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Le musée impossible – Variation oulipienne vers d’absurdes classifications de musées

8 Nov
La réflexion sur les catégories des musées interroge rarement les autres classifications qui auraient pu advenir.
Et pourtant, s’il nous semble évident que les collections muséales soient rangées dans des catégories peu remises en cause telles que les beaux arts, l’histoire ou l’ethnographie, il est intéressant de se pencher sur les catégories qui n’ont pas été élues.
Rien ne nous empêche donc de retourner comme un gant les évidences infra-ordinaires de ces classifications pour en explorer les zones d’ombre et proposer des classements transversaux, absurdes et impossibles.
A l’instar du désormais célèbre musée du cœur brisé (à Zagreb et à Los Angeles), qui propose d’archiver les émotions, et de montrer comment nous aimons et comment nous réagissons à la perte, je propose une modeste liste de thématiques ordinaires et triviales pour de minuscules musées intimes.
J’espère trouver un musée à la thématique si précise qu’elle ne comportera qu’une dizaine d’objets.
Décliner cette contrainte Oulipienne aboutit à la liste suivante qui intègre des éléments quotidiens dont la trivialité et la précision empêche d’envisager sérieusement leur collection mais donc l’évocation ramène à des souvenirs intimes.
Cet article a évidemment été écrit en espérant qu’un Oulipien perdu y échoue et ressente une révélation saisissante, à savoir qu’il est nécessaire de créer un OuExPo pour inventer des contraintes tordues à destination des musées et des pratiques d’exposition.
Catégories transversales
Le musée des œuvres qui rendent nostalgiques
Les musées des tableaux qui représentent les nourrissons de façon peu réaliste
Le musée de ce qui est bleu roi
Le musée des textures rugueuses
Le musée de la norme (sponsorisé par AFNOR et Lexomil)
Le musée des œuvres isocèles
Le musée de ce qui sera bientôt démodé
Le musée de ce qui est moyennement beau
Le musée des œuvres qui ont failli entrer au musée
Catégories trop précises
Le musée des techniques pour se lever du canapé sans réveiller le chat qui s’est endormi sur nos genoux
Le musée des objets de boutiques de musées qui n’ont rien à voir avec les collections du musée
Le musée des pâtisseries les plus étouffe-chrétiens
Le musée de ce qui énerve tonton Jean-Pierre
Le musée des graines rigolotes et non comestibles que les enfants aiment garder dans leurs poches (comme des graines à hélicoptères que l’on peut lancer et autres samares et akènes)
Le musée des sensations synesthésiques les plus étonnantes
Le musée des plus belles interfaces de Windows 98
Le musée des excuses bidons pour ne pas avoir rendu le devoir maison de SVT
Le musée de la lettre d’amour pathétique
Le musée des odeurs de marqueurs
Le musée des odeurs de voitures neuves
Le musée de la dissertation de français la plus moyenne
Le musée des motifs de sièges SNCF les plus kitsch
Le musée des répliques assassines de repas de famille
Le musée des élucubrations hypocondriaques
Le musée des personnalités politiques corrompues (à visiter avant chaque élection pour se rafraîchir la mémoire)
Le musée des capacités physiques étonnantes (telles que bouger les oreilles ou les sourcils)
Le musée des vengeances les plus truculentes
Le musée des choses communes à toutes les cultures (rituels funéraires, salutations et présentation de soi)
Le musée des arguments misogynes en carton (un briquet est fourni à l’entrer pour brûler les pièces les plus fatigantes)
Le musée des sonneries de téléphones
Le musée des publicités les plus banales
Le musée des rires peu communs
Le musée des surfaces moelleuses
Le musée de la signalétique ratée (bon courage pour en sortir)

“Il arrive quand le prochain courant artistique ?” – Les gens dans les musées

23 Mar
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Qu’il est bon parfois d’enlever ses lunettes de muséologue, de s’asseoir sur un banc dans un musée de beaux arts et de regarder passer les gens.
Ne plus les appeler des “publics”, ne plus évaluer les dispositifs de médiation culturelle qui leur sont proposés, mais juste regarder ces humains venus passer un bon moment un dimanche après-midi.
Au-delà de la délectation esthétique, j’aime regarder les comportements triviaux et quotidiens, les écouter se poser des questions étonnantes que pourtant ils n’oseront pas poser à un médiateur culturel de peur d’écorner les usages érudits et l’habitus savant de la visite muséale.
Et que font-ils pendant leur visite au musée ? Depuis que j’ai l’âge de visiter des expositions, je participe et j’assiste à un nombre étonnant de petits jeux visuels :
Comparer les coiffures du passé avec la mode actuelle, s’étonner en riant devant la façon de dessiner les bébés à la Renaissance, regarder attentivement les fesses des Vénus à la recherche de la parfaite callipyge, disserter avec philosophie sur la taille des attributs masculins des Kouros, prendre une photo d’un détail pour faire une blague à un ami, comparer le visage du démon sur le triptyque médiéval avec Chantal de la compta, jouer à “Où est Charlie” devant Le jardin des délices  de Jérôme Bosch (ou plutôt à la variante : “Où est la framboise géante ?”), compter les squelettes dans Le triomphe de la mort de Brueghel…
Devant Las meninas de Velasquez au musée du Prado, j’ai entendu au moins 88 fois la phrase suivante : “Oh je me souviens j’ai étudié ce tableau en cours d’espagnol en 4é, ça parlait de mise en abyme je crois”. Je suspecte d’ailleurs que Las meninas n’a pas été peint par Velasquez mais que c’est un complot sournoisement ourdi par la confrérie des profs d’espagnol de 4é B pour aborder avec leurs élèves le motif de la mise en abyme.
Et lorsque je m’assoie sur un banc, j’entends souvent des remarques qui me ravissent. En voici quelques unes, glanées au hasard :
-“Il arrive quand le prochain courant artistique ?”
-“Les gens au Moyen Age, ils avaient vraiment cette tête-là ? Avec le menton pointu, le teint blafard et l’air dépressif ? Ou c’était juste les canons de beauté de l’époque, les façons de représenter les visages ?”
-“Si on est genre très très riche, on peut acheter un tableau ? Mais genre très très riche ?”
-“Non mais moi je veux pas lire la correction [en parlant des cartels], je veux garder mon émotion” 
-“Non mais quand est-ce qu’ils vont enlever les formulations racistes et sexistes des cartels ?”
Et je vous passe tous les étonnement liés à la taille des membres virils des statues grecques, qui composent bien 75% des remarques muséales à voix haute, 50% des photographies en gros plan et 85% des rires gênés adolescents (selon une enquête menée par moi-même de façon scandaleusement empiriste depuis 29 ans et s’appuyant sur un panel absolument pas représentatif des publics de musées).
Mais revenons aux motifs des nourrissons dans les tableaux de la Renaissance.
Celles et ceux qui ont visité des musées de beaux arts avec moi connaissent ma passion sans borne pour le concours du “tableau contenant le bébé le plus moche”. Et force est de constater qu’ils sont souvent exagérément joufflus, musclés ou disproportionnés.  Ils ont régulièrement l’air d’avoir été bouillis puis drogués. J’aurais adoré avoir une visite guidée qui m’explique la raison de ces représentation, malgré l’aspect trivial de ma question.
Justice est désormais faite, car le Tumblr Ugly Renaissance Babies rend hommage à tous mes étonnements muséaux et aux théories fumeuses pour savoir comment des maîtres de la Renaissance pouvaient exceller dans le sfumato tout en étant incapable de représenter un nourrisson de façon tant soit peu vraisemblable.
Je rêverai d’une médiation culturelle qui répondrait à toutes ces interrogations décalées, et qui grâce aux connaissances en histoire de l’art et en culture visuelle, offriraient des réponses savantes à ces questions marginales mais non dénuées d’intérêt, parfois considérées comme peu légitimes.

