Archive | July, 2013

Mode d’emploi du livre ou comment en gribouiller les marges en toute impunité ?

14 Jul

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*** Les livres d’étagères et les livres de sacs à main

Il y a deux types de livres.
Les livres sédentaires et les livres nomades, autrement dit les livres d’étagères et les livres de sacs à main. Les premiers sont doux, épais et rassurants, ils dorment paisiblement dans nos bibliothèques quand les seconds sont des aventuriers jamais rangés à la même place, toujours prêtés, annotés, leur couverture porte les stigmates irrémédiables des péripéties dans lesquelles on les a traînés. Ils ont subi les attaques du l’eau de mer, du sable, des empreintes grasses de la crème solaire et des mains baveuses du petit neveu. Finalement avec eux on est quitte. Ils nous ont emportés dans leur univers et nous les baladons allègrement dans le nôtre !

Ils semblent un peu tristes pourtant de n’avoir pas de place assignée dans la maison. Généralement les livres nomades migrent de la table de nuit déjà jonchée de romans au sac à main puis vers la table du petit déjeuner. Souvent ce sont des livres qui nous ont fortement marqués, que l’on veut avoir près de nous pour pouvoir à tout moment retrouver ce passage si truculent ou bien se promettre de le prêter à un ami. Ils traînent souvent sur la table basse du salon, leur présence silencieuse nous rassure, comme un vieil ami qui passerait à l’improviste.

Par contre, si ce sont des livres empruntés à la bibliothèque, le cas est tout autre. Leur temps est compté, ils ont un statut intrinsèquement trop temporaire pour que l’on daigne leur accorder une place de titulaire dans notre bibliothèque. Ils migrent alors de table de nuit en sac à main, malheureux vagabonds qui ne connaîtront jamais le repos du sédentaire.

Ces derniers d’ailleurs n’auront pas la même existence que leurs homologues patachons. Le livré sédentaire a besoin de se reposer. On n’amène pas les œuvres complètes de Du Bellay ou L’histoires des bibliothèques françaises en trois tomes à la plage. Ils me font l’impression de gros bourgeois bedonnants et ronflants dans la bibliothèque : c’est le dernier Jean d’Ormesson offert par mamie à Noël dernier et que l’on ne lira jamais, c’est L’initiation à l’ancien français achetée au début de la licence de lettres et qu’on n’ose pas revendre parce que quand même il est tout chargé d’institution, il nous rappelle des souvenirs de partiels et surtout les fêtes qui suivirent ; c’est ce vieil Annabac philo qui fait affleurer à notre mémoire le jour où l’on a découvert et aimé le Nietzsche d’Ainsi parlait Zarathoustra, c’est cet exemplaire collection Belin Repère de Cyrano de Bergerac qui pourrait être revendu à Gibert Joseph car on en a désormais une édition bien plus belle, débarrassée des questions didactiques niveau quatrième disséminée entre chaque acte pour mieux en scolariser la lecture (« Cherche le champ lexical de l’emphase dans la scène 3 de l’acte II »), mais cet objet pédagogique nous rappelle notre première lecture du chef d’œuvre. On ne refilera pas non plus le Werber qui traîne au fond de la bibliothèque. Il est indéniablement mauvais mais il a été offert par un amour de jeunesse, il est encore un peu nimbé de sacré.

Et voilà ce que sont les livres sédentaires : une collection de souvenirs, les grandes étapes d’une vie matérialisées dans des objets symboliques. On ne les lira pas, mais on ne les jettera pas pour autant. Seuls les déménagements écrèment les plus faibles dans une négociation douloureuse entre le poids physique et la masse de souvenirs. C’est pourquoi le livre sédentaire craint par-dessus tout le déménagement car il n’ignore pas que son propriétaire jugera inexorablement du ratio poids/intérêt dans ma bibliothèque pour décider de la nécessité de sa présence dans le nouvel appartement. Et en effet, si les éditions Pléiades sont tranquilles (leur coût les mettant à l’écart d’un ostracisme fatal), face à l’Introduction à la morphosyntaxe en diachronie ou à Principes de thermodynamique-Première année, on hésite davantage. Pour ceux qui seront donnés ou vendus, se sera le début d’une vie nouvelle, une occasion pour eux de rebattre les cartes du destin vers un nouveau lecteur qui selon ses aspirations les rangera chez les nomades ou les sédentaires.

