD) essaye tant bien que mal de construire une arche en livres entre les disciplines, espérant un jour être accepté de ses frères et sœurs.

Descartes, Aristote, Pascal, Newton…tous ces grands noms n’étaient pas blottis pour toujours dans leurs carcans disciplinaires, ils vouaient une vie entière aux savoirs de toutes sortes et se passionnaient autant pour la métaphysique nominaliste que pour la mécanique des fluides et la théologie… Je me demande quels étaient les débats disciplinaires de l’époque, les blagues d’érudits et les moqueries récurrentes. Aujourd’hui, l’ultra-spécialité empêche de voir à grande échelle et focalise parfois les problématiques sur des querelles de clocher.

Évidemment, je ne me place pas au-dessus de tout le monde. Avant de me lancer dans un doctorat, je ne savais pas qu’on pouvait faire de la recherche en gestion et je comprenais difficilement les méthodes du doctorant en droit ; je ne savais pas qu’un thésard en économie pouvait ne faire que des modèles théoriques, c’est-à-dire essentiellement des mathématiques ni que le doctorant en informatique pouvait finalement faire autre chose que du code…

*Séquence : petite expérience de sociologie sauvage !*

Pour prouver que le phénomène ne commence pas à l’université, allez dans le lycée le plus proche de chez vous, prenez trois élèves, un en filière S, un en L et l’autre en ES. Demandez-leur ce qu’ils pensent les uns des autres. S’ils sont un peu épais on risque d’observer le phénomène suivant :

Quand le ES décrit le L on retrouve dans ses propos les syntagmes suivants : « fume des joints/joue de la guitare dans l’herbe/lit Rimbaud/pas assez dégourdi pour passer en S/n’aura pas de travail après ses études ».

Quand le L décrit le S on retrouve dans ses propos les syntagmes suivants « fait son malin/boit comme un trou aux soirées pour oublier ses devoirs de maths/dénué de sensibilité ».

Quand le L décrit le ES on retrouve dans ses propos les syntagmes suivants « capitaliste/fainéant qui a arrêté la physique plus tôt que les autres ».

Je passe évidemment sur la pression mise par les parents pour que leur enfant suive la voie royale et qui donne fréquemment l’équation suivante :

« Il ira en S même s’il doit redoubler trois fois ! » + « Mais il veut faire des études d’histoire ! » = « Oui et bien il les fera après son bac S ». Je passe également sur la pression de certains professeurs et de certains conseillers d’orientation qui dévalorisent les humanités.

Alors tout espoir de tolérance est-il fichu ? Le monde universitaire est-il condamné à se faire des blagues douteuses entre les sciences humaines et les sciences inhumaines, les sciences dures et les sciences douces ?

Heureusement, il reste de beaux exemples de résilience face à cette hostilité interdisciplinaire… Quand Cupidon par hasard perce de ses flèches des cœurs aux aspirations différentes, cela donne à voir de belles alchimies. J’ai connu de touchants couples de chercheurs : elle en neurologie, lui en littérature, ils co-écrivaient des articles truculents sur le sentiment amoureux et le flux de conscience. J’ai vu des colocations géniales où des chimistes collaient sur le frigo des éléments de la classification de Mendeleïev afin de répondre aux poèmes en magnet collés par leurs homologues littéraires…

« Réconcilier les sciences et les humanités, c’est comme réconcilier l’homme et la femme », disait en substance un sage confucianiste oublié, et la répartition genrée des chercheurs et chercheuses dans les laboratoires aujourd’hui ne démentit pas le fond de l’affirmation. C’est comme si l’on avait oublié que l’objectif de tous les chercheurs était au final le même : sonder toujours un peu plus loin la connaissance de l’univers qui nous entoure, quels qu’en soient les moyens.

Si cette vision pleine de bisounours et de guimauve est belle sur le papier…qu’en est-il en pratique ? Afin de prouver ses dires, l’auteure a décidé d’inventer démiurgiquement un nouveau champ d’étude, une chimère disciplinaire : la sémio-quantique, qui consistera en l’analyse critique des énoncés tenus sur la physique quantique. Pari tenu, elle vous promet un prochain article expérimental co-écrit avec un physicien, s’il accepte de laisser rentrer des lettres dans ses équations et si elle accepte de laisser passer quelques chiffres dans le flux de parole.

