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Percevoir le temps au pays des synesthètes

23 Feb

Synes

Suite à mon précédent article sur la synesthésie, on m’a demandé les couleurs et les textures liées à ma représentation du temps. En voici une description approximative, mais comme dit l’expression, traduttore, traditore. 
 
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Dans mes représentations mentales, le temps a une forme, une couleur, une texture, une personnalité et même des émotions. Les différentes durées temporelles m’apparaissent aussi réelles que des personnes, avec leur lot d’attrait, d’hostilité et d’étonnement.
Les secondes m’apparaissent comme de minuscules cerises vertes que l’on envoie rouler au loin simplement en respirant.
J’aimerais que l’on parle du temps en secondes, et non en heures ou en jours. On verrait alors les énormités de la vie : le temps infini à s’ennuyer dans la salle d’attente du médecin, les millions de secondes durant lesquelles on va aimer quelqu’un. J’ai toujours pensé que la lucidité dérangeante de la seconde, bien que peu pratique pour la logistique quotidienne, donnait à voir la véritable qualité du temps, sa fragilité.
La minute ressemble à un fruit mûr, une grosse grenade maladroite, retenant sous sa peau un nombre trop important de cerises-secondes. Déjà, quelque chose ne fonctionne plus au royaume du temps. La minute se déplace laborieusement, elle a mal digéré son flot de secondes, ce qui la rend à la fois ridicule et touchante.
Tout est oublié quand on passe à l’heure. On lui pardonne son indigestion de grenades-cerises. C’est un gros melon content de soi mais qui n’a pas grand chose à raconter. Elle a déjà pris toute la place dans notre société.
Le mot “journée” m’évoque un grand radeau indolent qui navigue sur les fleuves calmes des semaines puis des mois.
“Années, décennies, siècles, millénaires” : de moins en moins de couleurs et de textures sont associées. Leur image est sortie des livres d’histoire et de géologie. Je les vois en typographie Times New Roman, d’un noir un peu délavé, avec en arrière-plan les images canoniques des frises chronologiques ethnocentrées de l’école primaire : quelques dinosaures, invention de l’agriculture, invention de l’écriture, la naissance de Jésus comme un point nodal choisi de façon complètement aléatoire, Saint-Louis rendant la justice sous un chêne, un chapelet de guerres, trop peu de temps à parler de la Commune de Paris….

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45mn – C’est une pierre rouge concave qui crie les 15mn qui lui manquent pour atteindre l’harmonie de l’heure entière.
15mn – C’est une brique chatoyante et têtue qui ne tient jamais ses promesses. On ne fait jamais rien de constructif en 15mn.
20mn – C’est la plus fiable des formes. C’est une barque de bois, solide et sereine. On est jamais déçu par un créneau de 20mn : une consultation médicale sereine peut s’y loger et c’est un temps de transport honnête pour aller au travail.
60mn – C’est une boule dorée, solaire et chaude, qui se range gentiment dans les glissières de la salle de bowling du temps. Elle est recouverte de ce duvet délicat et dru que l’on trouve sur les balles de tennis.

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La couleur des chiffres ne varie pas souvent :
1 – noir
2 – jaune
3 – rose
4 – bleu
5 – rouge
6 – gris comme une aiguille de seringue
7 – indéfini
8 – marron
9 – beige
10 – blanc ou noir
Ne cherchez pas à argumenter, le 5 reste et restera toujours rouge.

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Certaines minutes impaires sont violettes. J’ai une affection profonde pour les périodes de 37 et de 13 minutes que l’on voit dans les horaires de train : arrivée à 18h21, départ à 21h37 pour le TGV à destination de Montpellier Saint Roch. J’aime arriver aux minutes impaires, je me sens hors du temps, loin de l’autorité des dizaines. Je programme plus volontiers mon réveil à 8h03 ou à 7h57 qu’à 8h00.
13h est une heure ingrate et étonnante. Je ne sais pas trop quoi en faire dans le créneau 12h-14h de la pause méridienne. Je ne me l’explique pas, mais les jours où je déjeune à midi, me remettre au travail à 13h m’apparaît bizarrement aussi triste que de se coucher à 19h un samedi soir. J’arrête souvent de travailler à 13h10 pour ne plus y penser et me remettre à la tâche à 14h. C’est ma seule superstition numérique.
Je pense que pour créer l’anarchie dans un lycée, il suffirait de demander aux enseignants de donner uniquement des cours de 38mn. Personne ne sait quoi mettre dans 38mn.
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« Après ma soutenance je pars élever des chèvres dans le Larzac ». Plans B des doctorants et autres fantasmes de l’après-thèse

18 Sep

2014-05-03 14.48.50

S’il est commun pour les doctorants de se projeter, dans des moments d’agonie rédactionnelle, dans un futur idéel de type : après la thèse, je pars faire quelque chose de radicalement différent, il est possible de noter une certaine constance dans les projets convoités.

Qu’il s’agisse de projets fantaisistes (élever des chèvres dans le Larzac, partir faire des crêpes au Canada, devenir star de ukulélé au Cap Vert) ou de reconversions plus sérieuses (faire un BEP ébénisterie, se lancer dans la couture), les gourmandes illusions de ces plans B ont toujours deux points communs : une transformation de la matière (cuisiner, coudre, sculpter) ou la création pure (musique, peinture), comme si la spéculation méthodologique et intellectuelle ne suffisait pas à s’ancrer dans le monde.

Ces rêves comportent généralement deux éléments :

  • Une activité manuelle et créative
  • Un pays étranger, généralement attrayant

Ces échappatoires permettraient alors de libérer un temps un esprit embrumé par trois ans de méditation sur un seul et même sujet obsédant, sujet susceptible d’occuper les rêves et de squatter inévitablement les conversations des repas de famille.