Fort heureusement, ces deux statuts ne sont pas gravés dans le marbre et un livre nomade ayant longtemps accompagné son lecteur rencontre parfois un repos bien mérité parmi les sédentaires sur étagère. A l’inverse un sédentaire est parfois élu pour une folle virée en sac à dos, mais pas tous !

Belle du Seigneur, par son poids, est moins propice au nomadisme que les petits Folios dévorés sur la plage. Et pourtant, j’ai bien essayé d’amener Ariane et Solal avec moi dans le métro. Ce fut délicieux…mais lourd ! Je leur préfère mille fois Et on tuera tous les affreux de Boris Vian aussi léger que furtif ou bien un recueil de nouvelles de Le Clézio, se glissant avec sensualité dans le sac à main. Il y aurait donc un comportement, un ethos qui conviendrait à chaque type de livre.

Ces considérations m’amènent à l’élaboration d’un Mode d’emploi du livre.

***Comment utilise-t-on un livre ?

C’est une chose certaine, on ne s’intéresse pas assez aux utilités du livre autre que pour la lecture.
Pourtant, j’ai connu une amie qui achetait chaque année un exemplaire des Fleurs du mal de Baudelaire et l’utilisait comme agenda. Dans les marges, en tout temps, elle notait ces rendez-vous importants et était sûre de pouvoir croiser au moins une fois par jour, par bribes de textes, sursauts de prose… Certains étaient offusqués, je trouvais ça tendre et beau, une promesse faite à un auteur qu’on le lira encore et encore.

J’ai connu un individu qui m’a avoué avoir acheté tout Platon pour avoir l’air intelligent dans le métro quand il croisait cette charmante jeune fille qui se rendait à la fac de philo. J’ai connu des gens qui calaient des portes avec la Critique de la raison pure
Et pour ceux qui voudraient un argument ad hominem pour avoir le droit de gribouillez les marges, je me souviens d’avoir lu chez le dramaturge russe Meyerhold cette phrase qui disait à peu près : « Un livre dont les marges sont remplies de notes a 1000 fois plus de valeur qu’un livre vide ! Noircissez les marges, soyez sans pitié ! ».

***Comment range-t-on un livre ?

Malgré la séparation entre nomades et sédentaires, je prends soin de ranger les livres avec discernement : je ne place pas Rousseau près de Voltaire, Marx à côté d’Adam Smith ni Boris Vian près de Marc Levy (à ceci près que ma bibliothèque est dépourvue de cette scorie) ou de la collection Harlequin. J’ai placé côte à côte Sartre et son Castor, Montaigne et La Boétie, Du Bellay et Ronsard. Je n’ai pas non plus séparé les oulipiens des pataphysiciens. J’ai réconcilié les amours en méconnus en plaçant Voltaire près de son amante Emilie du Châtelet (éminente physicienne injustement foutue en-dehors des programmes scolaires…), tout en prenant quelques risques : en posant Einstein près de Schrödinger, j’ai l’espoir secret qu’un matin les marges de l’un soit recouvertes des équations de l’autre, réconciliant ainsi relativité et quantique.

***Comment classe-t-on un livre ?

Il y a peu de temps je me suis dit que l’éternel classement thématico-alphabétique de la religion Dewey occido-centrée mériterait bien un peu de folie et j’ai imaginé pour une bibliothèque quelques critères de classement :

  • Livre avec sur la quatrième de couverture une photo très moche de l’auteur
  • Livre offert par un ami et que l’on n’a pas apprécié
  • Livre que l’on n’a jamais réussi à finir
  • Livre dont on dit qu’on a pour projet de le lire bientôt mais dont on sait secrètement qu’on ne le lira jamais
  • Livre qu’on ne veut pas lire car tout le monde en parle
  • Livre acheté parce qu’on aimait bien la photo sur la première de couverture

