Ode à l’appareil photo jetable et à quelques autres brouillons émouvants

26 Jun

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Un grand merci à la talentueuse Stéphanie Boulnois pour l’illustration.

Ce qui me chagrine avec l’appareil photo numérique c’est qu’on ne garde plus aucune trace des photos ratées, des portraits flous, de certains clichés mal cadrés au charme fou, tout empreints de l’émotion du moment.
En une seconde sur l’ordinateur, on efface pour toujours les vestiges de nos échecs photographiques, ne conservant que les réussites. On perd ainsi la surprise du développement des photos argentiques, la terrible attente pendant laquelle on imagine chacun des clichés pris pendant ce voyage en Andalousie. Durant le temps du développement photographique, on n’a de cesse de se demander comment nos aventures seront traduites en format 15x10cm. Enfin, devant le comptoir du photographe, on n’en peut plus d’attendre alors on ouvre fébrilement le boîtier et l’on se délecte de la surprise : laquelle des photos nous déçoit, laquelle nous ravit ? Qu’elles soient sublimes ou sans intérêt, on est obligé de les conserver. On garde avec nous les brouillons de nos créations, les étapes qui ont fait de nous chaque jour un photographe un peu moins mauvais. Les retrouver au fond d’un placard nous fait sourire.
Certaines, trop floues, étaient affublées d’un petit autocollant noir « non facturé », déposé par le photographe d’un ton de reproche mêlé de magnanimité. Aujourd’hui, qui irait faire développer les preuves de sa banalité photographique quand une seconde après avoir pris un cliché on peut en juger l’insignifiance puis le supprimer ?

Ressortons aussi nos brouillons du bac : des feuilles roses layette couvertes de gribouillis, de dessins, de citations remâchées : à droite une problématique soigneusement recopiée, à gauche une phrase d’accroche pour l’introduction, un élan d’inspiration cette accroche, le crayon a presque troué le papier !

Certains brouillons dégagent une beauté nostalgique et il serait bien dommage de ne pas s’arrêter devant quelques secondes.
Que seraient les romans de Proust sans ses paperolles, myriades chaotiques de petits papiers collés à ses manuscrits au fur et à mesure que le récit se tisse et se déploie ? Ratures, flèches et commentaires tassés dans la marge témoignent autant du caractère méticuleux de l’écrivain que de l’électivité de la littérature où l’auteur sans cesse est confronté au dilemme d’un mot plutôt qu’un autre.

Aujourd’hui, à une heure où les contours se doivent d’être précis, le filtre instagram bien placé, et le dessin vectoriel, le désordre du brouillon fait pâle figure. Le traitement de texte en ne conservant que le stade final de la création, nous fait oublier les égarements où parfois l’inspiration se déploie. Serait-ce précisément ces imperfections qui font le charme et l’intérêt de ce dont nous contemplons la beauté ? Même si l’art numérique conserve les différentes étapes de la création dans des systèmes documentaires, certaines technologies tendent à masquer le fait que les grands artistes ont commencé par tâtonner.

Prenons l’exemple que nous donne le théâtre. Si l’on y pense, le spectacle que nous pensons achevé n’est qu’une répétition générale de plus. En y réfléchissant, le metteur en scène aurait pu choisir de ne le présenter que vingt répétitions plus tard (ou plus tôt !). Mais alors, quel est le critère définissant le degré d’aboutissement d’une création ? Comment tracer une limite ? Dans ce cas, si l’œuvre d’art n’est qu’un processus interrompu, pourquoi ne pas créer à l’instar du salon des Refusés imaginés par Chintreuil un musée du Brouillon où esquisses et croquis se disputeraient la vedette ? À la dernière salle, après s’être imprégné de la démarche créatrice de l’auteur, on verrait enfin les tableaux définitifs (c’est d’ailleurs la façon dont est exposé Guernica au musée Reina Sofia, précédé par ses esquisses !).

Si l’œuvre d’art n’est pas un tout figé mais s’inscrit dans un temps de vie, nier ce temps revient à nier le travail de l’auteur. Si science sans conscience n’est que ruine de l’âme, texte sans contexte n’est que ruine de l’art…et de son commentaire. Prenons Hamlet Machine, la dernière pièce d’Heiner Müller. Longue de neuf feuillets, elle est l’essence condensée d’une centaine de pages. Lire cette pièce sans chercher dans les sous-entendus à reconstituer dans son imaginaire l’époque historique qui la transcende revient à lire du vide…et accessoirement à ne rien comprendre…et à s’ennuyer sans commune mesure…

De même qu’on tend à omettre le processus créatif, on n’étudie pas assez les romans ratés, les inventeurs dans l’ombre. On ne se penche pas assez à mon sens sur les insuccès des auteurs. Personne aujourd’hui, à part quelques spécialistes, ne lit plus les pièces de théâtre de Voltaire ni de Diderot, car on a jugé leur contenu inférieur à celui de leurs essais philosophiques. C’est ce qu’explique Jauss dans son Esthétique de la réception. Pourtant, au même titre que le brouillon, le roman raté d’un auteur célèbre posséderait peut-être un charme indéfinissable, probablement dû à son insuccès.