Ce besoin d’évasion, couplé à une aspiration à un futur voué à des tâches matérielles, se comprend mieux quand on examine la réalité du travail de thèse au jour le jour. De nombreux moments de la thèse sont hantés par le doute permanent. Devrais-je relire cet auteur ? Compléter mes hypothèses ? Revoir mon protocole d’enquête de terrain ? Attendre un retour de mon directeur avant de diffuser ce questionnaire ?

Dans ce contexte, la vision d’un travail répétitif, manuel et créatif (la couture, le ukulélé) semble promettre un avenir serein et joyeux, dépourvu des questions existentielles qui ont pu auparavant motiver l’inscription en thèse.

D’autre part, il arrive que le doctorant cherche dans son quotidien des activités les moins spéculatives possibles. Je connais une doctorante en anthropologie qui aime plus que tout faire la vaisselle. Cet amour du ménage s’est développé depuis le début de sa thèse :

Tu comprends, je passe ma journée à me demander si je dois me positionner par rapport à l’ethnométhodologie ou par rapport à l’anthropologie de projet, ça prend des heures ! Lire, hésiter, changer d’angle d’approche, lire à nouveau, se questionner. Quand je rentre le soir chez moi, je peux avoir l’impression de n’avoir pas avancé d’un iota dans ma réflexion, quand bien même j’aurais lu toute la journée. Par contre, quand je fais la vaisselle, la situation est bien plus simple : il y a une pile d’assiettes sales, j’ai un évier à ma disposition et dix minutes plus tard, cette pile d’assiette est propre. L’hésitation n’est pas possible, et la procrastination se fait moins menaçante. Jamais je ne pourrai faire pareil dans ma thèse. Même si je me disais “Je vais lire ces dix livres puis à la fin de la semaine j’aurais fini de définir mon contexte historique ”, ce projet ne serait pas aussi efficace, car le propre de chaque lecture est de faire douter, d’amener plus loin, de changer le regard. C’est passionnant, mais quand chaque lecture en appelle une autre, il est utopique de croire en un certain rythme de travail constant dans la recherche.

Les outils de la gestion de projet et les rétroplannings ont-ils cours quand il s’agit d’élaborer un raisonnement et donc de laisser le temps à la remise en question comme à la maturation ?

Face à cette négociation permanente avec le temps dans le cadre de la thèse, une des compensations symboliques possibles reste la projection dans un futur fantasmé où d’autres activités sont envisagées.

Alors, en hommage à tous les doctorants oscillant entre le plaisir de lire des ouvrages théoriques et la folle envie d’apprendre à danser le tango à Copacabana, je pique un air de Boris Vian et de Michèle Arnaud pour rappeler que :

Faites pas de doctorat, les filles, faites pas de doctorat,
Faites des cours de batucada,
Un Erasmus à Jakarta
Dev’nez chanteuse au Costa Rica
Faites une licence en LEA
Validez un master en droit
Faites des macarons au chocolat
Soyez postmoderne, ou l’soyez pas,
Dansez à poil à Nouméa

Lisez des BD, pas Derrida,
Allez escalader l’Himalaya
Mais faites pas de doctorat les filles
Faites pas de doctorat !

Le fameux Vous ne marriez pas les filles  parodié fonctionne également pour les khâgneux désespérés :

Faites pas prépa, les filles, faites pas prépa,
Coiffez-vous comme Lady Gaga,
Montez une usine de baklavas,
Partez élever des chihuahuas,
Allez danser la bachata,
Soyez râleuses, faites du yoga,
Partez regarder les Nymphéas,

Cajolez des chats angoras,
Montez votre propre cafétéria,
Elevez des chipolatas
Mais faites pas prépas les filles,
Faites pas prépa !

Le correcteur orthographique, ce générateur de lapsus. Quelques idées pour le piéger

10 Mar

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« Au commencement était le verbe », ensuite le correcteur orthographique automatique s’en est mêlé et les doctorants du monde entier ont commencé à haïr les logiciels de traitement de texte.

Le correcteur orthographique m’apparaît comme un immonde tyran aveugle, le plus froid des monstres froids. C’est un fait.

De manière plus générale, toute personne ayant dû rédiger un document de plus de 500 pages avec des annexes démiurgiques, des sauts de section continus et des notes de fin a forcément juré des heures durant contre les sautes d’humeur pestilentielles de Word, la froide suffisance de Latex, les sommaires inconstants et faquins d’Open Office.

Quand vous rajoutez à cela la fourberie du correcteur orthographique au vocabulaire forcément déficitaire, on atteint des sommets d’absurdité. Déjà dès la plus tendre enfance on voit qu’il souligne de vaguelettes rougeâtres tout ce qui ne rentre pas dans son panthéon lexical : nos noms de famille, nos prénoms, nos surnoms, nos villes ou même de joyeuses et innocentes onomatopées ; nous faisant déjà comprendre notre illégitimité orthographique, nous montrant par là à quel point avec lui ça ne rigole pas !

Il est temps d’apprendre à se venger.

Cela dit, le système de correction automatique voire de reconnaissance vocale du smartphone, a également sa part de responsabilité.

Sans comprendre le contexte, ces fleurons des technologies intellectuelles nous imposent des mots si éloignés de la proposition de départ que l’on ne peut que s’étonner de leur manque de tact.

Ils jouent les yeux bandés avec les sabres acérés des axes syntagmatiques et paradigmatiques. Ils lancent des shurikens lexicaux à l’aveuglette et ruinent nos mails et textos. Certes ils ont avalé le dictionnaire mais ils ne vivent que par et pour la morphosyntaxe et ne sont capables que d’une seule réflexion « Tiens ! Ce mot ressemble à tel autre, je vais donc le changer ». On ne peut pas bien sûr leur reprocher de ne pas prendre en compte le contexte, mais force est de constater qu’ils choisissent toujours le mot le plus embarrassant dans leurs corrections.