Le plus frappant dans cette tentative de classement, c’est qu’en musardant sur le site de l’OuLiPo (mon lieu de perdition procrastinatoire quotidien) je me suis aperçue qu’une de leur membre, Anne F. Garréta avait déjà mis en place des critères incroyablement inventifs et déclassés dont je cite ici quelques extraits pris au hasard. L’auteure différencie notamment les livres casaniers des livres nomades, ce qui prouve qu’il y a peut-être une noosphère où nous allons tous puiser des taxinomies…

Documentalistes, arrêtez tout, lâchez la CDU, lisez-moi ça vous allez frémir :

  • « livres où l’on se souvient avoir rencontré au moins une fois le mot ‘livre’ ;
  • livres dont on n’a pas souvenir qu’ils aient pu contenir le mot ‘livre’.
  • livres écrits sans ‘e’ ;
  • livres qui n’offrent, heureusement, pas la moindre ligne de dialogue ;
  • livres qui s’épargnent les descriptions en focalisation interne ;
  • livres qui abusent de la description en focalisation interne ;
  • livres écrits sans verbes ;
  • livres que Rodolphe aurait pu offrir à Emma, s’il avait été Valmont et non Rodolphe ;
  • livres qui, à force d’en causer ou d’en entendre parler, sortent par les yeux ;
  • livres qu’on ne peut lire qu’affligé d’un rhume ;
  • livres écrits dans une langue alors qu’évidemment ils ont été pensés dans une autre ;
  • livres prétendument écrits en français et qu’on croirait pourtant traduits d’une langue étrangère (probablement pas même indo-européenne) par une machine de traduction automatique ;
  • livres apparemment écrits sous le coup d’une indigestion de métaphysique allemande ;
  • livres dont on ne sait s’ils ont été écrits (prétendument en français) par une machine de traduction automatique ou sous le coup d’une indigestion de métaphysique allemande par une machine de philosophie automatique.
  • livres qui contiennent au moins une phrase qui ferait pleurer si l’on se risquait à la lire à haute-voix ;
  • livres dont au moins un personnage vous a inspiré un jour, au détour d’une ligne, ne serait-ce qu’un soupçon de désir ;
  • livres si mal écrits qu’ils en deviennent fascinants.

Autre partition :

  • livres casaniers
  • livres nomades.

Parmi ces derniers, on pourra distinguer :

  • livres qui ont traversé au moins une fois un océan ;
  • livres qui présentent un penchant certain à migrer, à la première opportunité, sous les lits ;
  • livres qu’on a emportés plusieurs fois à la campagne sans autres conséquences que de leur faire prendre l’air.
  • livres entre les pages desquelles on a placé pour les faire sécher et les conserver, des feuilles, des fleurs ou des graminées, cueillies à l’occasion de certaines promenades ;
  • livres contenant au moins une phrase que l’on sait par cœur ;
  • livres qui n’ont pas laissé le moindre souvenir ;
  • livres qu’on se souvient avoir lu sur un sofa de couleur claire dans une chambre d’une ville étrangère ;
  • livre qu’on se souvient avoir lu dans un arbre, le jour justement où la branche a cassé, mais sans parvenir à se rappeler de quoi il parlait.
  • livres offerts par quelque’un que l’on aime, aimait, a aimé ;
  • livres dont on aurait aimer parler avec quelqu’un qu’on a aimé ;
  • livres dont on imagine qu’ils pourraient ou auraient pu plaire à quelqu’un qu’on aime ou qu’on a aimé ;
  • livres qu’on aimerait ou aurait aimé lire au lit avec quelqu’un que l’on aime ou a aimé sans jamais le lui avoir dit ;
  • livres sans lien d’aucune sorte avec l’amour de quiconque (mais ceux-là, qui s’en souvient ?). »

Oui d’ailleurs, les livres sans amour, qui s’en souvient ?

Peut-on chanter sa thèse ?

3 Jul

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Puisque maintenant il est scientifiquement prouvé que l’on peut danser sa thèse ou bien faire sa soutenance en 180 secondes, reste à savoir si un talentueux chanteur ambitionne de réaliser une comédie musicale sur le thème ô combien mélodramatique du doctorat.