Le milieu universitaire rend-il narcissique ? De la nécessité de lire les “Carnets de thèse” de Tiphaine Rivière

20 Jul

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Dans les excellentes recensions de la BD de Tiphaine Rivière qui circulent sur le web, on glorifie le brio avec lequel l’auteure répond à la contrainte quasi-oulipienne de faire peser sur une doctorante toutes les scories possibles et imaginables dont regorgent les recoins de l’enseignement supérieur et la recherche : la précarisation de l’emploi, le comportement démissionnaire du directeur de thèse et les longues soirées solitaires à se battre contre sa propre procrastination…

Cependant, le véritable talent de cette BD réside selon moi dans l’exquis sarcasme dont l’auteure fait preuve pour décrire de façon acerbe et réaliste certains traits psychologiques des universitaires.

Entrons avec elle la ronde des péchés capitaux de la recherche.

***Des chercheurs narcissiques, égocentriques et isolés

Stanislavski disait à propos d’une actrice minaudante et cabotine : Elle n’aime pas l’art, elle s’aime elle dans l’art. On pourrait en dire de même de certains personnages de cette BD qui aiment davantage se voir évoluer dans le milieu de la recherche que d’accepter humblement le champ d’ignorance qui s’étend au-delà du domaine de leur spécialisation.

Le personnage de Karpov incarne l’archétype du chercheur brillant mais imbuvable qui cumule le narcissisme insupportable des artistes mégalomanes et des politiciens imbus d’eux-mêmes.

On y comprend que la recherche est un milieu fascinant, une terre de contraste psychologique pouvant comporter des pontes internationaux d’une modestie incroyable et des chercheurs qui utilisent la plupart de leur temps à mettre en avant leur dernier article avec des sourires crispants de candidats à la présidentielle américaine et qui font du Publish or perish une valeur cardinale les dispensant à l’occasion de toute rigueur scientifique.

La bataille de phylactères à laquelle se livrent Jeanne et sa collègue à la sortie d’un colloque, dans le but de récolter des commentaires sur leurs prestations respectives souligne également la complexité pour les chercheurs de nouer des relations sincères dans ce que David Lodge, le grand écrivain du Picaresque Universitaire nomme un Tout petit monde.

A ce titre, l’égocentrisme des doctorants n’est pas dissimulé : si la plupart des blogs de thèse dépeignent la souffrance des stations du chemin de croix doctoral et de l’incompréhension des proches face à la spécificité de ce travail maïeutique de 500 pages, peu de productions mettent en avant comme le fait Tiphaine Rivière les comportements égocentrés du doctorant : complètement confit dans sa recherche, il est capable d’en parler pendant des heures et de faire un lien entre le dernier Batman et la partie méthodologique de son dernier article.

Enfin, si la bande dessinée n’élude pas les moments d’euphorie liés aux périodes exaltantes et passionnantes de la thèse (car bien heureusement il y a !), elle a le mérite de rendre visible la solitude et l’isolement des doctorants ainsi que le caractère initiatique de la rédaction de la thèse.

La lecture des Carnets de thèse est une délicieuse purge cathartique où l’intégralité du petit monde universitaire est joyeusement dépeint : doctorants comme directeurs ne sont pas épargnés par cette satire graphique qui souligne en filigrane les aspects mesquins de ce milieu.

Je me souviens qu’au tout début de ma thèse j’ai pu sortir en larmes de certaines réunions de département, effarée par la violence symbolique des échanges.

Lire cette BD, c’est prendre du recul et c’est un peu reprendre des forces.

Je vais l’ajouter à la liste des suggestions de ma BU.

Sur la solitude des doctorants, lire : https://socio-logos.revues.org/2929

Jusqu’où peut-on nager dans un courant littéraire ?

22 Jan

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Émilien a cinq ans, il rêve de devenir poète maudit. Il deviendra percepteur des impôts.

Dans ma classe à l’école primaire, il y avait des élèves qui prenaient un peu trop au sérieux ce qu’on leur apprenait en cours de français. Émilien, lui, prenait pour vrai tout ce qu’on lui disait de la littérature, comme s’il s’agissait d’un théorème mathématique. Les modes de vie des personnages de roman lui semblaient, sans qu’il le sache encore, des modèles à atteindre.

Il vivrait comme dans un roman, il aimerait comme dans un roman, c’est-à-dire de façon absolument pas raisonnable, et de façon à être plus sublime à lire qu’à vivre. Il aurait constamment dans la tête une structure narrative, se demandant où placer dans le schéma quinaire chacun des événements forts de son existence. À ce moment précis, en était-il à la péripétie ou au dénouement ? Cet ami qu’il venait tout juste de rencontrer, un adjuvant, un opposant ?

Émilien sentait autour de lui se mouvoir les courants littéraires qui influençaient ses humeurs. Un jour il baignait dans le symbolisme le plus abscons, le lendemain il serait aveuglément surréaliste. Il nageait tour à tour dans tous les courants, de la Pléiade à l’absurde, en passant par les romantiques et le Parnasse (sauf peut-être le nouveau roman parce qu’il faut bien avouer qu’il s’ennuyait un peu chez Robe-Grillet…). Si son adolescence se prêtait bien à ce genre de mises en scène grandiloquentes où la synesthésie comptait fleurette à la métaphore ; en grandissant, il avait de plus en plus de mal à rendre sa vie romanesque. Comment se figurer un destin et un nom digne des plus grands succès de l’onomastique quand on remplit sa déclaration d’impôt en ligne, quand on fait la queue à la préfecture pour obtenir un macaron de stationnement ? Une référence à la poisseuse l’administration judiciaire de Kafka pouvait le sauver de temps à temps, le conforter dans le fait qu’il pouvait figurer dans une structure narrative cohérente mais tout de même, cela devenait compliqué à la longue, de confronter le sublime aux mesquineries des pièces justificatives demandées par la CAF.

Comment se raconter, le soir venu ?

Sa fonction de percepteur des impôts différait un peu trop de ses ambitions de poète maudit. S’il pouvait inventer des romans incroyables dans sa tête, impossible en revanche de les retranscrire. Alors peu à peu il se laissait grignoter par un style très prosaïque. Mais quelque temps plus tard, il en tira une énergie nouvelle, les récits de sa morne routine au centre des finances faisant figure de chroniques naturalistes de la société contemporaine.

Plus tard, il mordra dans une longue période de déprime nostalgique où à la recherche de son symbolisme perdu, il ne lira plus que Proust. Il songera bien au suicide mais cette issue l’empêcherait selon lui de vivre pleinement l’absence de repères de la postmodernité en littérature… Il se calmera peu à peu, se retirera pour lire Ponge, comme un vieillard obsédé par les quelques objets qui peuplent sa chambre et son univers ; et à l’heure de rendre son dernier souffle, quand il se retourna sur sa vie il eut le plaisir d’observer qu’il avait pu nager dans chacun de ces courants littéraires, avant d’en explorer le dernier registre : le tombeau poétique. En mourant, il soufflait encore : « Mme Bovary, ça a toujours été moi ! ». Comme épitaphe, il avait voulu ces vers de Jacques Roubaud :

« Sale, sale vie mélangée à la mort », mais sa femme avait bien compris ce qu’il voulait dire en réalité : « Sale sale fiction, mélangée à la réalité ».

Entre-temps, il avait aimé, voyagé, aimé encore, élevé des enfants, lu à n’en plus pouvoir et s’était reconnu lui-même dans le reflet de tous ces livres avidement avalés, au point qu’il s’était lui-même lu, raconté, romancé. Il avait fait une place dans sa tête pour un narrateur ironique et exalté, une sorte de seconde consciente qui commentait chaque instant de son existence, de son brossage de dent au soir de son premier baiser, de ses dissertations d’histoire à son examen du permis de conduire.

En rendant son dernier souffle, il fit disparaître avec lui l’incroyable roman de sa vie, tous ces moments relatés qu’il n’osa jamais poser sur le papier car les mots n’étaient pas assez précis pour traduire à quel point son imagination sublimait son quotidien. Émilien ne vécut jamais cette sensation d’être né précisément en 1900 quelque chose, dans un contexte sociopolitique précis. Etre intemporel, il voguait seul et heureux dans les genres littéraires, nageant le papillon et s’y noyant parfois, et il fut bien le seul de cette classe de primaire à ne pas ressentir sa génération.

