Merci au Grand Réconciliateur d’Alors Voilà pour m’avoir inspiré cet article.
Il y a peu j’écrivais un article dénonçant les gros niais qui harcèlent les jeunes chercheurs à coup de Mais concrètement, ça sert à quoi ta recherche ? J’ai injustement jeté la pierre aux non doctorants en oubliant de mentionner les remarques assassines des doctorants des autres disciplines. Je vais donc prendre le temps de vous parler de ces scories du milieu universitaire qui font que trop souvent le doctorant est un loup pour le doctorant.
Le découpage disciplinaire universitaire poussé à l’extrême a tendance à rendre les cerveaux obtus, la fierté quasi patriotique qui émane de la matière étudiée rendant parfois inapte à une vision globale des approches. Les discours de type « Moi je suis en choisir une discipline, j’en suis fier car je ne fais pas comme ces tarés de choisir une autre discipline… », ou les « Excusez-moi Mademoiselle, nous sommes en sémiotique ici, pas en sémiologie alors veuillez ranger vos modèles dyadiques… » déposent des briques lourdes sur les cloisons des champs du savoir…
Je caricature, je grossis le trait bien sûr. Dans l’ensemble, mon expérience universitaire est joyeusement ponctuée par des discussions interdisciplinaires, des conférences décloisonnées et des rencontres avec des individus ouverts et curieux.
Mais hélas, comme un refrain affligeant, revient fréquemment une querelle qui n’a pas lieu d’être, et ce sont des murs qui se forment pour se ghettoïser dans sa spécialité là où les approches gagneraient à se compléter.
Pour décrire fidèlement le phénomène, mieux vaut laisser la parole à une personne qui connaît le phénomène de l’intérieur. Je tends ici le clavier à une amie chère que pour des raisons d’anonymat nous nommerons ici Grande prêtresse Redrum. Elle mène actuellement ses recherches en chimie appliquée à l’art, elle analyse plus spécifiquement les vernis déposés sur les tableaux. Elle sait mieux que quiconque ce que cela fait d’être un hybride disciplinaire, un entremetteur de l’art et des sciences, un grand oublié du CNU :
Voici le cas d’un petit bâtard, celui du doctorant qui fait se croiser les champs disciplinaires et ose réunir les sciences et les lettres ou sciences inhumaines et sciences molles. Telle la maison appartenant aux deux villages dans « le grand fossé » d’Astérix, il essaye tant bien que mal de faire le pont entre deux mondes qui ont décidé un jour de se faire la guerre pour quelque raison stupide. Né des sciences et des lettres, le thésard L-S étudiant « la propagation des ondes sonores dans les instruments polynésiens au cours du temps » est bien triste car ses proches le renient.
Les S le regardent de haut, lui, le thésard faible qui s’est perdu du côté obscur et non cartésien, qui n’a pas su adorer les sciences, et a été forcé de s’éloigner du but ultime : sauver l’humanité et comprendre le monde de manière absolue. Il sait bien évident que cette personne n’a pas eu le choix, ce sont ses capacités médiocres qui ne lui ont point laissé autre recours. Et si jamais le thésard rétorque que c’est ce qu’il aime, c’est ce qu’il veut faire, le voilà perdu à jamais pour S, irrémédiablement considéré comme fou, tout juste bon à être enfermé (pour les expériences de biologistes et neurologues bien entendu).
Quant aux L, ils regardent de manière curieuse cet extraterrestre qui s’exprime en symboles bizarroïdes, schémas et dessins étranges et dont la thèse peut ne pas dépasser les 150 pages (hérétique !!!). Une personne qui par sa nature brute (voire bourrine) ne pourra jamais atteindre cette élévation spirituelle accordée aux belles écritures. Il peut tout de même devenir un servant de haute classe, admiré pour ses prouesses mais de là prétendre à se mêler à la population…
C’est ainsi que le Doctorant L-S (en mélangeant les lettres on obtient bien LSD) essaye tant bien que mal de construire une arche en livres entre les disciplines, espérant un jour être accepté de ses frères et sœurs.
