Après sept années passées dans différentes universités, je remarque que la nourriture apportée par les étudiants circule avec une régularité étonnante.
J’aime beaucoup la période des partiels. La table de chaque étudiant suit une organisation spatiale bien précise. On distingue généralement l’ovale d’un sachet de biscuits Petit déjeuner, une compote à boire, un demi kinder bueno, deux mandarines empilées l’une sur l’autre dans un équilibre instable, l’inévitable demi bouteille de Cristalline et parfois un thermos Totoro.
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Un goûter improvisé dans un couloir ou dans une salle de cours inoccupée. Il n’y avait pas assez de place à la cafét’. Quatre étudiantes partagent un brownie acheté au Lidl d’en face. L’une d’elle a fait de l’ice tea maison au matcha. Sa voisine partage un tuperware rempli de cerises. Elles viennent du jardin de chez mes parents, j’y étais le week-end dernier.
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A la cafet’ deux étudiantes en première année de licence ouvrent avec délicatesse un bento contenant du kimchi maison. Dans l’étage du dessous, des cookies au gingembre confit. Tout est bio, je viens de les finir ce matin, ça coûte un bras mais le goût est meilleur.
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Pour le dernier cours avant les soutenances de master, le prof a proposé de faire un pot. Quatre étudiants font circuler un paquet de Dragibus. Le prof a amené un cake à la rhubarbe. Les Dragibus noirs ont plus de succès.
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Il y a du rab de frites au Restau U. Vent de joie dans les tables. Cliquetis d’assiettes. Trois étudiants improvisent une chanson dont les paroles sont, peu ou prou : J’ai deux amours, les frites et les cookies.
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Une joyeuse profusion de nourriture sucrée. Et tout près, trop près, la brutalité de la précarité financière étudiante.
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A la fin de leur repas au restau U, deux étudiants prennent discrètement du pain dans la corbeille et trois échantillons de mayonnaise, moutarde, ketchup. Personne ne les a vus. L’un d’eux sourit et prend une voix de grand-père pour dire à son ami : Les temps sont durs mon petit, c’est plus ce que c’était, cette semaine, ça va être pain-mayo tous les soirs.
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Pique-nique improvisé au parc d’à côté entre deux cours d’histoire. Un des étudiants a pris ce qu’il restait dans sa cuisine : deux tranches de pain de mie Top Budget. La garniture, ce sera quand le Crous aura versé les bourses. Il mange son sandwich au pain avec une infinie discrétion. Il préférerait quitter l’université plutôt que ses amis s’en rendent compte.
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Quatre étudiantes passent dans le hall de l’université. Un grand buffet rassemble des chercheurs en linguistique venus assister à un colloque sur l’intertextualité. L’une d’elle, souriante : Tu penses qu’on peut piquer un samossa ? Genre discrètement ?
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Fin du séminaire doctoral. Le professeur propose d’aller fêter ça autour d’un verre. Gêne d’un doctorant, 5 euros la pinte, même en happy hour, c’est un budget. Le professeur ne comprend pas, Vous ne voulez pas venir ? C’est important le réseau vous savez. Finalement il se joindra au groupe et commandera un expresso, un euro cinquante. Il partira avant que le groupe n’aille au restaurant, prétextant un article urgent à terminer.
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Tant de situations où la honte l’emporte, là où on ne met pas de mots pour entendre, reconnaître et apaiser.
Maintenant que je suis enseignante-chercheuse et que j’ai un salaire qui me permet de d’insérer une garniture dans mes sandwichs, j’essaie d’être encore plus sensible à cette précarité quotidienne. J’essaie de ne pas faire comme si je n’avais pas vu, de ne pas me voiler la face.
L’argument type je suis déjà passée par là, chacun son tour n’est pas recevable. Les collègues qui banalisent cette précarité sous couvert d’élitisme m’interrogent profondément.
Simplement se rendre compte et compatir, se rappeler sa façon de gérer un budget à 19 ans.
En recueillant ce quotidien, prendre la mesure de la précarité étudiante et de la vulnérabilité de leur budget.
Et peu à peu, prendre de nouvelles habitudes, des détails anodins : faire acheter le plus d’ouvrages possibles à la bibliothèque universitaire, diffuser davantage les articles en libre accès sur HAL, permettre aux étudiants de passer des tests d’anglais gratuits en ligne quand le TOEIC n’est pas nécessaire, leur apprendre à argumenter pour que leur stage soit rémunéré, parfois même le faire avec eux quand on connaît l’entreprise, cuisiner une fournée de cookies à amener lors du dernier cours, faire une lettre de recommandation pour l’obtention d’une bourse de mobilité… Une discrète économie de la sollicitude (mélange d’attention et d’empathie, ce qu’on appelle en anglais care dans les réflexions sur l’ethics of care) qui me semble aller de soi.
Mais pour beaucoup de collègues, c’est de la perte de temps et de la sensiblerie.
Et continuer de regarder l’université comme un monde neuf et étrange, ne pas s’endurcir face aux fragilités, cultiver une sensibilité éclairée.
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Pour en savoir plus sur l’éthique de la sollicitude :
-Fabienne Brugère, L’éthique du “care”, collection “Que sais-je ?” PUF, 2011.
-Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman et al., Qu’est-ce que le care ? : Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2009,
-L’article Wikipédia est également très bien fait : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89thique_de_la_sollicitude