*Références et brimborions*

Lire Pensées secrètes de David Lodge est une belle façon de comprendre ce qui nous sépare et nous relie dans les questionnements existentiels…

« Faites l’amour, pas la recherche ! ». Vu sur le mur des toilettes de l’université.

Quand lire c’est faire. Léger inventaire de ces livres qui nous transforment

18 Mar

Un jour j’ai lu un livre de John Langshaw Austin.

Ce philosophe anglais (qui a réussi le double exploit de faire ses études de lettres classiques à Oxford et d’intégrer les services secrets britanniques…comme quoi les fades prévisions de la conseillère d’orientation ne sont pas gravées dans le marbre…) raconte une histoire du langage que j’aime bien.

Il prétend que la parole échappe momentanément à son statut de flux de langage descriptif pour provoquer des actes véritables. Du maire qui décide que Vous êtes désormais unis par les liens sacrés du mariage au Je te parie 50 euros que je peux finir le plat de poutine au confit de canard en passant par le Je te promets que je serai de retour avant ce soir, dans certaines circonstances, le langage ne se contente pas de décrire, il agit, il préfigure un acte : c’est ce que l’on appelle la parole performative (ce gentil néologisme nous vient de l’anglais to perform). Bien entendu, cela ne fonctionne que dans un certain contexte. Pour que le « Je vous déclare mari et femme » performe bien, il faut que le locuteur ait le statut de maire et que les deux destinataires soient civilement célibataires à ce moment-là. Imaginez un inconnu qui vous saute dessus dans la rue et vous déclare d’un ton solennel « Vous êtes condamnés à dix ans de prison », il ne se passera pas grand-chose sur le plan performatif…

Dans les années quarante, les théories d’Austin ont alors mené la linguistique vers l’étude du contexte social de la parole. On sort peu à peu des syntagmes grammaticaux du monde des idées et on se confronte aux phénomènes, à la pragmatique. Pour ma part, je trouve qu’il s’agit, avec la socio-linguistique les moments les plus funky de cette discipline !

Le texte le plus connu d’Austin s’intitule « Quand dire, c’est faire » (How to do things with word ?) et je me demande parfois si la lecture ne pourrait pas atteindre le même objectif. Si l’on oublie un tant soit peu le contexte précis de la fonction performative du langage, est-ce que la lecture d’un roman peut, à la manière d’une inception, faire germer chez le lecteur, les prémices d’une action ?

Un jour, j’ai fait une expérience intéressante. Ne sachant plus quoi lire, j’ai demandé à des amis de me conseiller leur livre préféré. J’ai constitué une liste et ai commencé à lire tous ces livres, un à un. Outre le fait que j’ai grandement apprécié toutes ces lectures, ce qui en soi n’est pas terriblement étonnant puisque l’on partage généralement des goûts communs avec nos proches, le plus fascinant a été que tous ces livres ont provoqué, de près ou de loin, légers ou infimes…des actes. Après chacune de ces lectures, il s’est ensuivi une décision capitale : orientation professionnelle, nouvelles habitudes de vie, changement de cap, décision d’offrir le livre à un ami, d’écrire à l’auteur, ou simplement de donner des nouvelles à une personne perdue de vue depuis longtemps et qui n’aurait pas été recontactée sans le déclic de cette lecture.

Voici donc les précieux écrits performatifs. Ils ne sont pas universels, pas forcément des chefs d’œuvres, mais ils agissent en fonction du moment de la vie où on les lit et demeurent de beaux livres :

Les années d’Annie Ernaux

Cette étonnante contribution à l’écriture autobiographique prend la forme d’un récit distancié et poignant qui vous prend aux tripes. On traverse le XXe siècle à travers des échos, des images éparses, des anecdotes intimes et communes, des expressions désuètes et souvent des générations qui tentent de se comprendre. On a l’impression que le livre répond aux Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, lui aussi un chef d’œuvre du genre. Les féministes y trouveront d’ailleurs du grain à moudre en quantité.

