Aujourd’hui je vous propose de décortiquer deux idées tenaces répandues par quelques professeurs de lettres qui persistent à dire que :
1. On ne peut pas lire L’écume des jours après 18 ans
2. On ne peut pas comprendre Proust avant 40 ans
/// L’écume avariée des jours
Cliché n°1 : « Lire L’écume des jours après 18 ans est une erreur : après ça devient niais et ça perd de sa fraîcheur » (Ce qui revient à comparer l’écriture de Vian à du poisson mais passons.)
Je suis d’accord avec le fond de cette assertion. Parfois on relit un roman adoré dans sa jeunesse et on trouve ça franchement mauvais car nos goûts ont évolué (c’est le cas pour Bernard Werber chez bon nombre de mes amis) ou parce que la magie n’y est plus. Pourtant j’ai des amis qui se pâment encore devant le Club des cinq, c’est leur madeleine de Proust, ça les shoote à la nostalgie. Cependant, ces moments de régression littéraire ne sont hélas pas adaptés à toutes les productions… Personnellement quand je ré-ouvre le Oui-Oui va au marché qui traîne au grenier ou que le lis Tchoupi à la plage à ma petite cousine, bien que j’ai lu ces livres durant mon enfance, c’est bien trop tard pour que j’y retrouve un soupçon de frisson diégétique !
Mais parfois la relecture apparaît comme une révélation, comme si l’auteur nous avait attendus patiemment, décennie après décennie, pour nous dire : à 15 ans tu liras ce livre parce qu’il y a un contrôle dessus la semaine prochaine, à 20 ans tu y verras surtout la fougue de ce personnage, à 30 ans tu comprendras le comportement de tel autre et à 40 ans tu te reconnaîtras toi à 20 ans. C’est beau cette promiscuité extra-littéraire avec des auteurs, et ce phénomène me touche particulièrement avec Vian, Lodge et Desproges qui sont à mon sens des écrivains à relire.
/// Longtemps je me suis couché de bonne heure…pas avant 40 ans
Cliché n°2 : « On ne peut pas comprendre Proust avant 40 ans, il faut avoir vécu des désillusions amoureuses puissantes ainsi que la perte d’êtres chers pour être sensible à sa façon de décrire les relations humaines et son rapport à la mémoire blablabla ».
Cette date de péremption à l’envers de type « à ne pas consommer avant le… » a le mérite de révéler la difficulté d’enseigner la littérature au collège. Allez expliquer à des préadolescents les sous-entendus scabreux des Liaisons dangereuses quand ils en sont encore à boire du Nesquik pour le goûter ! Allez leur faire comprendre les enjeux de la jeunesse de Rimbaud qui fuguait déjà à leur âge quand leur conscience amoureuse consiste à s’envoyer des petits mots en classe avec écrit à l’encore rose du stylo Diddle : « Est-ce que tu veux sortir avec moi ? ». Comment leur dire qu’à 15 ans Rimbaud avait lu tous les classiques et les parodiait alors qu’ils découvrent peu à peu la lecture avec les courts récits de Chair de poule et la collection Cœur Grenadine ? Dans certains cas c’est délicat de blâmer leur incompréhension totale des textes alors même qu’il leur manque des clefs de lecture autant que du recul et qu’ils n’ont pour la plupart encore rien vécu de significatif pour les appréhender.
Par contre, on peut lire Proust dès l’adolescence s’il est bien amené. Dans le cas contraire on risque de s’ennuyer comme jamais…au mieux on ne va probablement rien comprendre…au pire on sera dégoûté pour un long moment des romans de plus de 40 pages. Ce qui a hélas été le cas pour moi. Je me suis mise à lire Un amour de Swan à 17 ans…cela m’a assommé comme une conversation dans un salon des Verdurin. Je ne comprenais pas pourquoi l’on avait hissé les hésitations molles d’un Swann pleurnichard au rang de classique de la littérature. Cependant j’étais indéniablement touchée par le désespoir des personnages et j’avais conscience d’être devant un récit fort et puissant…mais sans prendre énormément de plaisir à la lecture.