Un sublime ratage aurait-il mille fois plus d’intérêt qu’une fade réussite ?
L’erreur, malgré la désapprobation qui la déshonore est pourtant bien plus riche en expériences que la réussite et sur le sujet je ne m’étends pas plus au risque de digresser des kilomètres à propos de la sérendipité (qui si l’on y pense, n’est autre chose qu’une heure de procrastination qui a bien tourné…). Pourquoi alors ne trouve-t-on pas dans les livres d’histoire plus d’écueils célèbres ? Pourquoi ne lit-on pas les romans que les spécialistes d’aujourd’hui mésestiment, l’histoire des vaincus, l’histoire du quotidien, du pas fini, du sans intérêt, du maladroit, du à peu près, de l’infraordinaire au sens de Perec ?

C’est pourtant si exotique d’ouvrir des romans dénigrés. En se procurant une pièce de théâtre de Voltaire, on a l’impression délicieuse d’échapper aux serres griffues des normes académiques… Je m’étonne d’ailleurs que les hipsters n’aient pas déjà lancé la mode.

En sortant les brouillons, les ratés et les oubliés des placards et en les lisant, on leur découvre un autre visage : ils sont les premiers soubresauts de l’inspiration à l’œuvre, source et éclosion d’un monde singulier encore inimaginé.

Illustration : Stéphanie BoulnoisFilez immédiatement sur son site ou elle fait de très belles choses, des illustrations joyeuses et sobres, douces et percutantes, de quoi épuiser mes stocks d’oxymores !

 

3 Responses to “Ode à l’appareil photo jetable et à quelques autres brouillons émouvants”

  1. Camilleuh June 27, 2013 at 7:42 pm #

    Mais on les lit ces livres ratés, ces brouillons d’auteurs célèbres! C’est juste qu’on est 50 ans trop tôt dans l’histoire du jugement humain pour savoir qu’ils seront plus tard célèbres et certains de leurs livres, des échecs! Regarde dans ta bibli, je suis sûre qu’ils sont là, cachés! Moi, j’en devine quelques uns ^^ C’est un jeu, nous sommes juges! Et en tant qu’ancienne d’IUT bib-méd, j’ai une réponse toute prête sur “pourquoi ne lis-t-on pas les sublimes ratages” : tout simplement parce que les seuls potentiellement intéressés pour les éditer sont des indépendants, et qu’à part en sachant où les chercher; ils sont difficiles à trouver. Et puis tu imagines la pub? Un peu comme l’idée de Juliette pour les petits mots dans les romans du CDI : “l’oeuvre la plus ratée de Victor Hugo, filez lire plutôt Les Misérables”. Je suis d’accord que c’est injuste! File chez ton petit libraire de quartier et demande lui “je veux un livre raté!”; je suis sûre que ça sera intéressant ^^ Espèce d’artiste, va!

    • Foutaises June 27, 2013 at 10:27 pm #

      Haha !
      Mais je suis sûre que sur un livre, un bandeau du genre “L’oeuvre la plus ratée de Victor Hugo” c’est très vendeur ! Mais ça marche qu’avec les célèbres !

  2. Le Krop October 30, 2014 at 12:12 pm #

    Faux. En tout cas pour moi. On peut avoir tant de nostalgie du doute que les photos “ratées”, même numériques, on les garde. Et même, même, en les regardant d’un peu plus près, tel le photographe de “Blow up” sur son coin de pelouse révélé, découvrir un petit quelque chose qui transforme tout. Et les photos floues, traitées à l’ancienne, peuvent révéler un autre monde. Ou être belles, floues.
    Je découvre ce blog et il me plaît, parce qu’il est intelligent et cultivé. Et parce qu’il parle. Mais il parle trop, et manque d’images. Oui, je parle comme une enfant. Peut-être parce que j’aime la photo. Peut-être parce que si j’aime les mots, j’aime plutôt les textes serrés, voire elliptiques. Tiens, les textes écrits sur ordi, eux, ils perdent leur passé de brouillon et de variantes. Voilà, juste en passant, les impressions fugitives qui me traversent. Je reviendrai. Bonne journée.

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