Un tout petit monde de David Lodge

Un manuel de survie qu’il faudrait sérieusement offrir à tout étudiant qui s’aventure en contrée doctorale, ou même à n’importe quel lycéen qui entre à la fac. C’est l’histoire d’une belle doctorante qui travaille sur le genre littéraire de la romance, et comme par contamination inter-générique le scénario du livre se transforme peu à peu en romance, mais en une romance dissimulée derrière un bloc d’ironie si lourd que les personnages pataugent de façon grotesque et offrent un spectacle désopilant. Après cette lecture, vous déprimerez certainement en vous disant que rien ne mérite d’être lu dans ce monde après avoir goûté à l’irone humaniste de David Lodge… C’est à ce moment-là qu’il faut se consoler en lisant le facétieux Pensées secrètes du même auteur.

Martin Eden de Jack London

Un jour que je proposais à une amie de venir manger à la maison elle me répondit : « Non, je dois rentrer chez moi pour finir de lire Martin Eden, c’est un livre tellement important que je dois y consacrer un peu de temps chaque jour ». Au début, j’ai été un peu déroutée. Maintenant, je comprends.

Il y a deux choses à savoir sur ce roman. Il vous colle comme de la glue et vous désocialise temporairement. Que vous soyez en vacances dans les îles grecques ou dans des fjords islandais, vous passerez tout votre temps cloîtré dans votre lecture tant que n’aurez pas atteint les dernières pages. Et si à un moment de la journée il vous faut aller vous sustenter pour dissiper une faim qui dérange votre lecture, vous ne mangerez que d’une main, les yeux rivés sur le numéro de la page, partagé entre le plaisir ultime du « j’arrive bientôt à la chute, je vais enfin savoir ! » et l’accablement du « je m’approche dangereusement de la fin de ce roman que je voudrai éternel ! ». Soyez-en certains, vous passerez assurément pour un rustre asocial devant vos compagnons de voyage. Et si des amis tentent de vous joindre à ce moment-là, mettez comme message de répondeur « Je lis Martin Eden ». S’ils l’ont lu, ils comprendront. Mais s’ils se mettent à le lire aussi, ce qui est probable tant le livre est viral, c’est vous qui ne pourrez plus les joindre pendant un certain temps.

Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez

En finissant ce roman, on connaît généralement ce que j’appelle le deuil post-lecture. C’est une terrible sensation de déréliction, un sentiment qu’aucun autre livre n’égalera jamais ce chef d’œuvre. On est dégoûté de tout, on ne veut plus rien lire d’autre, et en général c’est à ce moment-là que pour nous achever le hasard fait qu’on nous offre le dernier Werber…

Les nourritures affectives Boris Cyrulnik

Il ne nous parle pas de résilience, non, pas seulement, il nous parle d’animaux et d’êtres humains, de biochimie et d’histoires d’amour, de Shakespeare et de neurosciences, d’éthologie et de religion… Il nous raconte les guerres mondiales et les guerres affectives, les dépendances et les libérations. Il nous fait rire car on dirait un gamin passionné par tout ce qui l’entoure, et nous lecteur, on écoute sagement ses histoires sur la fabrique du sentiment amoureux, sur les liens familiaux chez les chimpanzés ou sur le langage des lions.

Le grand livre des coïncidences de Deepak Chopra

Que l’on adhère ou pas aux idéaux de l’auteur, ce livre permet une mise en éveil de la perception, une attention aux petites choses du quotidien, un recentrement intéressant sur ce que l’on choisit de percevoir en priorité dans notre existence. Il nous évite de penser en rond et offre une lecture stimulante de l’interprétation de la physique quantique comme de la sérendipité.