Il est tant d’accuser le pire de tous : ProLogos et d’exposer publiquement ses méfaits et listant ici ses pires ignominies :

-Dans un mail professionnel, ProLogos a remplacé « orga » par « orgie », « bon appétit » par « Meetic », « lambda » par « lambada », et finalement « organe » par « orgasme ».

Sans me relire, j’ai donc envoyé à mes collègues le message suivant :

« Bonjour Monsieur,
Le 15 mars me convient pour l’orgie, je vous apporterai des documents lambada pour constituer un programme. Il faudra également réfléchir à l’orgasme de presse à contacter pour le 4 avril.
Meetic, et à ce demain.
Cordialement »

Mais si un jour j’écris le mot « meetic », il ne va pas me transformer ce mot en « bon appétit », non il va me le remplacer inexorablement par « métis » ou par une autre paronymie issue de son esprit pervers, faisant de ProLogos un merveilleux et infini générateur d’analogie et de n’importe quoi !

Il fait surtout figure de magnifique générateur de lapsus des temps modernes et aurait constitué un superbe terrain de jeu pour les Oulipiens de tout poil !

Il s’applique surtout à s’acharner sur des sujets précis, des sujets précisément qu’il ne maîtrise pas vraiment : la littérature, la sémiologie et justement l’OuLiPo.

Il vous faut des preuves ?

-Dans un article de recherche, ProLogos a remplacé « Georges Perec » par « égorgé Perec »

-ProLogos mène généralement, une guerre farouche contre la littérature puisqu’il m’a changé « Boris Vian » en « Bourreau Viande », « Un amour de Swann » par « Un amour de scan », « Proust » en « peluche » quand ce n’est pas « prout » et « brousse ».

-ProLogos ne veut pas entendre parler de Roland Barthes, il me le remplace systématiquement par « Roland Beurk » quand ce n’est pas “Blatte”.

-Il a également une dent contre les musées. Il remplace systématiquement le mot « muséologie » par « musicologie », l’adjectif « muséal » par « museau ». Créatif autant que subversif, il s’applique obstinément à me montrer l’inexistence lexicale de chaque mot que j’emploie.

J’ai désactivé ProLogos le temps d’écrire cet article, mais en faisant une ultime relecture, j’ai eu quelques remords et je l’ai réveillé. Tout de même, il corrige si bien les espaces insécables manquants entre les guillemets et le mot suivant… Et en relisant le texte, il ne s’était même pas rendu compte j’avais mal orthographié son patronyme.

Aveugle et fou… Mais humble, et peu rancunier.

Je crois qu’une entente est possible.

***
Une fois mon correcteur orthographique calmé, il me restait à dresser la reconnaissance vocale de mon smartphone. Je voulais tester ses limites, le pousser à bout pour me venger de tous les lapsus gênants qu’il avait écrit pour moi.

J’ai alors tout tenté : lui dicter l’alphabet, lui chanter les Beatles à fond, mais à chaque fois il s’en est très bien sorti. Il a même reconnu avec brio une version un peu revisitée de Hey Jude ! Il a alors fallu que je tente le tout pour le tout. Je lui ai chanté le premier couplet de Ta Katie t’a quitté de Boby Lapointe, récité deux ou trois textes de Perec et de Queneau puis lui ait chanté la Complainte du progrès de Boris Vian.

Pour lui, ç’en était trop de phonèmes comparables, trop de paronymies, beaucoup trop de beauté surtout. Il n’a pas supporté, il s’est éteint sur le coup !

Depuis, à chaque lapsus qu’il interprète (quand par exemple je lui dicte « dans mes bras » et qu’il écrit « dans mes bars ») je le menace de lui lire les œuvres complètes de l’OuLiPo et il se calme immédiatement.

Depuis peu, il s’est même mis à la poésie, je lui lis des vers ou des chansons et je regarde ce qu’il m’écrit.

Il m’écrit : « Missing you the sky with diamonds », il m’écrit « Ce soit au bar Igor hagard et Morena regardent voir le dessous des blouses blanches, mais non éclatante, elle est retrouvée, quoi ? L’éternité, la mer, le temps, le soleil ».

Je ne comprends pas toujours ce qu’il dit, mais je crois qu’un jour je vais réussir à parfaire son éducation.

NB : Je retire absolument tout ce que j’ai dit de positif sur ProLogos… Dans une ultime relecture, il m’a proposé « catin » pour « Katie », « bobine la poutine » pour « Bobby Lapointe », « Judo » pour « Jude » et « chnoque » pour « Queneau ». C’est bas comme vengeance.

Jusqu’où peut-on nager dans un courant littéraire ?

22 Jan

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Émilien a cinq ans, il rêve de devenir poète maudit. Il deviendra percepteur des impôts.

Dans ma classe à l’école primaire, il y avait des élèves qui prenaient un peu trop au sérieux ce qu’on leur apprenait en cours de français. Émilien, lui, prenait pour vrai tout ce qu’on lui disait de la littérature, comme s’il s’agissait d’un théorème mathématique. Les modes de vie des personnages de roman lui semblaient, sans qu’il le sache encore, des modèles à atteindre.

Il vivrait comme dans un roman, il aimerait comme dans un roman, c’est-à-dire de façon absolument pas raisonnable, et de façon à être plus sublime à lire qu’à vivre. Il aurait constamment dans la tête une structure narrative, se demandant où placer dans le schéma quinaire chacun des événements forts de son existence. À ce moment précis, en était-il à la péripétie ou au dénouement ? Cet ami qu’il venait tout juste de rencontrer, un adjuvant, un opposant ?

