
Après de nombreuses discussions avec des amis synesthètes et non-synesthètes, j’ai eu envie de dépeindre le quotidien des personnes sujettes à ces types de perceptions en racontant mon témoignage. Aucune prétention scientifique, cet article propose simplement un récit subjectif de la synesthésie dans ses aspects les plus quotidiens et infraordinaires.
Je garde un souvenir étonnant du jour où, au lycée, notre professeure de français nous fit étudier Rimbaud puis Baudelaire. Au programme figurait le traditionnel sonnet sur la couleur des voyelles. Rire étouffé de ma voisine de classe. Mais quelle drogue dure prenait donc Rimbaud pour associer des couleurs aux lettres ?
Pour ma part je ne disais rien, je réfléchissais à ce que j’aurais dit à Rimbaud s’il avait encore été ce monde :
“Cher Arthur, moi aussi, depuis que je sais lire et peut-être même avant, je vois des voyelles écarlates et colorées. Ces couleurs crient et s’imposent. Je te comprends, pour moi aussi le “i” est rouge pourpre, presque piquant. Il est comme une aiguille stridente, acide et bougonne. Par contre, je perçois différemment les autres voyelles : le “e” est aérien et argenté comme un scintillement de métal, le “o” est noir et pâteux, le “a” brille d’un jaune franc et sincère, quant au “u”, il a une couleur fourbe : une sorte de bleu gris insaisissable et mélancolique. Je ne l’aime pas trop. Les nasales “on”, “in” et “an” sont respectivement verte, rouge et jaune.
Mieux, ces lettres ont également un caractère : certains empâtements du “t” lui donnent un air pédant et perfide. Certains “a” sont joyeux lorsqu’ils sont tracés avec des pleins et des déliés. Ils ont toute ma sympathie. Ce n’est heureusement pas immuable. Chaque typographie est pour moi un saut dans l’inconnu, une redistribution totale des personnalités des lettres. Je ne saute pas impunément du Garamond au Cambria.”
D’après plusieurs recherches, ma synesthésie combine les caractéristiques suivantes : graphème-couleur (les lettres sont perçues comme colorées), personnalisation ordinale-linguistique (les lettres et des chiffres ont des personnalités) et synesthésie numérique (les nombres sont alignés dans un axe vertical).
Quand je dois faire une opération de calcul mental, les chiffres se déposent devant mes yeux selon un axe vertical et se répartissent tranquillement dans l’espace. Je suis mon propre dispositif de réalité augmentée.
Ajoutons-y une tendance excessive à la paréidolie et à l’hypermnésie et vous obtiendrez un cerveau un peu fou capable de gagner à tous les jeux de société qui demandent d’inventer des associations d’idées au kilomètre.
Il en découle également une capacité à créer des métaphores bigarrées et des associations d’idées étonnantes.
Je ne sais pas vraiment d’où elles viennent, elles apparaissent spontanément.
Paréidolie
La paréidolie est quotidienne : toute forme perçue se verra immédiatement attribuer une personnalité, une histoire particulière et une ambiance. Pas simplement les nuages, mais aussi les courbes du sèche-linge, les boulons dans les stations essence, les poignées de portes et les tuiles brisées. Ce nœud dans la bois sur la poutre de mon plafond aura à peine été perçu qu’il aura déjà un nom, un univers propre, une mythologie et un récit personnel. Le cerveau agit comme une énorme machine à créer des cosmogonies et à rajouter les liens superflus. C’est plutôt un avantage si l’on aspire à écrire un roman de science fiction ou un recueil de haïkus. Cela devient un inconvénient lorsqu’on doit se concentrer pour faire un créneau à l’heure de pointe.
Ce ne sont pas les éléments pragmatiques et utiles qui sautent aux yeux en premier, mais les associations incongrues, les décalages étranges, les bonds infraordinaires et les enchaînements poétiques. Un cerveau comme un aimant à similitudes, un handicap autant qu’une source d’émerveillement.
Hypermnésie
Un autre avantage de la synesthésie est l’hypermnésie occasionnelle provoquée par la surabondance d’associations d’idées.