Je l’ai relu 7 ans plus tard. Entre temps quelques lourdes désillusions amoureuses étant passées par là, la mélancolie avait fait son nid dans un coin de mon âme, épaulée par une sagesse heureuse ; j’avais également fait mes humanités, connu une soif inextinguible de romans fleuves et bu de la critique littéraire jusqu’à la lie ! En relisant le roman je m’exclamais « Mais oui ! Tout est dit ! » : la petite phrase de Vinteuil me semblait la clef de compréhension de l’âme humaine et cette relecture me plongeait dans une lucidité délicieuse ! Tout me semblait évident : les intermittences du cœur, la critique des Guermantes, les longs étés à la plage à Balbec et enfin le triste constat de Swann : Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre !
Je regrette que l’on ne m’ait pas motivée lors de ma première lecture en me parlant de ce que j’y trouverai de grandiose. On m’avait simplement dit « Ah beh oui c’est un classique Proust alors ça doit être bien écrit ». En somme, les grands textes demanderaient une médiation.
À ce sujet, j’ai hélas l’impression que le grand public dédaigne La recherche du temps perdu, qu’il le range négligemment dans le tiroir de la « littérature fastidieuse tendance chiante / option phrases à tiroir / spécialité longues descriptions et pas assez d’action ». Pourtant il suffit de regarder l’adaptation télévisuelle qu’en fait Nina Companeez (un exemple excellent d’adaptation ratée mais hilarante !) pour avoir en quelques minutes une vision plus badine : la débauche d’Albertine succédant aux phantasmes trash du baron de Charlus.
Beaucoup d’amies enceintes me disent également : il me tarde d’être en congé maternité pour avoir enfin le temps de lire La recherche au complet, je me sens prête, comme s’il y avait un stade à atteindre, un palier à franchir avant d’être digne d’ouvrir le récit initiatico-mystique que La Recherche représente pour pas mal de gens.
/// A lire de préférence quand on a très faim
Je propose donc l’usage d’un petit bandeau de papier sur le roman qui nous indiquerait les meilleures circonstances pour le lire !
Au lieu d’écrire des bandeaux de type : Le dernier thriller fascinant de Jean-Christophe Grangé pourquoi ne pas mentionner :
A lire avant de tomber amoureux
A lire après sa première fois
A lire après un chagrin d’amour qui fait mal (le roman regorge d’idées de vengeance truculentes)
A lire une fois puis à relire 10 ans plus tard pour comprendre tout le reste
A lire après un chagrin d’amour qui ne fait pas trop mal pour sublimer sa peine
A lire quand on a très faim sur Une gourmandise de Muriel Barbery,
A lire dans l’herbe pendant les chaudes journées d’été pour le Disque Monde de Pratchett
A lire dans les toilettes pour faire honneur aux conditions de réalisation et puis après le laisser tomber joyeusement dans les gogues pour Guillaume Musso et Marc Lévy.
/// Relire pour rafraîchir le livre
En apposant ainsi sur les livres leurs contextes de diffusion on en arrive à décrire leur sémiose (c’est-à-dire à leurs conditions de réception) et l’on démystifie un peu la lecture…qui n’est pas un acte pur et éthéré mais une pratique socialement ancrée, qui engage le corps : on lit pour et on lit contre.