Émilien sentait autour de lui se mouvoir les courants littéraires qui influençaient ses humeurs. Un jour il baignait dans le symbolisme le plus abscons, le lendemain il serait aveuglément surréaliste. Il nageait tour à tour dans tous les courants, de la Pléiade à l’absurde, en passant par les romantiques et le Parnasse (sauf peut-être le nouveau roman parce qu’il faut bien avouer qu’il s’ennuyait un peu chez Robe-Grillet…). Si son adolescence se prêtait bien à ce genre de mises en scène grandiloquentes où la synesthésie comptait fleurette à la métaphore ; en grandissant, il avait de plus en plus de mal à rendre sa vie romanesque. Comment se figurer un destin et un nom digne des plus grands succès de l’onomastique quand on remplit sa déclaration d’impôt en ligne, quand on fait la queue à la préfecture pour obtenir un macaron de stationnement ? Une référence à la poisseuse l’administration judiciaire de Kafka pouvait le sauver de temps à temps, le conforter dans le fait qu’il pouvait figurer dans une structure narrative cohérente mais tout de même, cela devenait compliqué à la longue, de confronter le sublime aux mesquineries des pièces justificatives demandées par la CAF.

Comment se raconter, le soir venu ?

Sa fonction de percepteur des impôts différait un peu trop de ses ambitions de poète maudit. S’il pouvait inventer des romans incroyables dans sa tête, impossible en revanche de les retranscrire. Alors peu à peu il se laissait grignoter par un style très prosaïque. Mais quelque temps plus tard, il en tira une énergie nouvelle, les récits de sa morne routine au centre des finances faisant figure de chroniques naturalistes de la société contemporaine.

Plus tard, il mordra dans une longue période de déprime nostalgique où à la recherche de son symbolisme perdu, il ne lira plus que Proust. Il songera bien au suicide mais cette issue l’empêcherait selon lui de vivre pleinement l’absence de repères de la postmodernité en littérature… Il se calmera peu à peu, se retirera pour lire Ponge, comme un vieillard obsédé par les quelques objets qui peuplent sa chambre et son univers ; et à l’heure de rendre son dernier souffle, quand il se retourna sur sa vie il eut le plaisir d’observer qu’il avait pu nager dans chacun de ces courants littéraires, avant d’en explorer le dernier registre : le tombeau poétique. En mourant, il soufflait encore : « Mme Bovary, ça a toujours été moi ! ». Comme épitaphe, il avait voulu ces vers de Jacques Roubaud :

« Sale, sale vie mélangée à la mort », mais sa femme avait bien compris ce qu’il voulait dire en réalité : « Sale sale fiction, mélangée à la réalité ».

Entre-temps, il avait aimé, voyagé, aimé encore, élevé des enfants, lu à n’en plus pouvoir et s’était reconnu lui-même dans le reflet de tous ces livres avidement avalés, au point qu’il s’était lui-même lu, raconté, romancé. Il avait fait une place dans sa tête pour un narrateur ironique et exalté, une sorte de seconde consciente qui commentait chaque instant de son existence, de son brossage de dent au soir de son premier baiser, de ses dissertations d’histoire à son examen du permis de conduire.

En rendant son dernier souffle, il fit disparaître avec lui l’incroyable roman de sa vie, tous ces moments relatés qu’il n’osa jamais poser sur le papier car les mots n’étaient pas assez précis pour traduire à quel point son imagination sublimait son quotidien. Émilien ne vécut jamais cette sensation d’être né précisément en 1900 quelque chose, dans un contexte sociopolitique précis. Etre intemporel, il voguait seul et heureux dans les genres littéraires, nageant le papillon et s’y noyant parfois, et il fut bien le seul de cette classe de primaire à ne pas ressentir sa génération.

Parfois je le trouvais fou, parfois je l’enviais, et parfois même je m’identifiais. Si je dois être sincère, Emilien, c’est moi, et Mme Bovary, c’est lui !

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Modeste recette pour une belle une bande-annonce de livre

19 Dec

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Je suis toujours profondément déçue et choquée par la façon dont se fait la promotion d’un livre.

Que nous apprend-on généralement ?

Au dos de la quatrième de couverture, quelques mots laudatifs d’un autre écrivain ayant autorité en la matière, un résumé de l’intrigue fréquemment bourré de litotes frustrantes et si on a de la chance une citation éloquente de l’œuvre en question : voilà les infimes miettes narratives que l’on nous offre en pâture pour nourrir notre horizon d’attente de lecteur.

Parfois, sur une affiche dans le métro, un gros plan sur le visage de l’auteur – quand il est beau – affublé d’une citation de journaliste dans une typographie élaborée. Bien que l’on connaisse aujourd’hui les hilarantes astuces pour bien rater une photo d’écrivain, et qu’on se soit suffisamment gaussé devant les pauses coincées des chercheurs sur le tumblr PUF premier cycle, le ravage publicitaire de la mauvaise photo d’écrivain persiste.

Et si on infligeait le même traitement promotionnel aux films ?

Vous imaginez Avatar ou Gravity présentés au public à travers la photo du réalisateur sur laquelle on lirait une citation bienveillante de Libé ? Frustrant, non ?

Partons donc du postulat qu’il est cruel de priver le lecteur d’une belle bande annonce littéraire lors de la promotion d’un livre et remédions à cette injustice.

Prenons appui sur la définition la plus commune de la bande-annonce afin de voir ce que donnerait la transposition de ce mash up promotionnel dans le milieu littéraire.