Il y en a tant d’autres encore, je vous les donne en vrac : Les hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, 1Q84 de Murakami, les œuvres intégrales de Boris Vian (ne soyons pas pingres), L’élégance du hérisson de Muriel Barbery, les œuvres intégrales de Desproges (car c’est important de rire un peu en attendant la mort), L’auteur et moi d’Eric Chevillard, les œuvres intégrales de Terry Pratchett (surtout De bons présages, co-écrit avec Neil Gaiman).

Évidemment, cette théorie de la performativité vaut aussi pour les films, les opéras, les concerts, les bandes dessinées…

Je vous ai livré les ouvrages qui ont fait que j’ai agi, agi pour quelque chose d’important ou de peu important, qui a fait dévier certains itinéraires de vie. Et j’ai lu ces livres car ils m’ont été conseillés par des proches.

Ce qui est chouette avec le blog par rapport au roman, c’est qu’on peut rajouter des commentaires. Et en commentaires, je trouve que ce serait joyeusement performatif et délicieusement viral que vous parliez de ces livres qui vous ont touchés au point de vous faire agir, de ces livres qui vous ont fait lire et faire.

Et sinon ça parle de quoi ta thèse ? Petit manuel de survie aux doctorants atteints du syndrome du lac de Paladru

2 Mar

Dans chaque cœur de thésard bat l’espoir secret d’une soirée où on ne lui posera pas une certaine question accablante.

 Cette question pourrait être « C’est sur quoi ta thèse ? », en le disant très vite on entend « sésurkoitatèz » et cette sonorité de divinité Inca sonne le glas de la fin de soirée sereine entre amis…où la bière aurait pu couler à flot dans la douce insouciance des samedis soir au café…oui mais oui mais non, le doctorant ne craint pas de devoir répondre à cette question (il s’est engagé pour trois, quatre, cinq ans, il est habitué et possède ses parades personnelles), non il craint par-dessus tout de tomber sur un Gros Niais ! Celui qui va à coup sûr lui rétorquer (lui, le fin gourmet de la pragmatique, oh on le voit venir de loin l’amateur des réalités terre à terre !) « Et sinon ça sert à quoi ? Je veux dire concrètement », prononcé d’une façon qui fait qu’on se demande toujours si c’est le « sinon » ou le « concrètement » (voire l’insupportable « je veux dire » qui ne veut rien dire du tout) qui pique le plus les oreilles.

En général, le doctorant a plusieurs tours dans son sac pour ne pas en arriver à ce moment fatidique.

Stratégie 1 : Le bon élève

Le doctorant donne une réponse sincère et objective, il prend le temps d’expliquer calmement les choses : « Alors tu vois, avec cet appareil je mesure le degré de rhéologie d’un solide qui se comporte comme un fluide afin d’inférer bla bla bla… ».

Avantage : vous impressionnerez votre auditoire et passerez pour un fin savant capable de se transformer en Fred, en Jamy, en Il était une fois la vie, en Boulet, en Marion Montaigne (ou en toute autre star internationale de la vulgarisation scientifique pour les 6-10ans) le temps d’une soirée.

Inconvénient : Vous ne tiendrez pas deux jours à ce rythme ! C’est terriblement excitant la première fois mais immanquablement ennuyeux et épuisant par la suite. Et surtout les gens ne retiendront jamais votre sujet, ils se souviendront juste de la métaphore de la lasagne que vous avez utilisée pour expliquer le principe du champ d’interférence et vous la ressortiront à chaque fois, « alors les lasagnes, ça avance ? ». Et c’est pour cette raison qu’il existe la…

Stratégie 2 : La planque disciplinaire

En gros, en ne mentionnant que son domaine de recherche, on est relativement à l’abri. Que répondre en effet à « Je fais une thèse en anthropologie de la santé ». Vous ressemblerez au mystérieux thésard (l’équivalent du brun ténébreux, mais sur le plan épistémologique). Par contre vous courrez le risque que l’on vous réponde « Ah bon ça existe ? » (et là le Gros Niais n’est plus très loin…) si vous expliquez que vous faites de la recherche en littérature comparée. Et c’est pour cela qu’on a inventé :

