Professeurs de lettres, nous devrions peut-être nous poser la question suivante : l’excès d’études littéraires rend-il fou ?
David Lodge, l’hilarant fondateur selon Umberto Eco du « picaresque universitaire » a de quoi nous éclairer sur la question, et ce qu’il dit est loin d’être rassurant !
Dans son roman Changements de décor, il se moque abondamment de Morris Zapp, un professeur de littérature anglaise qui a décidé d’analyser Jane Eyre sous toutes les coutures disciplinaires : analyse linguistique, psychanalytique, marxiste, déconstructionniste, structuraliste, postructuraliste, moderne et même, postmoderne… Amoureux des paradigmes, il souhaite pouvoir avoir tout dit sur l’œuvre de sorte qui si un jour un chercheur se mette en tête de commenter Jane Eyre ce soit peine perdue, tout aura été dit, car il aura auparavant épuisé le roman !
Qu’est-ce que la littérature alors pour Morris Zapp ? Une mine de sèmes jetée en pâture à des critiques avides d’interprétation novatrice, une mode chassant l’autre ? Quid de la sensation, de l’émotion devant l’œuvre, et dans la formation universitaire, quid des ateliers menant à toucher du doigt le plaisir de la démarche créatrice ?
Cette anecdote de David Lodge me permettrait, si je me laissais aller à l’amertume, de me répandre en critiques adressées aux études de lettres modernes.
D’ailleurs, qu’avons-nous fait exactement durant toutes ces années d’études de lettres ?
Nous avons analysé littéralement et dans tous les sens le texte et le paratexte, de l’incipit à l’épilogue. Nous avons planché sur les mille théories de la narratologie, de la sémiologie, de la sémiotique, et du schéma quinaire. Nous avons fait des exposés sur la morphosyntaxe en diachronie et sur les procédés emphatiques. Nous avons fait des fiches sur les modalisateurs d’énoncés. Nous avons lu et relu Barthes, récité Genette, radoté Jakobson, nous nous sommes perdus chez Jauss en bons khâgneux dociles. Nous avons fini par devenir des machines à analyser, à aiguiser un œil strictement paralittéraire. Un peu comme David Lodge dans Jeu de société, qui caricature le milieu universitaire, nous avons surtout appris à « parler sur », à nous demander : « que disait X à propos de l’article de Y sur le livre de P sur Q ? ».
Mais avons-nous eu des espaces pour expérimenter ce qu’intimement la littérature représentait pour nous ?
Si les autres filières d’arts et lettres comme le cinéma ou les études théâtrales combinent des cours d’analyse ET des cours de création, afin de faire ressentir le lien ténu entre l’avènement d’une œuvre et son exégèse, que fait-on des étudiants en lettres modernes ?
Nous en faisons des machines à gloser, les rédactions narratives et autres écrits d’invention qui jalonnent les cours de français de l’école primaire au lycée et qui réjouissent les graphomanes et les raconteurs en herbe s’étant manifestement arrêtés aux portes de l’université.
Je suis allée à la fac de lettres car j’aimais principalement lire et écrire. Pour bon nombre d’entre nous, ce lieu s’est malheureusement avéré être un ratatineur de créativité passablement dévolu au commentaire. Je ne suis pas sans savoir que dans bon nombre d’autres universités les programmes proposent des enseignements annexes tels que des ateliers d’écriture, cependant tout cela parait très secondaire et présenté comme bassement récréatif.
Pourtant, dans de nombreux pays, notamment anglo-saxons, les diplômes de création littéraire existent. Cette formation mène également aux métiers de journaliste, rédacteur web ou chargé de communication, preuve que l’on peut tout à fait combiner création et analyse critique sur la création dans une formation professionnalisante.
S’il y a des conservatoires pour les comédiens et les musiciens, s’il y a des écoles des Beaux-Arts, pourquoi n’y a-t-il pas d’école d’écrivains ?
Passée la réponse pragmatique (très peu vivent de leur art) cette réticence de la France à proposer une formation universitaire de création littéraire semble venir du sacro-saint présupposé classique que l’écrivain peine dans son coin en attendant l’inspiration. Il serait absurde de faire une école dédiée à cet enseignement, une telle école ramènerait l’image mythologique de l’inspiration à un grossier speed-dating avec les muses !