« Bande annonce : une série de plans choisis dans le film annoncé dont objectif est d’inciter le public à aller voir le film ; ces extraits sont habituellement choisis et montés à partir des séquences les plus passionnantes, drôles, ou remarquables du film, mais sous une forme abrégée. Une voix off pourra servir de liant et de commentaire, expliquant et résumant le film.»

Si l’on suit le modèle du choix puis du montage d’extraits particulièrement seyants voilà à quoi on pourrait arriver dans la réalisation de la bande annonce d’un livre.

Pour l’expérience, j’ai choisi de réveiller le sympathique Nicolas Bouvier, son sublime livre de voyage où il retrace son périple de Genève à la Perse : L’Usage du monde, paru en 1963 semblant suffisamment stimulant pour que je le prête au jeu :

C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent.

(…)

Nous avions deux ans devant nous et de l’argent pour quatre mois. Le programme était vague, mais dans de pareilles conditions, l’essentiel est de partir.

(…)

Boire un verre sous les acacias pour écouter les Tziganes qui se surpassaient. Sur le chemin du retour, j’ai acheté une grosse pâte d’amande rose et huileuse. L’Orient quoi !

(…)

Nous étions nouveaux venus dans ces campagnes où rien n’arrive ; il fallait montrer patte blanche. On s’assit à leur table qu’on fît regarnir de vin, de poisson fumé, de cigarettes.

L’ambiance était redevenue cordiale. Je branchai l’enregistreur et la musique recommença. De vieilles complaintes. Des chansons frustres, excitées, vociférantes.

(…)

Aux deux tiers du parcours une lanterne balancée à bout de bras, et des troncs en travers de la piste nous obligèrent à stopper. J’entendis le patron parlementer avec un troupier, puis couper le moteur. C’était un bled ; impossible de réparer ici. Tout juste si on y trouva de quoi manger. Tout en émiettant ma galette dans un bol de lait aigre, j’observais nos camionneurs.

(…)

J’étais dans un café de la banlieue de Zagreb. Saadik venait constamment remplir nos verres en nous désignant des vieillards proprets qui s’inclinaient à leur table la main sur le cœur.

(…)

Il fallut bien sûr photographier tout ce monde. Les filles surtout. Chacune voulait être seule sur l’image. Elles se poussaient et se pinçaient.

(…)

Dans le quartier baloutch : des échoppes si frêles exiguës qu’un homme robuste les auraient emportées sur son dos. Malgré cette rhétorique barbouillée d’aniline, la ville ne pesait rien. Aucune glu. Un fort vent l’aurait emporté. Elle tirait un grand charme de sa fragilité.

(…)

Un jour, j’y retournerai, à cheval sur un balais s’il le faut.

(…)

La nuit était bleue, le désert noir parfaitement silencieux, et nous, assis au bord de la piste, lorsqu’un camion venu d’Iran s’arrêta à notre hauteur.

(…)

Un voyage se passe de motif. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est lui qui vous fait, ou vous défait.

(…)

Bazar de Kaboul. Les poids des pierres tintent sur le plateau des balances.

(…)

Soixante kilomètres au nord de Kaboul s’étendent le massif de l’Hindou-Kouch. A quatre mille mètres d’altitude en moyenne, il traverse l’Afghanistan d’est en ouest soulève à six mille les glaciers du Nouristan et sépare deux mondes.

(…)

Nous retrouvions notre baraque chauffée à blanc par le soleil de la journée. En poussant la porte nous retouchions terre. Le silence, l’espace, peu d’objets et qui nous tenaient tous à cœur.

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L’analyse excessive de textes littéraires assèche-t-elle la créativité ? et autres anecdotes du picaresque universitaire

25 Oct

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Professeurs de lettres, nous devrions peut-être nous poser la question suivante : l’excès d’études littéraires rend-il fou ?

David Lodge, l’hilarant fondateur selon Umberto Eco du « picaresque universitaire » a de quoi nous éclairer sur la question, et ce qu’il dit est loin d’être rassurant !
Dans son roman Changements de décor, il se moque abondamment de Morris Zapp, un professeur de littérature anglaise qui a décidé d’analyser Jane Eyre sous toutes les coutures disciplinaires : analyse linguistique, psychanalytique, marxiste, déconstructionniste, structuraliste, postructuraliste, moderne et même, postmoderne… Amoureux des paradigmes, il souhaite pouvoir avoir tout dit sur l’œuvre de sorte qui si un jour un chercheur se mette en tête de commenter Jane Eyre ce soit peine perdue, tout aura été dit, car il aura auparavant épuisé le roman !
Qu’est-ce que la littérature alors pour Morris Zapp ? Une mine de sèmes jetée en pâture à des critiques avides d’interprétation novatrice, une mode chassant l’autre ? Quid de la sensation, de l’émotion devant l’œuvre, et dans la formation universitaire, quid des ateliers menant à toucher du doigt le plaisir de la démarche créatrice ?

Cette anecdote de David Lodge me permettrait, si je me laissais aller à l’amertume, de me répandre en critiques adressées aux études de lettres modernes.

D’ailleurs, qu’avons-nous fait exactement durant toutes ces années d’études de lettres ?
Nous avons analysé littéralement et dans tous les sens le texte et le paratexte, de l’incipit à l’épilogue. Nous avons planché sur les mille théories de la narratologie, de la sémiologie, de la sémiotique, et du schéma quinaire.  Nous avons fait des exposés sur la morphosyntaxe en diachronie et sur les procédés emphatiques. Nous avons fait des fiches sur les modalisateurs d’énoncés. Nous avons lu et relu Barthes, récité Genette, radoté Jakobson, nous nous sommes perdus chez Jauss en bons khâgneux dociles. Nous avons fini par devenir des machines à analyser, à aiguiser un œil strictement paralittéraire. Un peu comme David Lodge dans Jeu de société, qui caricature le milieu universitaire, nous avons surtout appris à « parler sur », à nous demander : « que disait X à propos de l’article de Y sur le livre de P sur Q ? ».

