Archive | 12:49 am

Des implications méconnues de la métaphore de la gestation pour désigner le processus de publication

15 Apr

Image

C’est un fait indéniable, quand un ami me parle de la parution de son dernier article ou ouvrage, je remarque fréquemment dans ses propos la présence d’une des deux métaphores suivantes :

* La cuisson : « Voilà mon nouvel article sorti du four ! »

La comparaison semble faire état de la longueur du processus éditorial : on envoie la pâte à gâteau (le manuscrit) chez l’éditeur (le four) et quelques mois plus tard, après avoir bien cuit au milieu de moult relectures orthographiques et typographiques, on enfile les gants de cuisine isolants pour aller chercher la pâtisserie encore chaude !

* La gestation : « Regarde c’est mon bébé, il est publié ! Il est né ! ».

Il semble qu’on ne puisse rien faire contre cette maïeutique du livre qui consiste à rapprocher la production artistique de la procréation humaine. Est-ce qu’on cherche à prouver que l’on n’a pas fait ce livre qu’avec son cerveau, qu’on l’a aussi fait avec tout son corps, avec ses tripes et que les cernes sous nos yeux sont les témoins des nuits blanches passées à peaufiner le dénouement ? C’est du moins ce que la métaphore semble nous dire.

Mais la pertinence de cette comparaison perd de sa beauté matricielle lorsqu’on la file longuement ou que l’on suit pas à pas le processus éditorial.

*Si on pouvait lui raccourcir la jambe gauche ?

L’édition d’un livre est évidemment plus complexe qu’un simple trajet de la maison d’édition vers l’entreprise d’impression. Certes j’imaginais bien que l’éditeur pouvait demander certaines précisions à l’auteur, mais les récits de mes amis publiés m’apprennent que la réalité du métier est bien plus étonnante ! L’éditeur va fréquemment demander de franches modifications : sabrer le 3ème chapitre, changer le titre, rendre le personnage plus glamour, sous-entendu plus vendeur…et autant de piques dans l’amour-propre de l’auteur qui venait de montrer son plus beau bébé à son éditeur ! Ce qui revient à transformer ainsi les paroles de l’éditeur, si l’on suit la comparaison de l’accouchement : « Oui alors il faudrait qu’il ait les yeux verts plutôt…et les jambes plus courtes si possibles sinon ça traîne en longueur sur la fin…essayer de faire ça avant d’accoucher hein, avec une petite opération in utero ça devrait passer ». Si l’on prend la métaphore de la cuisson, cela donne « Hum alors il faudrait remplacer les œufs par du lait de soja avant de mettre la pâte à cuire…oui évidemment tout est déjà mélangé, mais on ne peut pas publier le manuscrit en l’état ». Le travail de l’éditeur n’est pas facile évidemment, il n’y a aucun manuscrit qui ne soit publiable en l’état, sans la médiation éditoriale… Alors notre éditeur, en bon maïeuticien socratique, se fait tour à tour sage-femme ou chef pâtissier, obstétricien ou Dr Frankenstein…

*Ne découpons pas le bébé avec l’eau du bain !

Le cas de la publication d’une thèse permet de pousser plus loin la réflexion. Souvent, les différentes parties de la thèse vont être morcelées pour être transformées en articles. On va prendre les résultats socio-sémiotiques pour les proposer à telle revue, les résultats techniques pour une autre… Si l’on suit notre fil rouge métaphorique, cela donne « Cher responsable de la revue Sociétés et ukulélés, veuillez trouver ci-joint mon article sur L’ontogenèse du Blorg d’un point de vue transatlantique, il s’agit actuellement de mes résultats obtenus lors de la deuxième partie de mon protocole d’enquête », traduisez : « Je vous envoie l’avant-droit de mon bébé, je vous enverrai bien le pied gauche qui est plus gracieux mais j’espère secrètement publier ce morceau dans une revue à comité de lecture afin de pouvoir candidater aux postes de maîtres de conférences… ». Et que dire des résumés de thèses envoyés aux revues une fois la soutenance passée ? « Veuillez trouver ci-joint la tête réduite de mon bébé / la version déshydratée de mon bébé, parce que si je devais vous l’envoyer en entier ce serait beaucoup trop lourd, même par PDF sur drop box, cordialement blablabla ».

Dans le cas d’un roman, si quelqu’un écrit une préface, est-ce un nouveau parent qui s’ajoute, un parrain ou quelqu’un vient y rajouter un troisième bras ?

Et que dire des directions d’ouvrage ? Quand un ou plusieurs auteurs se retrouvent à diriger un ouvrage de recherche, ressentent-ils ce même sentiment filial envers leur création de papier ? Se disent-ils : « C’est mon bébé ! » ou bien « C’est notre bébé ! », ou bien « Nous avons réussi à diriger la production de ce bébé ! Nous avons été des coach de parents formidables » ? En soi cela pose sur un autre registre la question de la procréation médicalement assistée…

L’autre problème de cette métaphore, c’est qu’elle devient dangereuse pour le nouveau-né… À force de retravailler et de modifier cent fois le texte, on finit parfois par le détester, il nous sort par les yeux à défaut d’autres sorties naturelles que je ne nommerai pas… Soit dit en passant, un ami professeur avait coutume de dire qu’il vomissait les citations apprises par cœur dans ses dissertations lors des écrits du CAPES et une amie journaliste m’apprit qu’un mauvais pigiste qui étaye son discours par des formules stéréotypées afin de remplir plus vite sa colonne dans le journal est appelé un pisse-ligne.  De la même façon, le langage familier puise dans des expressions telles que “Bon il me reste plus que deux jours pour pondre un texte” ou bien “Raconte-nous ton histoire, allez accouche !”. Il semblerait alors que ces productions de l’esprit ne peuvent faire l’économie d’une expression par le corps.

Je ne nie donc pas la force de cette métaphore maïeutique. Dans les deux cas, il y a un changement d’état entre une création qui est bloquée à l’intérieur (de notre tête, d’un document Word, d’un manuscrit papier) et qui va devenir publique, matérielle et tangible (un livre, un film, une pièce de théâtre mise en scène…).

Et l’émotion que l’on ressent à voir les pensées qui longtemps tournaient dans notre esprit prendre vie est incroyablement poignante et heureusement dépourvue de toute épisiotomie.

Et je persiste à supposer que les ventres qui s’arrondissent dans les laboratoires de recherche à mesure que la rédaction de la thèse avance témoignent mystérieusement du parallélisme du désir de donner vie à des êtres comme à des idées.

Mais attention au baby-blues éditorial ! Le syndrome post-partum littéraire ça existe, et c’est raconté avec un humour indéfinissable et une lucidité frappante par Vie de jeune docteure : Clic Clic Clic

Source image ici