Descartes, Aristote, Pascal, Newton…tous ces grands noms n’étaient pas blottis pour toujours dans leurs carcans disciplinaires, ils vouaient une vie entière aux savoirs de toutes sortes et se passionnaient autant pour la métaphysique nominaliste que pour la mécanique des fluides et la théologie… Je me demande quels étaient les débats disciplinaires de l’époque, les blagues d’érudits et les moqueries récurrentes. Aujourd’hui, l’ultra-spécialité empêche de voir à grande échelle et focalise parfois les problématiques sur des querelles de clocher.
Évidemment, je ne me place pas au-dessus de tout le monde. Avant de me lancer dans un doctorat, je ne savais pas qu’on pouvait faire de la recherche en gestion et je comprenais difficilement les méthodes du doctorant en droit ; je ne savais pas qu’un thésard en économie pouvait ne faire que des modèles théoriques, c’est-à-dire essentiellement des mathématiques ni que le doctorant en informatique pouvait finalement faire autre chose que du code…
*Séquence : petite expérience de sociologie sauvage !*
Pour prouver que le phénomène ne commence pas à l’université, allez dans le lycée le plus proche de chez vous, prenez trois élèves, un en filière S, un en L et l’autre en ES. Demandez-leur ce qu’ils pensent les uns des autres. S’ils sont un peu épais on risque d’observer le phénomène suivant :
Quand le ES décrit le L on retrouve dans ses propos les syntagmes suivants : « fume des joints/joue de la guitare dans l’herbe/lit Rimbaud/pas assez dégourdi pour passer en S/n’aura pas de travail après ses études ».
Quand le L décrit le S on retrouve dans ses propos les syntagmes suivants « fait son malin/boit comme un trou aux soirées pour oublier ses devoirs de maths/dénué de sensibilité ».
Quand le L décrit le ES on retrouve dans ses propos les syntagmes suivants « capitaliste/fainéant qui a arrêté la physique plus tôt que les autres ».
Je passe évidemment sur la pression mise par les parents pour que leur enfant suive la voie royale et qui donne fréquemment l’équation suivante :
« Il ira en S même s’il doit redoubler trois fois ! » + « Mais il veut faire des études d’histoire ! » = « Oui et bien il les fera après son bac S ». Je passe également sur la pression de certains professeurs et de certains conseillers d’orientation qui dévalorisent les humanités.
Alors tout espoir de tolérance est-il fichu ? Le monde universitaire est-il condamné à se faire des blagues douteuses entre les sciences humaines et les sciences inhumaines, les sciences dures et les sciences douces ?
Heureusement, il reste de beaux exemples de résilience face à cette hostilité interdisciplinaire… Quand Cupidon par hasard perce de ses flèches des cœurs aux aspirations différentes, cela donne à voir de belles alchimies. J’ai connu de touchants couples de chercheurs : elle en neurologie, lui en littérature, ils co-écrivaient des articles truculents sur le sentiment amoureux et le flux de conscience. J’ai vu des colocations géniales où des chimistes collaient sur le frigo des éléments de la classification de Mendeleïev afin de répondre aux poèmes en magnet collés par leurs homologues littéraires…
« Réconcilier les sciences et les humanités, c’est comme réconcilier l’homme et la femme », disait en substance un sage confucianiste oublié, et la répartition genrée des chercheurs et chercheuses dans les laboratoires aujourd’hui ne démentit pas le fond de l’affirmation. C’est comme si l’on avait oublié que l’objectif de tous les chercheurs était au final le même : sonder toujours un peu plus loin la connaissance de l’univers qui nous entoure, quels qu’en soient les moyens.
Si cette vision pleine de bisounours et de guimauve est belle sur le papier…qu’en est-il en pratique ? Afin de prouver ses dires, l’auteure a décidé d’inventer démiurgiquement un nouveau champ d’étude, une chimère disciplinaire : la sémio-quantique, qui consistera en l’analyse critique des énoncés tenus sur la physique quantique. Pari tenu, elle vous promet un prochain article expérimental co-écrit avec un physicien, s’il accepte de laisser rentrer des lettres dans ses équations et si elle accepte de laisser passer quelques chiffres dans le flux de parole.
*Références et brimborions*
Lire Pensées secrètes de David Lodge est une belle façon de comprendre ce qui nous sépare et nous relie dans les questionnements existentiels…
« Faites l’amour, pas la recherche ! ». Vu sur le mur des toilettes de l’université.