Mais avons-nous eu des espaces pour expérimenter ce qu’intimement la littérature représentait pour nous ?

Si les autres filières d’arts et lettres comme le cinéma ou les études théâtrales combinent des cours d’analyse ET des cours de création, afin de faire ressentir le lien ténu entre l’avènement d’une œuvre et son exégèse, que fait-on des étudiants en lettres modernes ?

Nous en faisons des machines à gloser, les rédactions narratives et autres écrits d’invention qui jalonnent les cours de français de l’école primaire au lycée et qui réjouissent les graphomanes et les raconteurs en herbe s’étant manifestement arrêtés aux portes de l’université.
Je suis allée à la fac de lettres car j’aimais principalement lire et écrire. Pour bon nombre d’entre nous, ce lieu s’est malheureusement avéré être un ratatineur de créativité passablement dévolu au commentaire. Je ne suis pas sans savoir que dans bon nombre d’autres universités les programmes proposent des enseignements annexes tels que des ateliers d’écriture, cependant tout cela parait très secondaire et présenté comme bassement récréatif.

Pourtant, dans de nombreux pays, notamment anglo-saxons, les diplômes de création littéraire existent. Cette formation mène également aux métiers de journaliste, rédacteur web ou chargé de communication, preuve que l’on peut tout à fait combiner création et analyse critique sur la création dans une formation professionnalisante.
S’il y a des conservatoires pour les comédiens et les musiciens, s’il y a des écoles des Beaux-Arts, pourquoi n’y a-t-il pas d’école d’écrivains ?

Passée la réponse pragmatique (très peu vivent de leur art) cette réticence de la France à proposer une formation universitaire de création littéraire semble venir du sacro-saint présupposé classique que l’écrivain peine dans son coin en attendant l’inspiration. Il serait absurde de faire une école dédiée à cet enseignement, une telle école ramènerait l’image mythologique de l’inspiration à un grossier speed-dating avec les muses !

Souvent, quand je passe dans la vitrine d’une librairie je me demande, tous ses écrivains, ils écrivent tout seul ? Et je les plains un peu de n’avoir eu des amis d’école à remercier dans leurs épigraphes.

Cette vision sacrée de l’inspiration a néanmoins tendance à s’effriter. Depuis quelque temps, trois universités françaises (Le Havre, Toulouse et Paris 8) offrent des formations de création littéraire et sur le web, de plus en plus d’initiatives comme l’ingénieux projet Drafquest proposent des cours en ligne d’aide à l’écriture créative.
Quand j’en ai pris connaissance, c’était trop tard, j’avais déjà été asséchée par des années de commentaire littéraire et je n’arrivais qu’à grand peine à m’extirper du carcan triadique de la dissertation.
Mon imagination semblait rabougrie, rouillée, courbaturée de s’être pelotonnée dans des problématiques stylistiques prosaïquement scolaires et quand j’étais fortement émue à la lecture d’un roman je ne pouvais m’empêcher d’en disséquer la syntaxe au lieu de me laisser porter par ce ressenti.
J’ai profondément aimé mes études de lettres grâce auxquelles je me suis ouverte au monde, mais parfois je donnerai beaucoup pour oublier tout ce que j’y ai appris, et le temps de quelques secondes, lire avec un œil neuf.

Et puis, j’ai rencontré Adèle.
Adèle était une véritable terroriste des études littéraires.
Quand je l’ai rencontrée elle était chargée de TD à l’université de T***. Membre des brigades créatives, elle glissait dans les sujets de partiel des questions pièges, y écrivait : « S’il vous reste 10 minutes à la fin de l’examen, écrivez un poème à la manière de Tristan Corbière pour 2 points de plus ». À la fin des cours d’analyse stylistique, elle demandait à ses étudiants d’écrire des textes croisant les styles :

-Mélangez Du Bellay et Baudelaire.

-Imaginez que vous êtes un Oulipien sans contrainte

-Paraphrasez Gérard Genette sans utiliser les mots « diégétique » et « transtextualité »

-Pratiquez la greffe d’alexandrins

-Ecrivez à la manière de Proust sur un sujet cher à Nicolas Bouvier

-Inventez un dialogue riche en zeugmes entre Boris Vian, Pierre Desproges et Boby Lapointe.

Toutes ces consignes semblaient nous dire : mixez les auteurs, farfouillez dans les styles comme dans une brocante, amusez-vous bon sang !

Au début des TD consacrés à l’analyse d’une œuvre, on prenait toujours quelques minutes pour parler de ce que l’on avait ressenti comme émotions, par exemple quand nous avions lu Splendeurs et misères des courtisanes ou Terre des hommes. Ensuite elle nous lisait ce que les contemporains de ces auteurs avaient ressenti en lisant ces ouvrages et nous parlions des similitudes ou des décalages entre ces réceptions diachroniques.

Les TD sur les figures de style étaient de vastes terrains de jeux en pays Oulipien et le pastiche était devenu un art que nous maîtrisions à la perfection. En mimant l’écriture des classiques nous arrivions par je ne sais quelle alchimie à en toucher la substantifique moelle et devenions leurs confrères, quittant quelques minutes le rôle de commentateur pour comprendre en ressentant.

À une exception près : Adèle n’existait que dans mon imagination, je m’ennuyais à mourir dans la plupart de mes cours de lettres et je m’inventais ces ateliers créatifs dans les marges de mes feuilles de cours.