Qu’en est-il à ce jour de la production chansonnière étudio-corporatiste ? Y aurait-il une hymne des doctorants qui traîne sur Youtube ?

Oui, c’est la chanson : Tu dois finir ta thèse (Minotaure) de Simon Berjeaut, qui est drôle, fine, poétique lucide, bref je n’avais aucune chance de faire quelque chose de plus brillant…

Alors j’ai eu l’idée d’une hymne du thésard beaucoup plus cheap, plus terre à terre, davantage appropriée aux soirées de désespoir alcoolisé ou le thésard se rend compte que le samedi soir à 23h il est toujours en train de peaufiner le petit 3 du chapitre II de la troisième partie de l’introduction aux concepts fondamentaux de la malacologie et que c’est pour ça qu’il a décliné une invitation à une soirée tapas. Mais elle peut également convenir aux fins de journées doctorales au moment où quelqu’un sort son ukulélé !

Cette hymne sera une véritable plaidoirie pour le doctorant dont le statut est parfois proche de celui de l’artiste (« C’est quand que tu fais un vrai métier ? ») d’où le choix de la chanson à parodier, une mise à nu poignante des splendeurs et misères des aventures doctorales sans cesse ballottées entre joie épistémique et désespoir rédactionnel…et accessoirement une mauvaise reprise de Balavoine truffée de calembours douteux.
Sur l’air du Chanteur, il faut brailler très fort et si possible avoir une bière à la main, sinon c’est passablement moins drôle.

Je me présente
Je m’appelle Thérèse
Je voudrais bien réussir ma thèse
Être publiée
Être prof avoir des enseignements
Puis surtout un labo décent
Mais pour tout ça il faudrait que j’ai des financements

Je suis thésard
Je cherche sur mon terrain
Je gagnerai pas de thunes mais je fais des trucs que j’aime bien
Je veux écrire une thèse en moins de dix ans
Un style fort dense et percutant
Pour faire danser dans les pots de thèse des doctorants

Et partout à la BU je veux qu’on parle de moi
Que l’AERES soit nu
Qu’il se jette sur moi
Qu’il m’admire qu’il me tue !
Qu’il s’arrache mon CNU
Pour les anciens de l’école doctorale
Devenir capitale
Je veux qu’à chaque débat ils jalousent mes résultats
Que partout je sois citée
Et un jour qualifiée

Puis après quand j’aurais mon doctorat
Mon public se prosternera devant moi
Des colloques de cent mille personnes
Où même la Sorbonne s’étonne
Et se lève pour prolonger les débats

Et partout à la BU je veux qu’on parle de moi
Que l’AERES soit nu
Qu’il se jette sur moi
Qu’il m’admire qu’il me tue !
Qu’il s’arrache mon CNU
Puis quand j’en aurais assez de rester leur idole
Je quitterai le CNRS comme dans les années folles
Je ferai de la recherche-action
Et de la recherche création
Et puis l’année d’après je recommencerai
Et puis l’année d’après je recommencerai
Je me prostituerai
Je bosserai dans le privé

Les nouveaux de l’école doctorale diront que je suis PDG
Que j’ai plus d’impact factor
Que je ferais bien d’arrêter
Brûleront mes articles
Me chasseront de la fonction publique
Alors je serai en post-doc et je pourrai crever
Je me chercherai un poste d’Ater pour pouvoir être payé
Je veux finir docteur
Pour pouvoir me vanter
Je veux mourir docteur
Pour avoir un chapeau carré

Pardon, Daniel, pardon…
***Pour les intéressés j’organise également des séminaires pour apprendre à fabriquer des petits chapeaux de docteur (le vrai nom c’est graduation hat ou mortier, je le précise car cette question a longtemps hanté mes nuits) avec des bouts de carton, de la colle, des ciseaux et des trucs géniaux trop vite oubliés qui sont les compétences acquises en maternelle pour arriver à coller le scotch droit.
Vous verrez, les travaux manuels c’est splendide, ça permet de se rendre compte que notre cerveau sait faire autre chose que lire Foucault !
Effet cathartique garanti ! ***

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