Stratégie 3 : L’anecdote truculente

Commencez à raconter une histoire en y mettant le ton et votre auditoire se transformera immanquablement en un groupe d’enfants sages à l’heure du conte : « En 1552, dans les îles britanniques, le comte d’Essex est un des seuls soupirants de la reine Élisabeth 1ère, pourtant, jamais celle qu’on appelle la reine vierge ne succombera à ses charmes ? En sommes-nous certains ? Pourquoi restera-t-elle célibataire si longtemps ? N’aurait-elle pas mieux fait de se marier avec un prince étranger pour étendre son royaume ? Mais c’est sans compter la ruse de la fille d’Henri VIII ! La stratégie politique d’Élisabeth 1ère, dont la rousse chevelure impressionne les courtisans de tout le royaume bla bla bla… ».

Avantage : cela entraîne votre talent d’orateur, indispensable lors des colloques, et les gens se souviendront de vous comme d’un fameux conteur passionné.

Inconvénient : Il y aura forcément un hypotrophié du bulbe rachidien pour vous dire « Oui mais alors tu es financé par l’université pour gloser sur les coucheries du Comte d’Essex ? » (sous-entendu : sur ma feuille de paie mensuelle, une des lignes des charges sociales qui saigne mon salaire en impôts superflus est consacrée à te payer du bon temps à la BnF ?). Oui parce que le fait que des gens soient payés pour élever des poulets en batterie, réaliser des émissions pour Endemol ou faire des manucures 3D, ça ne le gêne aucunement, mais qu’on soit payé pour se faire plaisir à fouiner dans les archives, c’est carrément obscène ! Qu’il se rassure, les doctorants en histoire ne sont plus guère financés… Pour éviter cette situation inconvenante, il existe heureusement la délicieusement malhonnête :

Stratégie 4 : La démagogie éthique

Cela consiste à présenter votre sujet par ses finalités humanistes. Quid de l’approche théorique, de l’ancrage disciplinaire ambigu, du contexte de recherche ; de toutes ces scories qui parasitent l’essentiel : vous faites de la recherche pour le bien de l’humanité !

Vous travaillez sur les modalités de déconstruction narrative du théâtre postmoderne ? Vous pouvez présenter les choses ainsi : « Je suis un acteur de la démocratisation culturelle, je veux que mon travail permette au plus grand nombre d’accéder à la culture théâtrale », alors que vous n’avez jamais franchi le seuil d’une MJC.

Vous travaillez sur les antioxydants ? Vous pouvez très bien dire : « J’essaie de soigner des maladies orphelines en analysant les propriétés des mitochondries ». En réalité vous ne savez pas vraiment où votre recherche va vous mener, votre directeur pense qu’elle a plus ou moins pour but de mettre sur le marché un complément alimentaire, mais ça, votre auditoire n’en sait rien !

Avantage : Vous monterez tellement haut dans l’estime des gens qu’il faudrait un pompier, un astronaute et un médecin dans l’humanitaire réunis pour vous dépasser dans l’admiration.

Inconvénient : Avouez, vous en avez fait des tonnes à ce repas de famille pour avoir la paix (et l’estime du cousin qui sort de HEC et vous toise de son regard plein d’école de commerce…) non ? Et la nuit vous ferez des cauchemars en forme de cas de conscience crochus.

Pour éviter cela, nous avons heureusement :

Stratégie n°5 : Le contournement synecdochique

La synecdoque est une figure de rhétorique de contiguïté qui consiste à permettre aux écrivains de montrer plus ou moins ce qu’ils veulent… En bref, on prend la partie pour le tout, on montre un bout de la lorgnette pour ne pas avoir à tout expliquer, on met en valeur le plus attrayant. Si vous étudiez les caractéristiques des bibliothèques à vocation sociale des Pays-Bas, vous n’allez pas endormir vos grands-parents avec des histoires de catalogues collectifs interopérables ni avec les miracles du format UNIMARC…non, vous allez prendre le petit exemple qui fait toujours rire « tu vois, dans ces bibliothèques on essaie de rendre la consultation et la lecture plus conviviale…par exemple on met des hamacs pour que les utilisateurs puissent lire comme à la maison ». Le problème avec ce genre de contournement mignon, c’est qu’on trouve toujours des gens assez épais pour rétorquer « alors tu passes trois ans à étudier des gens dans des hamacs ? ».