Parfois je le trouvais fou, parfois je l’enviais, et parfois même je m’identifiais. Si je dois être sincère, Emilien, c’est moi, et Mme Bovary, c’est lui !

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Modeste recette pour une belle une bande-annonce de livre

19 Dec

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Je suis toujours profondément déçue et choquée par la façon dont se fait la promotion d’un livre.

Que nous apprend-on généralement ?

Au dos de la quatrième de couverture, quelques mots laudatifs d’un autre écrivain ayant autorité en la matière, un résumé de l’intrigue fréquemment bourré de litotes frustrantes et si on a de la chance une citation éloquente de l’œuvre en question : voilà les infimes miettes narratives que l’on nous offre en pâture pour nourrir notre horizon d’attente de lecteur.

Parfois, sur une affiche dans le métro, un gros plan sur le visage de l’auteur – quand il est beau – affublé d’une citation de journaliste dans une typographie élaborée. Bien que l’on connaisse aujourd’hui les hilarantes astuces pour bien rater une photo d’écrivain, et qu’on se soit suffisamment gaussé devant les pauses coincées des chercheurs sur le tumblr PUF premier cycle, le ravage publicitaire de la mauvaise photo d’écrivain persiste.

Et si on infligeait le même traitement promotionnel aux films ?

Vous imaginez Avatar ou Gravity présentés au public à travers la photo du réalisateur sur laquelle on lirait une citation bienveillante de Libé ? Frustrant, non ?

Partons donc du postulat qu’il est cruel de priver le lecteur d’une belle bande annonce littéraire lors de la promotion d’un livre et remédions à cette injustice.

Prenons appui sur la définition la plus commune de la bande-annonce afin de voir ce que donnerait la transposition de ce mash up promotionnel dans le milieu littéraire.

« Bande annonce : une série de plans choisis dans le film annoncé dont objectif est d’inciter le public à aller voir le film ; ces extraits sont habituellement choisis et montés à partir des séquences les plus passionnantes, drôles, ou remarquables du film, mais sous une forme abrégée. Une voix off pourra servir de liant et de commentaire, expliquant et résumant le film.»

Si l’on suit le modèle du choix puis du montage d’extraits particulièrement seyants voilà à quoi on pourrait arriver dans la réalisation de la bande annonce d’un livre.

Pour l’expérience, j’ai choisi de réveiller le sympathique Nicolas Bouvier, son sublime livre de voyage où il retrace son périple de Genève à la Perse : L’Usage du monde, paru en 1963 semblant suffisamment stimulant pour que je le prête au jeu :

C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent.

(…)

Nous avions deux ans devant nous et de l’argent pour quatre mois. Le programme était vague, mais dans de pareilles conditions, l’essentiel est de partir.

(…)

Boire un verre sous les acacias pour écouter les Tziganes qui se surpassaient. Sur le chemin du retour, j’ai acheté une grosse pâte d’amande rose et huileuse. L’Orient quoi !

(…)

Nous étions nouveaux venus dans ces campagnes où rien n’arrive ; il fallait montrer patte blanche. On s’assit à leur table qu’on fît regarnir de vin, de poisson fumé, de cigarettes.

L’ambiance était redevenue cordiale. Je branchai l’enregistreur et la musique recommença. De vieilles complaintes. Des chansons frustres, excitées, vociférantes.

(…)

Aux deux tiers du parcours une lanterne balancée à bout de bras, et des troncs en travers de la piste nous obligèrent à stopper. J’entendis le patron parlementer avec un troupier, puis couper le moteur. C’était un bled ; impossible de réparer ici. Tout juste si on y trouva de quoi manger. Tout en émiettant ma galette dans un bol de lait aigre, j’observais nos camionneurs.

(…)

J’étais dans un café de la banlieue de Zagreb. Saadik venait constamment remplir nos verres en nous désignant des vieillards proprets qui s’inclinaient à leur table la main sur le cœur.

(…)

Il fallut bien sûr photographier tout ce monde. Les filles surtout. Chacune voulait être seule sur l’image. Elles se poussaient et se pinçaient.

(…)

Dans le quartier baloutch : des échoppes si frêles exiguës qu’un homme robuste les auraient emportées sur son dos. Malgré cette rhétorique barbouillée d’aniline, la ville ne pesait rien. Aucune glu. Un fort vent l’aurait emporté. Elle tirait un grand charme de sa fragilité.

(…)

Un jour, j’y retournerai, à cheval sur un balais s’il le faut.

(…)

La nuit était bleue, le désert noir parfaitement silencieux, et nous, assis au bord de la piste, lorsqu’un camion venu d’Iran s’arrêta à notre hauteur.

(…)

Un voyage se passe de motif. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est lui qui vous fait, ou vous défait.

(…)

Bazar de Kaboul. Les poids des pierres tintent sur le plateau des balances.

(…)

Soixante kilomètres au nord de Kaboul s’étendent le massif de l’Hindou-Kouch. A quatre mille mètres d’altitude en moyenne, il traverse l’Afghanistan d’est en ouest soulève à six mille les glaciers du Nouristan et sépare deux mondes.

(…)

Nous retrouvions notre baraque chauffée à blanc par le soleil de la journée. En poussant la porte nous retouchions terre. Le silence, l’espace, peu d’objets et qui nous tenaient tous à cœur.

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L’analyse excessive de textes littéraires assèche-t-elle la créativité ? et autres anecdotes du picaresque universitaire

25 Oct

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Professeurs de lettres, nous devrions peut-être nous poser la question suivante : l’excès d’études littéraires rend-il fou ?

David Lodge, l’hilarant fondateur selon Umberto Eco du « picaresque universitaire » a de quoi nous éclairer sur la question, et ce qu’il dit est loin d’être rassurant !
Dans son roman Changements de décor, il se moque abondamment de Morris Zapp, un professeur de littérature anglaise qui a décidé d’analyser Jane Eyre sous toutes les coutures disciplinaires : analyse linguistique, psychanalytique, marxiste, déconstructionniste, structuraliste, postructuraliste, moderne et même, postmoderne… Amoureux des paradigmes, il souhaite pouvoir avoir tout dit sur l’œuvre de sorte qui si un jour un chercheur se mette en tête de commenter Jane Eyre ce soit peine perdue, tout aura été dit, car il aura auparavant épuisé le roman !
Qu’est-ce que la littérature alors pour Morris Zapp ? Une mine de sèmes jetée en pâture à des critiques avides d’interprétation novatrice, une mode chassant l’autre ? Quid de la sensation, de l’émotion devant l’œuvre, et dans la formation universitaire, quid des ateliers menant à toucher du doigt le plaisir de la démarche créatrice ?

Cette anecdote de David Lodge me permettrait, si je me laissais aller à l’amertume, de me répandre en critiques adressées aux études de lettres modernes.

D’ailleurs, qu’avons-nous fait exactement durant toutes ces années d’études de lettres ?
Nous avons analysé littéralement et dans tous les sens le texte et le paratexte, de l’incipit à l’épilogue. Nous avons planché sur les mille théories de la narratologie, de la sémiologie, de la sémiotique, et du schéma quinaire.  Nous avons fait des exposés sur la morphosyntaxe en diachronie et sur les procédés emphatiques. Nous avons fait des fiches sur les modalisateurs d’énoncés. Nous avons lu et relu Barthes, récité Genette, radoté Jakobson, nous nous sommes perdus chez Jauss en bons khâgneux dociles. Nous avons fini par devenir des machines à analyser, à aiguiser un œil strictement paralittéraire. Un peu comme David Lodge dans Jeu de société, qui caricature le milieu universitaire, nous avons surtout appris à « parler sur », à nous demander : « que disait X à propos de l’article de Y sur le livre de P sur Q ? ».

Mais avons-nous eu des espaces pour expérimenter ce qu’intimement la littérature représentait pour nous ?

Si les autres filières d’arts et lettres comme le cinéma ou les études théâtrales combinent des cours d’analyse ET des cours de création, afin de faire ressentir le lien ténu entre l’avènement d’une œuvre et son exégèse, que fait-on des étudiants en lettres modernes ?