En vrac : lecture dans le métro entre Berri UQAM et Jean Talon, entre Étoile et Place d’Italie, entre Esquirol et Matabiau, lecture dangereuse en marchant dans la rue pour finir les dernières pages du polar qui nous colle aux mains comme de la glu, lecture dans un hamac pour s’endormir sur son livre, lecture tard le soir dans le lit alors qu’il y a école demain, lecture de Causette quand les autres filles lisent Glamour, lecture sur liseuse sans odeur de papier, lecture punition quand on doit finir l’Assommoir et faire (horreur !) une fiche de lecture pour l’école, lecture à voix haute de La Place d’Annie Ernaux à mes amies qui s’endorment au soleil sur la plage, lecture honteuse d’un collection Harlequin ‑ Mais non c’est pour rire je ne lis pas ça au premier degré hein ‑, lecture du Canard Enchaîné dans un bistro rempli de Figaro et de La Croix, lecture en cachette du dernier Nothomb alors que quand même lire ça en prépa littéraire ce n’est pas un peu honteux ? lecture du blog de Chevillard alors que le prof de français veut qu’on finisse un Balzac, lecture des Inrocks dans la salle d’attente pleine de Paris Match fossilisés depuis 1982, lecture trophée pour montrer à tout le monde qu’on est arrivé à bout de Belle du seigneur : qu’on n’a pas trimbalé ces 3 kg de livres en vain dans un sac à main trop petit pour le contenir, qu’on en a bavé en lisant les 300 premières pages avant de trouver ça intéressant, qu’on a pleuré intérieurement arrivé à la fin et qu’on mettra probablement beaucoup de temps à s’en remettre… lectures n’importe où, à n’importe quel âge mais surtout relectures… par plaisir si possible, c’est toujours mieux…c’est en les relisant que les livres périment moins vite.
(Que la très Sainte Juliette-cinéphile soit remerciée pour m’avoir suggéré cet article !)
J’adore l’idée d’une étiquette sur les livres, comme celles qui nous expliquent avec quel plat servir ce vin !
Plus sérieusement, je me souviens de la première lecture des Mots, de Sartre, au lycée, où je n’avais strictement rien saisi de son ironie mordante et de son auto-dérision ! Quel plaisir de retrouver ce roman à la far, quelques années plus tard, en lectrice infiniment plus aguerrie et d’avoir l’impression, enfin, d’y voir clair.
Quant à la Recherche, avant de la savourer pleinement, j’ai dû :
– faire une première lecture de “Combray” au lycée. Je trouvais ça fabuleux mais lorsque j’ai voulu m’attaquer à la “suite”, elle m’est tombée des mains !
– nouvelle tentative l’année suivante, en terminale, juste après le bac… caramba, encore raté !
– et puis, et puis… il a fallu attendre la 3e année de prépa pour refaire un essai, sous le chaperonnage de la prof de littérature, qui nous a fait étudier quelques textes “clefs” (d’ailleurs, qu’est-ce qui détermine les passages clefs d’un roman, ceux qui vont peupler les manuels et les anthologies, ça c’est une bonne question ???)
– pour que je puisse enfin dévorer Proust pendant les deux mois de vacances avant le Master, et consacrer à trois volumes de la Recherche deux ans de ma vie d’étudiante et autant de mémoire !!!
BREF : ne jamais désespérer, si vous n’allez pas à la Recherche, la Recherche viendra à vous !
Rrraaaahhh et je n’avais même pas vu la petite dédicace à la fin, shame on me !!!! Pour la peine je te fais un poutou interbloguesque !
J’aime beaucoup l’anecdote sur les Mots…lire un livre et comprendre 4 ans plus tard que c’était de l’ironie (et que nos capacité d’entendement ont fait un bond !) c’est assez marrant. A 17 ans j’ai lu les Faux Monnayeurs et je suis passée à côté de toutes les références homosexuelles…et puis il a fallu que j’aie l’air bien con durant une colle de français pour que je relise l’ouvrage avec une acuité nouvelle et un plaisir encore plus grand !