Enfin, en vrac, il reste quelques astuces comme autant de boucliers contre les Gros Niais :

Astuce 1 : Le titre qui en jette

Premièrement, l’avantage des sujets compliqués au titre barbare, c’est que les gens ne risquent pas de vous donner leur avis ! Quand vous dites que vous faites une thèse sur la « recherche de signal quantique dans les ions de terre rare en matrice cristalline » on risque rarement de vous répondre « non mais tu ne peux pas dire ça, c’est subjectif… ! » alors que quand vous mentionnez timidement votre recherche sur la numérisation des musées d’histoire, les Gros Niais s’en donneront à cœur joie, ils vous assommeront avec leur : « ah oui mais j’ai vu un musée d’histoire à Montamat et beh il n’était pas du tout numérisé ! » ou autres « Hier sur Sud radio ils disaient qu’il y avait un nouveau musée à Castelnau de Camarasse et beh dedans ils parlaient un peu d’histoire apparemment ! ». Vous, vous travaillez sur les musées d’histoire bretonne de 1700 à 1900 dans une perspective diachronique et vous voilà bigrement content de savoir qu’à Castelnau de Camarasse ils ont mentionné le mot « histoire » dans leur parcours muséographique ! (bon en général le doctorant ne saute pas à la gorge de l’auteur de cette platitude car il lui est suffisamment reconnaissant de s’être intéressé un tant soit peu à son sujet sans lui poser la question de l’utilité de sa recherche. Et puis en général ce genre d’interlocuteur est une connaissance lointaine, un oncle d’ami ou un ami d’oncle, il porte des chemises délavées et des dents jaunâtres…on préfère expédier tout échange avec lui alors on sourit poliment et on s’éclipse).

Astuce 2 : L’abandon pur et simple de toute volonté de vulgarisation

Il est conseillé de répondre n’importe quoi de temps en temps, pour ne pas devenir obsédé par son sujet, par exemple « je cherche à breveter l’eau en poudre / à remettre en cause l’héliocentrisme / à restaurer le puritanisme diégétique en Bourgogne »…le pire c’est qu’il y aura des gens pour vous croire tant que vous porterez une blouse…

On peut aussi en profiter pour régler ses comptes : « je fais une thèse afin de produire un document suffisamment lourd pour assommer les petits Gros Niais qui me traitaient d’intellos en CM2 / pour prouver à mon prof de maths de 6e qu’il a eu tort de se déchaîner sur moi au conseil de classe ».

Enfin, cette question anodine de repas de famille ou de début de soirée rend surtout compte d’une réalité un peu triste : on ne connaît pas tellement la réalité des métiers que font nos proches. La preuve en est que les gens sont étonnés de voir le doctorant passer trois ans sur un même sujet. Évidemment, si le doctorant n’avait QUE sa thèse à faire, s’il était vissé à son bureau, près de son labo et de son terrain, tous frais payés et avec tous les livres à sa disposition, ça serait probablement plié en un an et demi ! Le problème c’est que la journée du doctorant ne se passe pas comme ça. Dans une journée normale, le doctorant prépare des cours (s’il a la chance de pouvoir en donner !) / corrige des copies / prépare les réunions des méchants monsieurs qui notent les laboratoires de l’AERES / envoie un résumé pour un appel à communication pour un colloque pour que son labo soit bien noté et ne disparaissent pas / travaille sur un contrat sous-payé pour financer sa thèse / fait une demande de bourse / donne des cours / aide à préparer un colloque / va chercher à la gare le chercheur qui intervient dans 10mn pour le colloque / travaille un peu sur sa thèse / assiste à la soutenance de thèse d’une amie et manque de pleurer à la fin / suit des séminaires de recherche / commence à lire une thèse et s’attendrit devant les remerciements / parcourt la France à la recherche d’un livre rare / remonte le moral d’un étudiant de master 2 qui n’arrive pas à rédiger ses 50 pages de mémoire / fait des photocopies pour ses cours / assiste à une réunion de département / gribouille des petits dessins anthropomorphes sur un vieil article en réunion de département…