Nous en faisons des machines à gloser, les rédactions narratives et autres écrits d’invention qui jalonnent les cours de français de l’école primaire au lycée et qui réjouissent les graphomanes et les raconteurs en herbe s’étant manifestement arrêtés aux portes de l’université.
Je suis allée à la fac de lettres car j’aimais principalement lire et écrire. Pour bon nombre d’entre nous, ce lieu s’est malheureusement avéré être un ratatineur de créativité passablement dévolu au commentaire. Je ne suis pas sans savoir que dans bon nombre d’autres universités les programmes proposent des enseignements annexes tels que des ateliers d’écriture, cependant tout cela parait très secondaire et présenté comme bassement récréatif.

Pourtant, dans de nombreux pays, notamment anglo-saxons, les diplômes de création littéraire existent. Cette formation mène également aux métiers de journaliste, rédacteur web ou chargé de communication, preuve que l’on peut tout à fait combiner création et analyse critique sur la création dans une formation professionnalisante.
S’il y a des conservatoires pour les comédiens et les musiciens, s’il y a des écoles des Beaux-Arts, pourquoi n’y a-t-il pas d’école d’écrivains ?

Passée la réponse pragmatique (très peu vivent de leur art) cette réticence de la France à proposer une formation universitaire de création littéraire semble venir du sacro-saint présupposé classique que l’écrivain peine dans son coin en attendant l’inspiration. Il serait absurde de faire une école dédiée à cet enseignement, une telle école ramènerait l’image mythologique de l’inspiration à un grossier speed-dating avec les muses !

Souvent, quand je passe dans la vitrine d’une librairie je me demande, tous ses écrivains, ils écrivent tout seul ? Et je les plains un peu de n’avoir eu des amis d’école à remercier dans leurs épigraphes.

Cette vision sacrée de l’inspiration a néanmoins tendance à s’effriter. Depuis quelque temps, trois universités françaises (Le Havre, Toulouse et Paris 8) offrent des formations de création littéraire et sur le web, de plus en plus d’initiatives comme l’ingénieux projet Drafquest proposent des cours en ligne d’aide à l’écriture créative.
Quand j’en ai pris connaissance, c’était trop tard, j’avais déjà été asséchée par des années de commentaire littéraire et je n’arrivais qu’à grand peine à m’extirper du carcan triadique de la dissertation.
Mon imagination semblait rabougrie, rouillée, courbaturée de s’être pelotonnée dans des problématiques stylistiques prosaïquement scolaires et quand j’étais fortement émue à la lecture d’un roman je ne pouvais m’empêcher d’en disséquer la syntaxe au lieu de me laisser porter par ce ressenti.
J’ai profondément aimé mes études de lettres grâce auxquelles je me suis ouverte au monde, mais parfois je donnerai beaucoup pour oublier tout ce que j’y ai appris, et le temps de quelques secondes, lire avec un œil neuf.

Et puis, j’ai rencontré Adèle.
Adèle était une véritable terroriste des études littéraires.
Quand je l’ai rencontrée elle était chargée de TD à l’université de T***. Membre des brigades créatives, elle glissait dans les sujets de partiel des questions pièges, y écrivait : « S’il vous reste 10 minutes à la fin de l’examen, écrivez un poème à la manière de Tristan Corbière pour 2 points de plus ». À la fin des cours d’analyse stylistique, elle demandait à ses étudiants d’écrire des textes croisant les styles :

-Mélangez Du Bellay et Baudelaire.

-Imaginez que vous êtes un Oulipien sans contrainte

-Paraphrasez Gérard Genette sans utiliser les mots « diégétique » et « transtextualité »

-Pratiquez la greffe d’alexandrins

-Ecrivez à la manière de Proust sur un sujet cher à Nicolas Bouvier

-Inventez un dialogue riche en zeugmes entre Boris Vian, Pierre Desproges et Boby Lapointe.

Toutes ces consignes semblaient nous dire : mixez les auteurs, farfouillez dans les styles comme dans une brocante, amusez-vous bon sang !

Au début des TD consacrés à l’analyse d’une œuvre, on prenait toujours quelques minutes pour parler de ce que l’on avait ressenti comme émotions, par exemple quand nous avions lu Splendeurs et misères des courtisanes ou Terre des hommes. Ensuite elle nous lisait ce que les contemporains de ces auteurs avaient ressenti en lisant ces ouvrages et nous parlions des similitudes ou des décalages entre ces réceptions diachroniques.

Les TD sur les figures de style étaient de vastes terrains de jeux en pays Oulipien et le pastiche était devenu un art que nous maîtrisions à la perfection. En mimant l’écriture des classiques nous arrivions par je ne sais quelle alchimie à en toucher la substantifique moelle et devenions leurs confrères, quittant quelques minutes le rôle de commentateur pour comprendre en ressentant.

À une exception près : Adèle n’existait que dans mon imagination, je m’ennuyais à mourir dans la plupart de mes cours de lettres et je m’inventais ces ateliers créatifs dans les marges de mes feuilles de cours.

J’aurais aimé finir cet article par une phrase bien tourné et percutante, une chute ironique et stimulante, mais rien ne vient alors je vais faire appel au joker de tous les flemmards de la chute en sortant une citation de circonstance. J’aurais pu finir avec cette citation de Boris Vian : Je me demande si je ne suis pas en train de jouer avec les mots. Et si les mots étaient faits pour ça ? mais je trouve qu’elle ressemble un peu trop à un slogan d’atelier d’écriture pour les 8-12 ans alors je vais plutôt vous laisser sur les intrigantes pensées d’Éric Chevillard :
« Agathe est surprise d’apprendre que le corbeau croasse alors qu’il est ici et non en Croatie. Et Suzie à qui j’ai fait remarquer que le houx griffe et qu’il faut par conséquent s’en méfier préfère depuis l’appeler l’houx. Les mots et les enfants jouent ensemble tant qu’ils n’ont d’orthographe ni les uns ni les autres. »

Source image : http://discardingimages.tumblr.com/

Peut-on choisir son type de procrastination ?

3 Sep

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Quelles sont les meilleures conditions pour écrire sereinement et efficacement ?

Cette interrogation est née de la remarque de mon amie cinéphile : « Pourquoi est-ce qu’on imagine toujours l’écrivain à son bureau dans sa maison de campagne, avec un thé et un chat sur les genoux en train d’écouter du Mozart alors que la plupart du temps il griffonne sur un vieux prospectus pendant une conférence qui l’ennuie ou pendant qu’il fait un boulot alimentaire ? »

Plus sérieusement, qui écrit comme ça ?

Faisons tomber le mythe, je vais vous raconter une histoire d’écriture sportive, de procrastination guillerette et de chocapics.

« Tout est prêt. La tasse de thé chaï avec du miel de thym, le chat gris endormi sur les genoux, Fip en fond sonore, des stylos doux au toucher, un tas de feuilles blanches et surtout du temps libre. Les conditions parfaites sont réunies. Sauf l’inspiration, ou tout simplement l’envie d’écrire, qui ne se décide absolument pas à m’envoyer ne serait-ce qu’un ersatz de muse. Ce rectangle blanc, feuille A4, petit carnet à spirale clairefontaine ou document word, reste et restera immaculé.

L’angoisse de la page blanche, c’est surfait, moi j’ai l’angoisse de l’angoisse de la page blanche, une méta-peur si vous préférez. Alors pour ne pas risquer de provoquer cette angoisse, je n’organise JAMAIS toutes ces conditions idéales décrites plus haut.

Non, ce qu’il me faut pour déclencher l’inspiration, c’est une situation terriblement ennuyeuse, une sensation d’enferment où l’écriture me paraîtrait la seule échappatoire : la salle d’attente de la CAF, un séminaire sur l’utilisation de la norme ISO dans le catalogage partagé, un exposé laborieux sur la sensation de regrets chez Du Bellay par un élève de 5e. Acculée dans un ennui mortel, c’est seulement à cet instant que mon cerveau active la compétence « écriture ». Ce qui est terrible, car en plus d’être affreusement impoli pour les conférenciers, ces conditions ne sont pas du tout confortables pour écrire. Il faut cacher à ses voisins de table ses notes sur le huitième chapitre de roman et faire semblant de s’intéresser à la norme ISO. Je préférerais infiniment arriver à écrire chez moi, dans la douceur du chat angora qui vient jouer avec le bout de mon crayon, poser ses pattes sur le clavier et phagocyter impitoyablement le coin de la feuille blanche.