Et lis le commentaire que j’ai fait à Camille…on va lui envoyer la Recherche par Chronopost ! 🙂
J’ai bien ri sur la mention à porter sur les ouvrages des sieurs Musso et Lévy! Relire pour s’approprier un livre, on le fait tous sans le savoir en relisant 1000 fois “Oui oui va à la plage”! Pour ce qui est de Proust, je continue à le classer comme tu le dis si bien dans « littérature fastidieuse tendance chiante / option phrases à tiroir / spécialité longues descriptions et pas assez d’action »… Je pense qu’il y restera pour toute ma vie. Par contre, l’idée des conseils “à lire après une déception amoureuse” ou “à lire quand on a envie d’étrangler ses parents” ou “à lire quand on a envie de se sentir totalement pitoyable” me semble une idée géniale pour bousculer les gens de leurs habitudes de regards sur les livres et de les amener à en ouvrir d’autres!
Hahaha, je plussoie le “A lire quand on a envie de se sentir totalement pitoyable”, et celui sur les parents aussi !
Mais je ne désespère pas, Juliette et moi on te mettra un jour sur les rails de Proust…dussions-nous en faire une adaptation manga ! Nan je te niaise, en vrai on peut vivre très heureux sans avoir lu Proust et tu sais autant que moi que je crois à fond au fait que l’acharnement culpabilisant sur les non lecteurs de romans fleuves est la meilleure manière de les dégoûter (oui oui tu auras reconnu l’allusion aux lois du lecteur de Pennac-le-meilleur-ami-des-documentalistes-et-des-profs-de-français). Après faudrait que j’arrête de pourrir les lecteurs de Marc Levy car c’est pas génial de stigmatiser les gens à propos de leurs lectures quand on veut travailler à la valorisation de cette pratique…et pis après ils se sentent symboliquement méprisés blablabla…c’est en cours mais c’est dur…
Non, il n’y a vraiment pas à désespérer, Camille, tu viendras à Proust, ou Proust viendra à toi (ça fait assez secte comme discours là, non ?)
Bref, la Recherche a déjà commencé à être adaptée en BD, la représentation des lieux et des “effets” type Madeleine, rêves et autres, étant assez réussie, celle des personnages… un peu moins. De plus, nos amis japonais sont de grands fans de Proust (une bonne partie des publications actuelles sur Proust sont de leur cru, si si, c’est l’ancienne universitaire vingtièmiste qui vous le dit)… il y a donc des chances pour qu’un jour, la Recherche devienne un manga… n’est-ce pas déjà le cas du Rouge et le Noir ?
Alors oui, Camille, un jour tu liras Proust !
Très bel article, très intéressant. Relire un livre des années après la première ou la deuxième lecture, nous permet de mieux saisir ce qui nous a échappé, c’est certain. Mais cela nous permet également de comprendre pourquoi nous n’avons pas compris la première fois : une chose que nous n’avons pas vécue, une personne que nous n’avons pas connue ou perdue… Après avoir lu Lolita de Nabokov, une collègue m’expliquait que son professeur de philo lui avait dit qu’on ne pouvait lire ce livre avant un certain âge, avant d’avoir une vie amoureuse (et surtout sexuelle) saine. Ma première lecture de Lolita date de fin 2011 et depuis, je n’ai qu’une hâte, le relire. Pourquoi ? Pour voir si ce roman rentre dans la catégorie des romans que l’on perçoit différemment selon notre âge ou notre expérience. Peut-être que ma perception sera la même. J’ai hâte de le savoir…
Tout à fait d’accord ! Eh oui, les relectures sont de bons mètres étalons des changements de notre vie…de bons miroirs aussi…! C’est Stendhal qui disait je crois “Le roman c’est un miroir que l’on tient le long du chemin”…la littérature comme route d’accès à soi, j’ai essayé d’en parler là aussi : https://theseantithesefoutaises.wordpress.com/2013/03/18/quand-lire-cest-faire-leger-inventaire-de-ces-livres-qui-nous-transforment/
Amusant, merci pour cet article !
Merci !
Je viens de regarder ton blog et je me pose une question…on n’était pas en préparation du Capes doc ensemble il y a deux ans à Paris ?? 🙂