*Attention ! Séquence émotion !*

Et quand parfois à la question « c’est sur quoi ta thèse ? », le doctorant émet un petit soupir contrit, ce n’est pas par ennui d’avoir à répéter une 100è fois son sujet (enfin parfois, si…) c’est surtout que dans ce soupir il y a des milliers de pensées compactées : « j’espère qu’il ne va pas me demander à quoi ça sert alors que je ne lui demande pas à quoi sert son boulot à la société générale / ma thèse me manque, je n’ai plus de temps à lui consacrer depuis que je dois organiser les journées scientifiques du labo / pourquoi mon directeur m’a proposé de diriger ma thèse s’il ne prend pas la peine de m’accorder un rendez-vous tous les ans…/ pourquoi on passe pour des amoureux de la théorie condamnés au chômage alors qu’on a des compétences professionnelles (enseignement, édition, médiation culturelle, administration, organisation d’évènements…) que l’on développe pendant trois ans puisque l’on travaille ? ».

*Attention ! Séquence utopie et carambars*

Enfin, pour tous ceux qui n’ont pas l’aplomb d’une Agnès Jaoui avec sa thèse sur rien dans On connaît la chanson, il faudrait vraiment expliquer, plus que le sujet de thèse, comment se passe la journée d’un doctorant, pour ensuite demander aux interlocuteurs en face ce qu’ils font réellement pendant une journée, dans leur travail. Au fond, on le comprend un peu le Gros Niais, s’il ne connaît rien du tout au monde de la recherche, il est normal (ou du moins légitime…) qu’il se demande pourquoi on a besoin de trois ans pour écrire 300 pages ! Il ne sait pas que les vainqueurs du prix ignobel, dont on rigole de l’absurdité des recherches finissent par découvrir des choses incroyables et décrochent parfois le Nobel l’année suivante… L’avantage, c’est qu’en prenant le temps d’en parler, on déconstruit petit à petit les clichés, les représentations sociales qui ont la dent dure, les stéréotypes figés liés à une seule image du métier et que le récit détaillé d’une journée fait basculer.

Le doctorant ne s’en rend pas toujours compte, mais en répondant à cette question de « c’est sur quoi ta thèse ? » il a l’occasion d’ouvrir à des néophytes un pan très spécifique de sa recherche, il est à sa manière un relais de la vulgarisation scientifique, il permet de faire un tout petit peu comprendre ce qu’est ce monde professionnel si particulier, il devient pour un temps précieux un véritable Fred et Jamy de l’université !

Somme toute, je pense très sincèrement que s’il y avait un Fred et Jamy présent à chaque soutenance de thèse pour remettre à l’heureux docteur une de leurs célèbres maquettes colorées pour les récompenser d’avoir répondu pendant trois ans à « c’est sur quoi ta thèse ? » le monde de la recherche irait infiniment mieux…

…sinon, il reste aux doctorants leurs 300 pages de manuscrit pour assommer les Gros Niais !

 

Brimborions

Et pour ceux qui se demandent encore ce que c’est que la manucure 3D, c’est ici ! (âmes sensibles aux Hello Kitty fluos, s’abstenir).

J’en profite pour vous présenter le grand héros merveilleux de la vulgarisation scientifique dessinée et sa copine la grande prêtresse de la vulgarisation scientifique.

Où l’on apprend que Jamy a fait un bac littéraire, une fac de droit et a quand même réussi à me faire comprendre le mécanisme du moteur à explosion.

Pour ceux qui ne connaissent pas la remise des prix Ignobel, voici de quoi les découvrir sur le superbe site de Futura Science (mention spéciale pour le chercheur qui étudie le mouvement des queues de cheval !)

Le comte d’Essex est finalement assez peu sexy (sa barbe semble avoir une texture filandreuse…) on comprend mieux Élisabeth d’avoir fait la fine bouche.