Bon an mal an, j’ai fini par accepter cette contrainte. Mais le second écueil, sournois, qui guette, c’est que le plus souvent je finis par m’intéresser à la conférence qui est donnée, aux affiches dans la salle d’attente de la CAF, et la situation ennuyeuse cesse bien vite de l’être.

Venons-en aux faits, je souffre d’un syndrome affreusement handicapant, celui de la lecture compulsive et de l’intérêt constant. Quelle que soit la situation, je ne peux m’empêcher de lire ou d’écouter lorsqu’un graphème ou un phonème traîne dans la pièce. Je lis tout, absolument TOUT, les affiches dans le métro, l’équation de mathématique abandonnée sur le tableau, les conditions d’utilisations en taille 6 tout en bas près de l’astérisque même si elle fait trois paragraphes et utilise des mots comme « nue-propriété, usufruit ou créance salariale », les BD débiles avec des jeux en faveur de l’environnement sur les paquets de Banania. Mon cerveau est le réceptacle idéal pour toutes ces stratégies marketing que j’exècre autant que j’assimile. Je connais par cœur toutes les devinettes au dos des Chocapics et je pourrais réciter le contenu des affiches portant sur le montant des amendes suites aux infractions dans RER B alors même que je n’ai pas mis les pieds à Paris depuis des mois. Pour peu qu’il y ait des lettres, je suis aspirée…
Et la norme ISO, à sa façon, finit par me captiver !

C’est bien sûr ce qui fait le fonds de commerce de la procrastination. Quand une tâche homérique nous semble insurmontable (à tout hasard écrire son grand œuvre) nous nous réfugions dans les tâches subalternes, par exemple faire la vaisselle, ranger sa bibliothèque selon les lois de Raganathan ou trouver la norme ISO captivante. Jamais je n’ai eu autant de bonheur à l’idée d’avoir du linge à étendre ou ma déclaration d’impôt à remplir que quand approchait l’échéance d’un article à rendre.

Ainsi, c’est trop tard, la norme ISO n’étant plus un sujet ennuyeux, malgré moi je rechigne à écrire. Il ne me reste plus qu’à trouver un nouveau champ disciplinaire assommant.

Et là, il y a bien des moyens de ruser : aller suivre des cours auxquels on ne comprend strictement rien, à défaut d’avoir les moindres clefs pour savoir de quoi on parle. J’ai intégré en douce les CM d’épidémiologie à la fac de médecine, je me suis incrustée au cours de fondement de la rhéologie, mais là encore les images du power-point me fascinaient tant que je les dessinais au lieu de me mettre à écrire. J’entrais alors dans la salle d’à côté, un cours de maths, me coulais dans une chaise du fond. Loin devant moi, un tableau rempli d’équations, l’abstraction pure, aucune chance de comprendre ou bien d’admirer puisqu’aucun sème ne vient chatouiller mon allèle procrastinateur.

Et puis est arrivé ce qui devait arriver.

Le professeur me voyant gribouiller négligemment au fond de la salle s’est énervé et m’a prié de passer sur-le-champ au tableau afin de résoudre l’amalgame de signes typographico-barbares qu’il enroule méticuleusement dans le mot équation.

Alors, je me suis approchée sans trembler du pupitre blafard et très lentement, je leur ai écrit au tableau la raison de ma présence ici, ma quête de l’ennui dans toutes les disciplines ainsi que les quatre premières phrases de mon roman. Les étudiants ont bien ri et le professeur m’a laissé m’installer au fond de la salle en échange d’un sac de chouquettes matutinal et d’une lecture à voix haute, à la fin de chaque cours, du dernier chapitre que je viendrai d’écrire.

J’étais somme toute passablement satisfaite de mon sort et contente de ma technique jusqu’au jour où, au fond de l’amphi dans lequel je donnais un cours palpitant sur le braconnage culturel, je vis un frêle étudiant inconnu gribouillant frénétiquement, semblant aspiré par l’écriture, alors même que tout l’amphi avait les yeux fixés sur le film que je leur projetais.

J’ai un peu râlé, mais je ne l’ai pas dénoncé, tout à ma joie de voir sa procrastination cicatriser. »

Brimborions
*Pour se guérir de la procrastination sans effort et sans culpabilité, c’est ici en anglais et ici en français*

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Mode d’emploi du livre ou comment en gribouiller les marges en toute impunité ?

14 Jul

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*** Les livres d’étagères et les livres de sacs à main

Il y a deux types de livres.
Les livres sédentaires et les livres nomades, autrement dit les livres d’étagères et les livres de sacs à main. Les premiers sont doux, épais et rassurants, ils dorment paisiblement dans nos bibliothèques quand les seconds sont des aventuriers jamais rangés à la même place, toujours prêtés, annotés, leur couverture porte les stigmates irrémédiables des péripéties dans lesquelles on les a traînés. Ils ont subi les attaques du l’eau de mer, du sable, des empreintes grasses de la crème solaire et des mains baveuses du petit neveu. Finalement avec eux on est quitte. Ils nous ont emportés dans leur univers et nous les baladons allègrement dans le nôtre !

Ils semblent un peu tristes pourtant de n’avoir pas de place assignée dans la maison. Généralement les livres nomades migrent de la table de nuit déjà jonchée de romans au sac à main puis vers la table du petit déjeuner. Souvent ce sont des livres qui nous ont fortement marqués, que l’on veut avoir près de nous pour pouvoir à tout moment retrouver ce passage si truculent ou bien se promettre de le prêter à un ami. Ils traînent souvent sur la table basse du salon, leur présence silencieuse nous rassure, comme un vieil ami qui passerait à l’improviste.

Par contre, si ce sont des livres empruntés à la bibliothèque, le cas est tout autre. Leur temps est compté, ils ont un statut intrinsèquement trop temporaire pour que l’on daigne leur accorder une place de titulaire dans notre bibliothèque. Ils migrent alors de table de nuit en sac à main, malheureux vagabonds qui ne connaîtront jamais le repos du sédentaire.

Ces derniers d’ailleurs n’auront pas la même existence que leurs homologues patachons. Le livré sédentaire a besoin de se reposer. On n’amène pas les œuvres complètes de Du Bellay ou L’histoires des bibliothèques françaises en trois tomes à la plage. Ils me font l’impression de gros bourgeois bedonnants et ronflants dans la bibliothèque : c’est le dernier Jean d’Ormesson offert par mamie à Noël dernier et que l’on ne lira jamais, c’est L’initiation à l’ancien français achetée au début de la licence de lettres et qu’on n’ose pas revendre parce que quand même il est tout chargé d’institution, il nous rappelle des souvenirs de partiels et surtout les fêtes qui suivirent ; c’est ce vieil Annabac philo qui fait affleurer à notre mémoire le jour où l’on a découvert et aimé le Nietzsche d’Ainsi parlait Zarathoustra, c’est cet exemplaire collection Belin Repère de Cyrano de Bergerac qui pourrait être revendu à Gibert Joseph car on en a désormais une édition bien plus belle, débarrassée des questions didactiques niveau quatrième disséminée entre chaque acte pour mieux en scolariser la lecture (« Cherche le champ lexical de l’emphase dans la scène 3 de l’acte II »), mais cet objet pédagogique nous rappelle notre première lecture du chef d’œuvre. On ne refilera pas non plus le Werber qui traîne au fond de la bibliothèque. Il est indéniablement mauvais mais il a été offert par un amour de jeunesse, il est encore un peu nimbé de sacré.

