“Songe à la douceur” de Clémentine Beauvais, épopée réjouissante en territoire adolescent

6 Oct

Songe douceur

Dans son roman “Songe à la douceur”, Clémentine Beauvais se livre à un travail d’équilibriste virtuose : aborder la passion adolescente sans tomber dans la mièvrerie, jouer avec la mise en page sans rendre le texte pédant et s’inspirer d’un classique de la littérature russe sans céder à une intertextualité laborieuse.
“Songe à la douceur”, c’est d’abord une réécriture exquise d’Eugène Onéguine, un tragique destin amoureux causé par une très légère différence d’âge et une persistante aversion pour l’ennui. Dans ce dense tissu intertextuel, où alternent vers et prose, bien malin celui qui saurait retrouver toutes les références littéraires qui jalonnent l’oeuvre.
On aurait pu craindre une énième variation sur le spleen adolescent, on y trouve à la place une sincérité désarmante et un travail subtil pour retranscrire l’atmosphère particulière de l’adolescence. Eugène et Tatiana s’aiment sans savoir s’aimer, ils seront tour à tour touchants et ridicules, virtuoses et banaux. L’auteure pose un regard tendre sur les excès adolescents, ballottés entre idéalisme, nihilisme, envolées lyriques et préoccupations plus triviales.
Ces nombreux aller-retour entre ironie et sincérité, menés par une narratrice interventionniste qui a le goût du comique méta-littéraire, donnent à voir roman à la texture troublante, passant de la légèreté à la solennité.
On y trouve surtout de superbes audaces typographiques qui deviennent peu à peu des anagrammes réjouissants et donnent au roman un rythme baroque et émouvant.
Cette mise en page créative permet également à l’auteure de dépeindre de façon réaliste nos échanges numériques quotidiens. Tout y est représenté de façon très crue : l’écran des textos, les smileys, Skype et son crayon qui tressaute doucement quand notre interlocuteur écrit.
Les lecteurs nés avant les années 2000 se rappelleront avec délice l’époque des dialogues sur MSN Messenger et autres trombones anthropomorphes dans les logiciels de traitement de texte. Cette archéologie des pratiques d’une grande justesse et menée avec beaucoup d’humour met en scène la présence des technologies dans nos vies et réjouira tout lecteur un tant soit peu intéressé par la fonction symbolique de ces interfaces.
La magie de ce roman est enfin de nous laisser songer à ce qui se déroule dans ses marges. “La bêtise, c’est de vouloir tout dire” disait Flaubert.
Gloire aux auteurs qui font la guerre à l’explicite et nous offrent de tels moments de justesse.
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Et pour les indécis que ma critique n’aurait su convaincre de courir acquérir le roman, quelques extraits :
“Parce que leur histoire ne s’était pas achevée au bon endroit, au bon moment,

parce qu’ils avaient contrarié leurs sentiments,
il était écrit, me semble-t-il, qu’Eugène et Tatiana se retrouvent dix ans plus tard,
sous terre,
dans le Meteor, ligne 14 (violet clair), un matin d’hiver.”

 
 Il a le mal d’un siècle qui n’est pas le sien ;
Il se sent l’héritier amer d’un spleen ancien.
Tout est objet d’ennui pour cet inconsolable-
Ou de tristesse extrême, atroce, épouvantable.
Il a tout essayé, et tout lui a déplu.
Il a fumé, couché, dansé, mangé et bu,
Lu, couru, voyagé, peint, joué et écrit :
Rien ne réveille en lui de plaisir endormi.
Souvent, il imagine, au rebord du sommeil,
Dans un futur lointain l’implosion du soleil.
Puisqu’un jour tout sera cette profonde absence, Pourquoi remplir en vain notre vaine existence ?
Pourquoi se dépenser en futiles efforts
Dans un monde acculé au couloir de la mort ?
Qu’ils sont laids et idiots, ceux qui se divertissent,
Ceux qui se perdent en labeur ou en délices,
Ceux qui travaillent, ceux qui aiment, ceux qui chantent,
Pour oublier le vide intense qui les hante !
Eugène, à dix-sept ans, a tout compris sur tout :
Et comme tout est rien, il ne fait rien du tout. “

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