Souvent, quand je passe dans la vitrine d’une librairie je me demande, tous ses écrivains, ils écrivent tout seul ? Et je les plains un peu de n’avoir eu des amis d’école à remercier dans leurs épigraphes.
Cette vision sacrée de l’inspiration a néanmoins tendance à s’effriter. Depuis quelque temps, trois universités françaises (Le Havre, Toulouse et Paris 8) offrent des formations de création littéraire et sur le web, de plus en plus d’initiatives comme l’ingénieux projet Drafquest proposent des cours en ligne d’aide à l’écriture créative.
Quand j’en ai pris connaissance, c’était trop tard, j’avais déjà été asséchée par des années de commentaire littéraire et je n’arrivais qu’à grand peine à m’extirper du carcan triadique de la dissertation.
Mon imagination semblait rabougrie, rouillée, courbaturée de s’être pelotonnée dans des problématiques stylistiques prosaïquement scolaires et quand j’étais fortement émue à la lecture d’un roman je ne pouvais m’empêcher d’en disséquer la syntaxe au lieu de me laisser porter par ce ressenti.
J’ai profondément aimé mes études de lettres grâce auxquelles je me suis ouverte au monde, mais parfois je donnerai beaucoup pour oublier tout ce que j’y ai appris, et le temps de quelques secondes, lire avec un œil neuf.
Et puis, j’ai rencontré Adèle.
Adèle était une véritable terroriste des études littéraires.
Quand je l’ai rencontrée elle était chargée de TD à l’université de T***. Membre des brigades créatives, elle glissait dans les sujets de partiel des questions pièges, y écrivait : « S’il vous reste 10 minutes à la fin de l’examen, écrivez un poème à la manière de Tristan Corbière pour 2 points de plus ». À la fin des cours d’analyse stylistique, elle demandait à ses étudiants d’écrire des textes croisant les styles :
-Mélangez Du Bellay et Baudelaire.
-Imaginez que vous êtes un Oulipien sans contrainte
-Paraphrasez Gérard Genette sans utiliser les mots « diégétique » et « transtextualité »
-Pratiquez la greffe d’alexandrins
-Ecrivez à la manière de Proust sur un sujet cher à Nicolas Bouvier
-Inventez un dialogue riche en zeugmes entre Boris Vian, Pierre Desproges et Boby Lapointe.
Toutes ces consignes semblaient nous dire : mixez les auteurs, farfouillez dans les styles comme dans une brocante, amusez-vous bon sang !
Au début des TD consacrés à l’analyse d’une œuvre, on prenait toujours quelques minutes pour parler de ce que l’on avait ressenti comme émotions, par exemple quand nous avions lu Splendeurs et misères des courtisanes ou Terre des hommes. Ensuite elle nous lisait ce que les contemporains de ces auteurs avaient ressenti en lisant ces ouvrages et nous parlions des similitudes ou des décalages entre ces réceptions diachroniques.
Les TD sur les figures de style étaient de vastes terrains de jeux en pays Oulipien et le pastiche était devenu un art que nous maîtrisions à la perfection. En mimant l’écriture des classiques nous arrivions par je ne sais quelle alchimie à en toucher la substantifique moelle et devenions leurs confrères, quittant quelques minutes le rôle de commentateur pour comprendre en ressentant.
À une exception près : Adèle n’existait que dans mon imagination, je m’ennuyais à mourir dans la plupart de mes cours de lettres et je m’inventais ces ateliers créatifs dans les marges de mes feuilles de cours.
J’aurais aimé finir cet article par une phrase bien tourné et percutante, une chute ironique et stimulante, mais rien ne vient alors je vais faire appel au joker de tous les flemmards de la chute en sortant une citation de circonstance. J’aurais pu finir avec cette citation de Boris Vian : Je me demande si je ne suis pas en train de jouer avec les mots. Et si les mots étaient faits pour ça ? mais je trouve qu’elle ressemble un peu trop à un slogan d’atelier d’écriture pour les 8-12 ans alors je vais plutôt vous laisser sur les intrigantes pensées d’Éric Chevillard :
« Agathe est surprise d’apprendre que le corbeau croasse alors qu’il est ici et non en Croatie. Et Suzie à qui j’ai fait remarquer que le houx griffe et qu’il faut par conséquent s’en méfier préfère depuis l’appeler l’houx. Les mots et les enfants jouent ensemble tant qu’ils n’ont d’orthographe ni les uns ni les autres. »
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