Et voilà ce que sont les livres sédentaires : une collection de souvenirs, les grandes étapes d’une vie matérialisées dans des objets symboliques. On ne les lira pas, mais on ne les jettera pas pour autant. Seuls les déménagements écrèment les plus faibles dans une négociation douloureuse entre le poids physique et la masse de souvenirs. C’est pourquoi le livre sédentaire craint par-dessus tout le déménagement car il n’ignore pas que son propriétaire jugera inexorablement du ratio poids/intérêt dans ma bibliothèque pour décider de la nécessité de sa présence dans le nouvel appartement. Et en effet, si les éditions Pléiades sont tranquilles (leur coût les mettant à l’écart d’un ostracisme fatal), face à l’Introduction à la morphosyntaxe en diachronie ou à Principes de thermodynamique-Première année, on hésite davantage. Pour ceux qui seront donnés ou vendus, se sera le début d’une vie nouvelle, une occasion pour eux de rebattre les cartes du destin vers un nouveau lecteur qui selon ses aspirations les rangera chez les nomades ou les sédentaires.

Fort heureusement, ces deux statuts ne sont pas gravés dans le marbre et un livre nomade ayant longtemps accompagné son lecteur rencontre parfois un repos bien mérité parmi les sédentaires sur étagère. A l’inverse un sédentaire est parfois élu pour une folle virée en sac à dos, mais pas tous !

Belle du Seigneur, par son poids, est moins propice au nomadisme que les petits Folios dévorés sur la plage. Et pourtant, j’ai bien essayé d’amener Ariane et Solal avec moi dans le métro. Ce fut délicieux…mais lourd ! Je leur préfère mille fois Et on tuera tous les affreux de Boris Vian aussi léger que furtif ou bien un recueil de nouvelles de Le Clézio, se glissant avec sensualité dans le sac à main. Il y aurait donc un comportement, un ethos qui conviendrait à chaque type de livre.

Ces considérations m’amènent à l’élaboration d’un Mode d’emploi du livre.

***Comment utilise-t-on un livre ?

C’est une chose certaine, on ne s’intéresse pas assez aux utilités du livre autre que pour la lecture.
Pourtant, j’ai connu une amie qui achetait chaque année un exemplaire des Fleurs du mal de Baudelaire et l’utilisait comme agenda. Dans les marges, en tout temps, elle notait ces rendez-vous importants et était sûre de pouvoir croiser au moins une fois par jour, par bribes de textes, sursauts de prose… Certains étaient offusqués, je trouvais ça tendre et beau, une promesse faite à un auteur qu’on le lira encore et encore.

J’ai connu un individu qui m’a avoué avoir acheté tout Platon pour avoir l’air intelligent dans le métro quand il croisait cette charmante jeune fille qui se rendait à la fac de philo. J’ai connu des gens qui calaient des portes avec la Critique de la raison pure
Et pour ceux qui voudraient un argument ad hominem pour avoir le droit de gribouillez les marges, je me souviens d’avoir lu chez le dramaturge russe Meyerhold cette phrase qui disait à peu près : « Un livre dont les marges sont remplies de notes a 1000 fois plus de valeur qu’un livre vide ! Noircissez les marges, soyez sans pitié ! ».

***Comment range-t-on un livre ?

Malgré la séparation entre nomades et sédentaires, je prends soin de ranger les livres avec discernement : je ne place pas Rousseau près de Voltaire, Marx à côté d’Adam Smith ni Boris Vian près de Marc Levy (à ceci près que ma bibliothèque est dépourvue de cette scorie) ou de la collection Harlequin. J’ai placé côte à côte Sartre et son Castor, Montaigne et La Boétie, Du Bellay et Ronsard. Je n’ai pas non plus séparé les oulipiens des pataphysiciens. J’ai réconcilié les amours en méconnus en plaçant Voltaire près de son amante Emilie du Châtelet (éminente physicienne injustement foutue en-dehors des programmes scolaires…), tout en prenant quelques risques : en posant Einstein près de Schrödinger, j’ai l’espoir secret qu’un matin les marges de l’un soit recouvertes des équations de l’autre, réconciliant ainsi relativité et quantique.

***Comment classe-t-on un livre ?

Il y a peu de temps je me suis dit que l’éternel classement thématico-alphabétique de la religion Dewey occido-centrée mériterait bien un peu de folie et j’ai imaginé pour une bibliothèque quelques critères de classement :

  • Livre avec sur la quatrième de couverture une photo très moche de l’auteur
  • Livre offert par un ami et que l’on n’a pas apprécié
  • Livre que l’on n’a jamais réussi à finir
  • Livre dont on dit qu’on a pour projet de le lire bientôt mais dont on sait secrètement qu’on ne le lira jamais
  • Livre qu’on ne veut pas lire car tout le monde en parle
  • Livre acheté parce qu’on aimait bien la photo sur la première de couverture

Le plus frappant dans cette tentative de classement, c’est qu’en musardant sur le site de l’OuLiPo (mon lieu de perdition procrastinatoire quotidien) je me suis aperçue qu’une de leur membre, Anne F. Garréta avait déjà mis en place des critères incroyablement inventifs et déclassés dont je cite ici quelques extraits pris au hasard. L’auteure différencie notamment les livres casaniers des livres nomades, ce qui prouve qu’il y a peut-être une noosphère où nous allons tous puiser des taxinomies…

Documentalistes, arrêtez tout, lâchez la CDU, lisez-moi ça vous allez frémir :

  • « livres où l’on se souvient avoir rencontré au moins une fois le mot ‘livre’ ;
  • livres dont on n’a pas souvenir qu’ils aient pu contenir le mot ‘livre’.
  • livres écrits sans ‘e’ ;
  • livres qui n’offrent, heureusement, pas la moindre ligne de dialogue ;
  • livres qui s’épargnent les descriptions en focalisation interne ;
  • livres qui abusent de la description en focalisation interne ;
  • livres écrits sans verbes ;
  • livres que Rodolphe aurait pu offrir à Emma, s’il avait été Valmont et non Rodolphe ;
  • livres qui, à force d’en causer ou d’en entendre parler, sortent par les yeux ;
  • livres qu’on ne peut lire qu’affligé d’un rhume ;
  • livres écrits dans une langue alors qu’évidemment ils ont été pensés dans une autre ;
  • livres prétendument écrits en français et qu’on croirait pourtant traduits d’une langue étrangère (probablement pas même indo-européenne) par une machine de traduction automatique ;
  • livres apparemment écrits sous le coup d’une indigestion de métaphysique allemande ;
  • livres dont on ne sait s’ils ont été écrits (prétendument en français) par une machine de traduction automatique ou sous le coup d’une indigestion de métaphysique allemande par une machine de philosophie automatique.
  • livres qui contiennent au moins une phrase qui ferait pleurer si l’on se risquait à la lire à haute-voix ;
  • livres dont au moins un personnage vous a inspiré un jour, au détour d’une ligne, ne serait-ce qu’un soupçon de désir ;
  • livres si mal écrits qu’ils en deviennent fascinants.

Autre partition :

  • livres casaniers
  • livres nomades.

Parmi ces derniers, on pourra distinguer :

  • livres qui ont traversé au moins une fois un océan ;
  • livres qui présentent un penchant certain à migrer, à la première opportunité, sous les lits ;
  • livres qu’on a emportés plusieurs fois à la campagne sans autres conséquences que de leur faire prendre l’air.
  • livres entre les pages desquelles on a placé pour les faire sécher et les conserver, des feuilles, des fleurs ou des graminées, cueillies à l’occasion de certaines promenades ;
  • livres contenant au moins une phrase que l’on sait par cœur ;
  • livres qui n’ont pas laissé le moindre souvenir ;
  • livres qu’on se souvient avoir lu sur un sofa de couleur claire dans une chambre d’une ville étrangère ;
  • livre qu’on se souvient avoir lu dans un arbre, le jour justement où la branche a cassé, mais sans parvenir à se rappeler de quoi il parlait.
  • livres offerts par quelque’un que l’on aime, aimait, a aimé ;
  • livres dont on aurait aimer parler avec quelqu’un qu’on a aimé ;
  • livres dont on imagine qu’ils pourraient ou auraient pu plaire à quelqu’un qu’on aime ou qu’on a aimé ;
  • livres qu’on aimerait ou aurait aimé lire au lit avec quelqu’un que l’on aime ou a aimé sans jamais le lui avoir dit ;
  • livres sans lien d’aucune sorte avec l’amour de quiconque (mais ceux-là, qui s’en souvient ?). »

Oui d’ailleurs, les livres sans amour, qui s’en souvient ?