J’aurais aimé finir cet article par une phrase bien tourné et percutante, une chute ironique et stimulante, mais rien ne vient alors je vais faire appel au joker de tous les flemmards de la chute en sortant une citation de circonstance. J’aurais pu finir avec cette citation de Boris Vian : Je me demande si je ne suis pas en train de jouer avec les mots. Et si les mots étaient faits pour ça ? mais je trouve qu’elle ressemble un peu trop à un slogan d’atelier d’écriture pour les 8-12 ans alors je vais plutôt vous laisser sur les intrigantes pensées d’Éric Chevillard :
« Agathe est surprise d’apprendre que le corbeau croasse alors qu’il est ici et non en Croatie. Et Suzie à qui j’ai fait remarquer que le houx griffe et qu’il faut par conséquent s’en méfier préfère depuis l’appeler l’houx. Les mots et les enfants jouent ensemble tant qu’ils n’ont d’orthographe ni les uns ni les autres. »

Source image : http://discardingimages.tumblr.com/

Peut-on insérer une structure narrative dans un haïku ? et autres tentatives de torsion littéraire

15 Sep

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En guise de prolégomènes et avant de résoudre l’épineux problème, je souhaiterais titiller quelques idées reçues à propos des haïkus, en citant allégrement celles que Philippe Costa dénonce dans son exquis Petit manuel pour écrire des haïkus.

On y apprend en effet que ce poème court japonais n’a rien d’un aphorisme zen et ne prétend pas divulguer un quelconque sens caché spirituel.

Le haïku ne serait donc rien d’autre qu’une image littéraire, un éclair visuel coulé dans des mots.

Il ne pense pas, il montre.

En tant que forme poétique ayant déjà été reprise et adaptée par des auteurs occidentaux tels que Paul Claudel ou Jack Kerouac, c’est donc un genre élastique, fluide et malléable, quelque chose que les chimistes rhéologues s’ils s’ennuyaient pourraient qualifier de fluide plastique. Par ailleurs, il n’est pas cantonné à la célébration de la nature et peut évoquer des thématiques diverses.

Donc oui, puisqu’il n’a rien de mystique, en le bourrant de sèmes, le haïku peut raconter une histoire de 17 syllabes, à la manière d’un micro-récit étroitement condensé.

Depuis longtemps animée par une volonté de torsion des formes littéraires (trouver une logique chez Ionesco, imaginer un Oulipien libre de toute contrainte ou produire de l’alexandrin kitsch au kilomètre) j’ai souhaité ici tenter l’expérience suivante : juxtaposer des haïkus indépendants (issus d’un recueil en cours d’écriture) pour voir si ensemble ils arrivaient à me raconter quelque chose.

Le résultat s’intitule Montréal hiver été. J’ai délibérément choisi de juxtaposer des haïkus qui laissaient apparaître une trame narrative qui sans être explicite laisse libre cours aux associations d’idées. Un prochain essai tentera de gommer ces ficelles pour qu’évoquer et raconter se confondent.

Montréal hiver été

Premier rendez-vous

Café aux fauteuils moelleux

Bob Dylan en fond

*

Fraîchement rasé

Les jeunes garçons aux joues

Ont quelques coupures

*

Elles boivent un latte

Chevelures innocentes

Les deux lycéennes

*

Le cidre cuivré

Plus enivrant que l’on croit

Traîtresse pomme !

*

Sortis du café

L’éternité dans la neige

Attendra le bus

*

Sous cette aérienne

Texture de leur neige

Regards débutants

*

Chapiteau d’étoiles

S’aimeront en silence

Malgré le sommeil

*

Soudaine attaque

C’est la pluie verglaçante

Bottes sont des luges

*

Le beurre fondu

Grésille dans la poêle

On fait des crêpes !

*

Premier jour de mars

Invasion invisible

Oh ! Les pâquerettes !

*

Et dimanche au parc

Les tam-tams qui vengeront

Tant de mois d’hiver

*

Envol de terrasses

La sangria au soleil

Rachel Saint Laurent

*

Festival gratuit

Le géant pléonasme

Montréal l’été

*

Partiel de philo

Calme. Dehors l’employé

Passe la tondeuse

*

Regard du barman

Sur les trois bières alignées

Un soleil se couche

*

Elles font trois pas

Les étoiles d’Orion

Sur la nuit bleutée

*

Ils font leurs adieux

Pourtant, le sourire aux lèvres

Ils se voient demain

*

Elle rit beaucoup

Dans les fontaines d’été

Parfum de cannelle

*

L’amour c’est pour eux

Les vacances de l’âme

Légers pas dans l’herbe

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(Pour les puristes de la métrique, j’ai utilisé un schéma 5/7/5 pour arriver à 17 syllabes, en m’autorisant selon les cas de figure à compter ou pas les e muets et à improviser des diérèses.)

Peut-on choisir son type de procrastination ?

3 Sep

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Quelles sont les meilleures conditions pour écrire sereinement et efficacement ?

Cette interrogation est née de la remarque de mon amie cinéphile : « Pourquoi est-ce qu’on imagine toujours l’écrivain à son bureau dans sa maison de campagne, avec un thé et un chat sur les genoux en train d’écouter du Mozart alors que la plupart du temps il griffonne sur un vieux prospectus pendant une conférence qui l’ennuie ou pendant qu’il fait un boulot alimentaire ? »

Plus sérieusement, qui écrit comme ça ?

Faisons tomber le mythe, je vais vous raconter une histoire d’écriture sportive, de procrastination guillerette et de chocapics.

« Tout est prêt. La tasse de thé chaï avec du miel de thym, le chat gris endormi sur les genoux, Fip en fond sonore, des stylos doux au toucher, un tas de feuilles blanches et surtout du temps libre. Les conditions parfaites sont réunies. Sauf l’inspiration, ou tout simplement l’envie d’écrire, qui ne se décide absolument pas à m’envoyer ne serait-ce qu’un ersatz de muse. Ce rectangle blanc, feuille A4, petit carnet à spirale clairefontaine ou document word, reste et restera immaculé.