Cela peut donner l’impression d’avoir un cerveau qui invente en permanence des moyens mnémotechniques, sans qu’on le lui ait demandé. Si par exemple je veux me souvenir du prénom de ma collègue Nadia, je n’ai qu’à associer les couleurs des voyelles de son nom avec des éléments de son physique. En lisant ou entendant son nom, la couleur jaune du “a” de Nadia me saute aux yeux et je remarque qu’elle porte toujours une écharpe jaune. Je vais donc l’associer à la couleur de se son écharpe.
Si j’oublie le prénom de ma collègue, je n’ai qu’à regarder son écharpe et à réfléchir à un prénom “jaune” (c’est-à-dire contenant plusieurs “a”). Ensuite son prénom me revient à l’esprit.
Et si un jour elle oublie son écharpe ? Je m’accroche alors à une autre similitude colorée : le “a” de son prénom est jaune comme le thé Lipton qu’elle boit tous les matins, ou comme sa clef USB. Et la couleur “n” de son prénom est noire comme sont sombres les pages de l’histoire qu’elle a étudié dans sa thèse consacrée au fascisme.
Bien que ces techniques qui s’inventent toutes seules soient utiles pour se rappeler du prénom de mes collègues, je suis parfois épuisée par la capacité de mon cerveau à tout associer en permanence, ce qui m’oblige à me souvenir de données parfaitement inutiles, telles que les noms des arrêts de train sur la ligne de TER entre Chemnitz et Leipzig ou les prénoms de tous les personnages d’un dessin animé vu de force dans l’avion il y a quinze ans. Mon cerveau me fait parfois penser à un vieil ordinateur sous Windows 98 que l’on n’aurait pas défragmenté depuis longtemps.
Un peu comme si j’avais donné les rennes de ma conscience à un Oulipien sous acide. Est-ce vraiment le moment de faire une association d’idée entre la couleur de mon numéro fiscal et celle de l’adresse de ma mutuelle ? Il y a parfois de quoi rendre fou.
La maladie de la ressemblance
A ce sujet, je voudrais développer un autre élément intéressant de la synesthésie : la maladie de la ressemblance. En cherchant des exemples de paréidolie et de synesthésie sur internet, j’ai trouvé un important nombre de ressources en lien avec l’univers paranormal. Pléthores de médiums synesthètes qui voient des auras. Comme si le fait de croiser des perceptions donnaient forcément accès à un monde caché. Le fait de pouvoir corréler deux signes serait forcément l’indice évident d’un complot ou d’une vérité cryptée. Cette certitude qu’Umberto Eco appelle la “maladie de la ressemblance” dans Le pendule de Foucault nous pousse à chercher des relations cachées entre deux événements apparemment distincts. Et en remuant suffisamment les prémisses des syllogismes, on peut avoir la fallacieuse impression de décrypter le réel. Je ne serai donc pas étonnée que certains synesthètes soient des proies faciles pour les dérives de l’ésotérisme, de la pensée magique et des pseudo-sciences.
Pourtant, je ne me sens pas envahie par ces sensations, comme mes proches pourraient le penser. C’est une présence rassurante qui est là depuis l’enfance.
Je n’en suis pas gênée, comme le poisson n’est pas dérangé par l’eau dans laquelle il nage.
Et je ne me lasse pas de découvrir des paréidolies chaque jour. Quel ennui, un monde qui ne jetterait pas de passerelles sensorielles entre les objets, un monde où les voyelles garderaient mollement la teinte grise du traitement de texte et où un air de gamelan n’évoquerait pas des parfums frais comme des tableaux de Pierre Bonnard.
Perdre ma synesthésie reviendrait à vivre avec un sens en moins. Je me représente un monde fade et lent, un monde rationnel sans correspondance. Un monde d’une incroyable solitude, une maison vide. Et parfois un lieu paisible pour méditer sur la singularité de chaque sensation.
C’est pourquoi j’aimerai parfois dé-corréler toutes ces perceptions, pour voir. Juste un jour, soulagement serein d’un cerveau qui ne boirait pas le réel d’une traite et n’en ferai pas des colliers bariolés.
En attendant, j’ai pour amis les métaphores baroques, les chiffres alignés et la poésie sauvage.
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