Ode à l’appareil photo jetable et à quelques autres brouillons émouvants

26 Jun

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Un grand merci à la talentueuse Stéphanie Boulnois pour l’illustration.

Ce qui me chagrine avec l’appareil photo numérique c’est qu’on ne garde plus aucune trace des photos ratées, des portraits flous, de certains clichés mal cadrés au charme fou, tout empreints de l’émotion du moment.
En une seconde sur l’ordinateur, on efface pour toujours les vestiges de nos échecs photographiques, ne conservant que les réussites. On perd ainsi la surprise du développement des photos argentiques, la terrible attente pendant laquelle on imagine chacun des clichés pris pendant ce voyage en Andalousie. Durant le temps du développement photographique, on n’a de cesse de se demander comment nos aventures seront traduites en format 15x10cm. Enfin, devant le comptoir du photographe, on n’en peut plus d’attendre alors on ouvre fébrilement le boîtier et l’on se délecte de la surprise : laquelle des photos nous déçoit, laquelle nous ravit ? Qu’elles soient sublimes ou sans intérêt, on est obligé de les conserver. On garde avec nous les brouillons de nos créations, les étapes qui ont fait de nous chaque jour un photographe un peu moins mauvais. Les retrouver au fond d’un placard nous fait sourire.
Certaines, trop floues, étaient affublées d’un petit autocollant noir « non facturé », déposé par le photographe d’un ton de reproche mêlé de magnanimité. Aujourd’hui, qui irait faire développer les preuves de sa banalité photographique quand une seconde après avoir pris un cliché on peut en juger l’insignifiance puis le supprimer ?

Ressortons aussi nos brouillons du bac : des feuilles roses layette couvertes de gribouillis, de dessins, de citations remâchées : à droite une problématique soigneusement recopiée, à gauche une phrase d’accroche pour l’introduction, un élan d’inspiration cette accroche, le crayon a presque troué le papier !

Certains brouillons dégagent une beauté nostalgique et il serait bien dommage de ne pas s’arrêter devant quelques secondes.
Que seraient les romans de Proust sans ses paperolles, myriades chaotiques de petits papiers collés à ses manuscrits au fur et à mesure que le récit se tisse et se déploie ? Ratures, flèches et commentaires tassés dans la marge témoignent autant du caractère méticuleux de l’écrivain que de l’électivité de la littérature où l’auteur sans cesse est confronté au dilemme d’un mot plutôt qu’un autre.

Aujourd’hui, à une heure où les contours se doivent d’être précis, le filtre instagram bien placé, et le dessin vectoriel, le désordre du brouillon fait pâle figure. Le traitement de texte en ne conservant que le stade final de la création, nous fait oublier les égarements où parfois l’inspiration se déploie. Serait-ce précisément ces imperfections qui font le charme et l’intérêt de ce dont nous contemplons la beauté ? Même si l’art numérique conserve les différentes étapes de la création dans des systèmes documentaires, certaines technologies tendent à masquer le fait que les grands artistes ont commencé par tâtonner.

Prenons l’exemple que nous donne le théâtre. Si l’on y pense, le spectacle que nous pensons achevé n’est qu’une répétition générale de plus. En y réfléchissant, le metteur en scène aurait pu choisir de ne le présenter que vingt répétitions plus tard (ou plus tôt !). Mais alors, quel est le critère définissant le degré d’aboutissement d’une création ? Comment tracer une limite ? Dans ce cas, si l’œuvre d’art n’est qu’un processus interrompu, pourquoi ne pas créer à l’instar du salon des Refusés imaginés par Chintreuil un musée du Brouillon où esquisses et croquis se disputeraient la vedette ? À la dernière salle, après s’être imprégné de la démarche créatrice de l’auteur, on verrait enfin les tableaux définitifs (c’est d’ailleurs la façon dont est exposé Guernica au musée Reina Sofia, précédé par ses esquisses !).

Si l’œuvre d’art n’est pas un tout figé mais s’inscrit dans un temps de vie, nier ce temps revient à nier le travail de l’auteur. Si science sans conscience n’est que ruine de l’âme, texte sans contexte n’est que ruine de l’art…et de son commentaire. Prenons Hamlet Machine, la dernière pièce d’Heiner Müller. Longue de neuf feuillets, elle est l’essence condensée d’une centaine de pages. Lire cette pièce sans chercher dans les sous-entendus à reconstituer dans son imaginaire l’époque historique qui la transcende revient à lire du vide…et accessoirement à ne rien comprendre…et à s’ennuyer sans commune mesure…

De même qu’on tend à omettre le processus créatif, on n’étudie pas assez les romans ratés, les inventeurs dans l’ombre. On ne se penche pas assez à mon sens sur les insuccès des auteurs. Personne aujourd’hui, à part quelques spécialistes, ne lit plus les pièces de théâtre de Voltaire ni de Diderot, car on a jugé leur contenu inférieur à celui de leurs essais philosophiques. C’est ce qu’explique Jauss dans son Esthétique de la réception. Pourtant, au même titre que le brouillon, le roman raté d’un auteur célèbre posséderait peut-être un charme indéfinissable, probablement dû à son insuccès.

Un sublime ratage aurait-il mille fois plus d’intérêt qu’une fade réussite ?
L’erreur, malgré la désapprobation qui la déshonore est pourtant bien plus riche en expériences que la réussite et sur le sujet je ne m’étends pas plus au risque de digresser des kilomètres à propos de la sérendipité (qui si l’on y pense, n’est autre chose qu’une heure de procrastination qui a bien tourné…). Pourquoi alors ne trouve-t-on pas dans les livres d’histoire plus d’écueils célèbres ? Pourquoi ne lit-on pas les romans que les spécialistes d’aujourd’hui mésestiment, l’histoire des vaincus, l’histoire du quotidien, du pas fini, du sans intérêt, du maladroit, du à peu près, de l’infraordinaire au sens de Perec ?

C’est pourtant si exotique d’ouvrir des romans dénigrés. En se procurant une pièce de théâtre de Voltaire, on a l’impression délicieuse d’échapper aux serres griffues des normes académiques… Je m’étonne d’ailleurs que les hipsters n’aient pas déjà lancé la mode.

En sortant les brouillons, les ratés et les oubliés des placards et en les lisant, on leur découvre un autre visage : ils sont les premiers soubresauts de l’inspiration à l’œuvre, source et éclosion d’un monde singulier encore inimaginé.

Illustration : Stéphanie BoulnoisFilez immédiatement sur son site ou elle fait de très belles choses, des illustrations joyeuses et sobres, douces et percutantes, de quoi épuiser mes stocks d’oxymores !

 

Les romans ont-ils une date de péremption ?

11 May

Aujourd’hui je vous propose de décortiquer deux idées tenaces répandues par quelques professeurs de lettres qui persistent à dire que :

1. On ne peut pas lire L’écume des jours après 18 ans

2. On ne peut pas comprendre Proust avant 40 ans

/// L’écume avariée des jours
Cliché n°1 : « Lire L’écume des jours après 18 ans est une erreur : après ça devient niais et ça perd de sa fraîcheur » (Ce qui revient à comparer l’écriture de Vian à du poisson mais passons.)

Je suis d’accord avec le fond de cette assertion. Parfois on relit un roman adoré dans sa jeunesse et on trouve ça franchement mauvais car nos goûts ont évolué (c’est le cas pour Bernard Werber chez bon nombre de mes amis) ou parce que la magie n’y est plus. Pourtant j’ai des amis qui se pâment encore devant le Club des cinq, c’est leur madeleine de Proust, ça les shoote à la nostalgie. Cependant, ces moments de régression littéraire ne sont hélas pas adaptés à toutes les productions… Personnellement quand je ré-ouvre le Oui-Oui va au marché qui traîne au grenier ou que le lis Tchoupi à la plage à ma petite cousine, bien que j’ai lu ces livres durant mon enfance, c’est bien trop tard pour que j’y retrouve un soupçon de frisson diégétique !