L’angoisse de la page blanche, c’est surfait, moi j’ai l’angoisse de l’angoisse de la page blanche, une méta-peur si vous préférez. Alors pour ne pas risquer de provoquer cette angoisse, je n’organise JAMAIS toutes ces conditions idéales décrites plus haut.

Non, ce qu’il me faut pour déclencher l’inspiration, c’est une situation terriblement ennuyeuse, une sensation d’enferment où l’écriture me paraîtrait la seule échappatoire : la salle d’attente de la CAF, un séminaire sur l’utilisation de la norme ISO dans le catalogage partagé, un exposé laborieux sur la sensation de regrets chez Du Bellay par un élève de 5e. Acculée dans un ennui mortel, c’est seulement à cet instant que mon cerveau active la compétence « écriture ». Ce qui est terrible, car en plus d’être affreusement impoli pour les conférenciers, ces conditions ne sont pas du tout confortables pour écrire. Il faut cacher à ses voisins de table ses notes sur le huitième chapitre de roman et faire semblant de s’intéresser à la norme ISO. Je préférerais infiniment arriver à écrire chez moi, dans la douceur du chat angora qui vient jouer avec le bout de mon crayon, poser ses pattes sur le clavier et phagocyter impitoyablement le coin de la feuille blanche.

Bon an mal an, j’ai fini par accepter cette contrainte. Mais le second écueil, sournois, qui guette, c’est que le plus souvent je finis par m’intéresser à la conférence qui est donnée, aux affiches dans la salle d’attente de la CAF, et la situation ennuyeuse cesse bien vite de l’être.

Venons-en aux faits, je souffre d’un syndrome affreusement handicapant, celui de la lecture compulsive et de l’intérêt constant. Quelle que soit la situation, je ne peux m’empêcher de lire ou d’écouter lorsqu’un graphème ou un phonème traîne dans la pièce. Je lis tout, absolument TOUT, les affiches dans le métro, l’équation de mathématique abandonnée sur le tableau, les conditions d’utilisations en taille 6 tout en bas près de l’astérisque même si elle fait trois paragraphes et utilise des mots comme « nue-propriété, usufruit ou créance salariale », les BD débiles avec des jeux en faveur de l’environnement sur les paquets de Banania. Mon cerveau est le réceptacle idéal pour toutes ces stratégies marketing que j’exècre autant que j’assimile. Je connais par cœur toutes les devinettes au dos des Chocapics et je pourrais réciter le contenu des affiches portant sur le montant des amendes suites aux infractions dans RER B alors même que je n’ai pas mis les pieds à Paris depuis des mois. Pour peu qu’il y ait des lettres, je suis aspirée…
Et la norme ISO, à sa façon, finit par me captiver !

C’est bien sûr ce qui fait le fonds de commerce de la procrastination. Quand une tâche homérique nous semble insurmontable (à tout hasard écrire son grand œuvre) nous nous réfugions dans les tâches subalternes, par exemple faire la vaisselle, ranger sa bibliothèque selon les lois de Raganathan ou trouver la norme ISO captivante. Jamais je n’ai eu autant de bonheur à l’idée d’avoir du linge à étendre ou ma déclaration d’impôt à remplir que quand approchait l’échéance d’un article à rendre.

Ainsi, c’est trop tard, la norme ISO n’étant plus un sujet ennuyeux, malgré moi je rechigne à écrire. Il ne me reste plus qu’à trouver un nouveau champ disciplinaire assommant.

Et là, il y a bien des moyens de ruser : aller suivre des cours auxquels on ne comprend strictement rien, à défaut d’avoir les moindres clefs pour savoir de quoi on parle. J’ai intégré en douce les CM d’épidémiologie à la fac de médecine, je me suis incrustée au cours de fondement de la rhéologie, mais là encore les images du power-point me fascinaient tant que je les dessinais au lieu de me mettre à écrire. J’entrais alors dans la salle d’à côté, un cours de maths, me coulais dans une chaise du fond. Loin devant moi, un tableau rempli d’équations, l’abstraction pure, aucune chance de comprendre ou bien d’admirer puisqu’aucun sème ne vient chatouiller mon allèle procrastinateur.

Et puis est arrivé ce qui devait arriver.

Le professeur me voyant gribouiller négligemment au fond de la salle s’est énervé et m’a prié de passer sur-le-champ au tableau afin de résoudre l’amalgame de signes typographico-barbares qu’il enroule méticuleusement dans le mot équation.

Alors, je me suis approchée sans trembler du pupitre blafard et très lentement, je leur ai écrit au tableau la raison de ma présence ici, ma quête de l’ennui dans toutes les disciplines ainsi que les quatre premières phrases de mon roman. Les étudiants ont bien ri et le professeur m’a laissé m’installer au fond de la salle en échange d’un sac de chouquettes matutinal et d’une lecture à voix haute, à la fin de chaque cours, du dernier chapitre que je viendrai d’écrire.

J’étais somme toute passablement satisfaite de mon sort et contente de ma technique jusqu’au jour où, au fond de l’amphi dans lequel je donnais un cours palpitant sur le braconnage culturel, je vis un frêle étudiant inconnu gribouillant frénétiquement, semblant aspiré par l’écriture, alors même que tout l’amphi avait les yeux fixés sur le film que je leur projetais.

J’ai un peu râlé, mais je ne l’ai pas dénoncé, tout à ma joie de voir sa procrastination cicatriser. »

Brimborions
*Pour se guérir de la procrastination sans effort et sans culpabilité, c’est ici en anglais et ici en français*

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