Mais parfois la relecture apparaît comme une révélation, comme si l’auteur nous avait attendus patiemment, décennie après décennie, pour nous dire : à 15 ans tu liras ce livre parce qu’il y a un contrôle dessus la semaine prochaine, à 20 ans tu y verras surtout la fougue de ce personnage, à 30 ans tu comprendras le comportement de tel autre et à 40 ans tu te reconnaîtras toi à 20 ans. C’est beau cette promiscuité extra-littéraire avec des auteurs, et ce phénomène me touche particulièrement avec Vian, Lodge et Desproges qui sont à mon sens des écrivains à relire.

/// Longtemps je me suis couché de bonne heure…pas avant 40 ans
Cliché n°2 : « On ne peut pas comprendre Proust avant 40 ans, il faut avoir vécu des désillusions amoureuses puissantes ainsi que la perte d’êtres chers pour être sensible à sa façon de décrire les relations humaines et son rapport à la mémoire blablabla ».

Cette date de péremption à l’envers de type « à ne pas consommer avant le… » a le mérite de révéler la difficulté d’enseigner la littérature au collège. Allez expliquer à des préadolescents les sous-entendus scabreux des Liaisons dangereuses quand ils en sont encore à boire du Nesquik pour le goûter ! Allez leur faire comprendre les enjeux de la jeunesse de Rimbaud qui fuguait déjà à leur âge quand leur conscience amoureuse consiste à s’envoyer des petits mots en classe avec écrit à l’encore rose du stylo Diddle : « Est-ce que tu veux sortir avec moi ? ». Comment leur dire qu’à 15 ans Rimbaud avait lu tous les classiques et les parodiait alors qu’ils découvrent peu à peu la lecture avec les courts récits de Chair de poule et la collection Cœur Grenadine ? Dans certains cas c’est délicat de blâmer leur incompréhension totale des textes alors même qu’il leur manque des clefs de lecture autant que du recul et qu’ils n’ont pour la plupart encore rien vécu de significatif pour les appréhender.
Par contre, on peut lire Proust dès l’adolescence s’il est bien amené. Dans le cas contraire on risque de s’ennuyer comme jamais…au mieux on ne va probablement rien comprendre…au pire on sera dégoûté pour un long moment des romans de plus de 40 pages. Ce qui a hélas été le cas pour moi. Je me suis mise à lire Un amour de Swan à 17 ans…cela m’a assommé comme une conversation dans un salon des Verdurin. Je ne comprenais pas pourquoi l’on avait hissé les hésitations molles d’un Swann pleurnichard au rang de classique de la littérature. Cependant j’étais indéniablement touchée par le désespoir des personnages et j’avais conscience d’être devant un récit fort et puissant…mais sans prendre énormément de plaisir à la lecture.

Je l’ai relu 7 ans plus tard. Entre temps quelques lourdes désillusions amoureuses étant passées par là, la mélancolie avait fait son nid dans un coin de mon âme, épaulée par une sagesse heureuse ; j’avais également fait mes humanités, connu une soif inextinguible de romans fleuves et bu de la critique littéraire jusqu’à la lie ! En relisant le roman je m’exclamais « Mais oui ! Tout est dit ! » : la petite phrase de Vinteuil me semblait la clef de compréhension de l’âme humaine et cette relecture me plongeait dans une lucidité délicieuse ! Tout me semblait évident : les intermittences du cœur, la critique des Guermantes, les longs étés à la plage à Balbec et enfin le triste constat de Swann : Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre !

Je regrette que l’on ne m’ait pas motivée lors de ma première lecture en me parlant de ce que j’y trouverai de grandiose. On m’avait simplement dit « Ah beh oui c’est un classique Proust alors ça doit être bien écrit ». En somme, les grands textes demanderaient une médiation.

À ce sujet, j’ai hélas l’impression que le grand public dédaigne La recherche du temps perdu, qu’il le range négligemment dans le tiroir de la « littérature fastidieuse tendance chiante / option phrases à tiroir / spécialité longues descriptions et pas assez d’action ». Pourtant il suffit de regarder l’adaptation télévisuelle qu’en fait Nina Companeez (un exemple excellent d’adaptation ratée mais hilarante !) pour avoir en quelques minutes une vision plus badine : la débauche d’Albertine succédant aux phantasmes trash du baron de Charlus.

Beaucoup d’amies enceintes me disent également : il me tarde d’être en congé maternité pour avoir enfin le temps de lire La recherche au complet, je me sens prête, comme s’il y avait un stade à atteindre, un palier à franchir avant d’être digne d’ouvrir le récit initiatico-mystique que La Recherche représente pour pas mal de gens.

/// A lire de préférence quand on a très faim
Je propose donc l’usage d’un petit bandeau de papier sur le roman qui nous indiquerait les meilleures circonstances pour le lire !

Au lieu d’écrire des bandeaux de type : Le dernier thriller fascinant de Jean-Christophe Grangé pourquoi ne pas mentionner :

A lire avant de tomber amoureux

A lire après sa première fois

A lire après un chagrin d’amour qui fait mal (le roman regorge d’idées de vengeance truculentes)

A lire une fois puis à relire 10 ans plus tard pour comprendre tout le reste

A lire après un chagrin d’amour qui ne fait pas trop mal pour sublimer sa peine

A lire quand on a très faim sur Une gourmandise de Muriel Barbery,

A lire dans l’herbe pendant les chaudes journées d’été pour le Disque Monde de Pratchett

A lire dans les toilettes pour faire honneur aux conditions de réalisation et puis après le laisser tomber joyeusement dans les gogues pour Guillaume Musso et Marc Lévy.

/// Relire pour rafraîchir le livre
En apposant ainsi sur les livres leurs contextes de diffusion on en arrive à décrire leur sémiose (c’est-à-dire à leurs conditions de réception) et l’on démystifie un peu la lecture…qui n’est pas un acte pur et éthéré mais une pratique socialement ancrée, qui engage le corps : on lit pour et on lit contre.

En vrac : lecture dans le métro entre Berri UQAM et Jean Talon, entre Étoile et Place d’Italie, entre Esquirol et Matabiau, lecture dangereuse en marchant dans la rue pour finir les dernières pages du polar qui nous colle aux mains comme de la glu, lecture dans un hamac pour s’endormir sur son livre, lecture tard le soir dans le lit alors qu’il y a école demain, lecture de Causette quand les autres filles lisent Glamour, lecture sur liseuse sans odeur de papier, lecture punition quand on doit finir l’Assommoir et faire (horreur !) une fiche de lecture pour l’école, lecture à voix haute de La Place d’Annie Ernaux à mes amies qui s’endorment au soleil sur la plage, lecture honteuse d’un collection Harlequin ‑ Mais non c’est pour rire je ne lis pas ça au premier degré hein ‑, lecture du Canard Enchaîné dans un bistro rempli de Figaro et de La Croix, lecture en cachette du dernier Nothomb alors que quand même lire ça en prépa littéraire ce n’est pas un peu honteux ? lecture du blog de Chevillard alors que le prof de français veut qu’on finisse un Balzac, lecture des Inrocks dans la salle d’attente pleine de Paris Match fossilisés depuis 1982, lecture trophée pour montrer à tout le monde qu’on est arrivé à bout de Belle du seigneur : qu’on n’a pas trimbalé ces 3 kg de livres en vain dans un sac à main trop petit pour le contenir, qu’on en a bavé en lisant les 300 premières pages avant de trouver ça intéressant, qu’on a pleuré intérieurement arrivé à la fin et qu’on mettra probablement beaucoup de temps à s’en remettre… lectures n’importe où, à n’importe quel âge mais surtout relectures… par plaisir si possible, c’est toujours mieux…c’est en les relisant que les livres périment moins vite.

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(Que la très Sainte Juliette-cinéphile soit remerciée pour m’avoir suggéré cet article !)