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Poétique ordinaire des noms de cosmétiques : essai de sémiologie sauvage

1 May

cosmétique

Roland Barthes dans ses Mythologies soulevait le pouvoir symbolique des produits nettoyants qui dans le discours publicitaire se découvrent une force thaumaturgique, capable de désincruster et de terrasser l’invisible saleté :

 « les eaux de Javel ont toujours été senties comme une sorte de feu liquide dont l’action doit être soigneusement mesurée, faute de quoi l’objet lui-même est atteint, “brûlé” (…), le produit “tue” la saleté.” Quant aux poudres, elles “chassent” la saleté. “Les chlores et les ammoniaques sont sans aucun doute les délégués d’une sorte de feu total, sauveur mais aveugle ; les poudres sont au contraire sélectives, elles poussent, conduisent la saleté à travers la trame de l’objet, elles sont une fonction de police, non de guerre. (…) C’est supposer que le linge est profond, ce qu’on n’avait jamais pensé ».

De la même façon, la peau des femmes semble investie par les industries cosmétiques de la même façon qu’un plat à lasagnes extrêmement profond, dans lequel il faudrait appliquer de très nombreuses et successives couches de produits, sans quoi la peau ne pourrait ni respirer, ni sécréter de sébum ni faire ce qu’elle fait très bien depuis des milliers d’années avant l’invention de la crème hydratante.

Si l’on voulait essayer d’appliquer sur la peau du visage tous les types de produits conseillés par les marques de parapharmacie, combien en mettrait-on ?

Je suis allée dans une parapharmacie pour compte le nombre de produits que l’on vous ordonne, plus ou moins dans l’ordre, d’appliquer.

Aux traditionnels crèmes, lait et gels se sont ajoutés des dizaines de textures intermédiaires nouvelles, ayant chacune un rôle prépondérant. Si l’on résume, une fois lavée, il y a des lotions toniques pour préparer la peau à la crème hydratante, ensuite des bases pour la préparer au maquillage entre lesquelles s’intercalent des sous-couches par milliers. Tant de préparation étonne, tant de prévenance est suspecte.

Ce faisant, on invente de plus en plus d’intermédiaires entre l’air et la peau, qui se retrouve à absorber l’équivalent une bouteille de linanol et de conservateur par jour. Si ce procédé marketing visant à imposer des besoins sans cesse renouvelés n’est pas nouveau, ce qui m’interroge le plus, c’est l’incroyable créativité des noms inventés pour qualifier les produits.

En se promenant dans une parapharmacie et on ne peut qu’être ébahi par l’immense diversité sémantique des noms des produits.

Cette brève tentative de classement des différents champs lexicaux que je propose ci-dessous peinera même à en faire le tour :

1-Vocabulaire cosmétique classique : crème, gel, masque, exfoliant, savon

2-Vocabulaire scientifique : émulsion, lotion, sérum, baume, pommade, soin, spray, solution, base lavante pH neutre

Ce vocabulaire des produits de parapharmacies flaire bon l’imaginaire curatif de l’hôpital. Le sérieux et la sobriété de ces termes qui rappellent le laboratoire de chimie devraient être à même de susciter la confiance du consommateur.

3-Vocabulaire de la magie appliquée à la séduction : élixir, philtre, poudre, charme, brume

Dans cette section, les adjectifs ne sont pas en reste : prodigieux, merveilleux, éternel…

Attardons-nous sur ces adjectifs extrêmement mélioratifs : les « huiles prodigieuses » et autres « eaux précieuses » donnent l’impression que l’on va se déposer de l’ambroisie sur la peau, que nous sommes Cléopâtre sortant d’un bain de lait d’ânesse et venant s’appliquer sur le visage un onguent capiteux à l’extrait d’eau de rose, alors que quand on regarde la liste des composants de la plupart de ces crèmes on remarque surtout des noms de conservateurs imprononçables et des termes qui laissent songeurs tels que le perhydrosqualène.

Si une ligne de produit s’appelait « Rêve de perhydrosqualène », je crois pourtant que j’aurais, par curiosité, bien envie de tester.

4-Vocabulaire du réconfort : crème relaxante, délassante, défatigante, réconfortante…

Ici le rituel cosmétique se meut en une forme de psychothérapie de la peau, un moment hors du temps capable de nous consoler de tous les maux.

5-Vocabulaire culinaire  : mousse, lait, pain surgras, gelée tendre, huile, eau, sensation glaçon…

Ici tout est comestible et la gourmandise est de mise : les crèmes de jour sont fondantes, onctueuses, délicieuses, fraîches, crémeuses à tel point qu’on les confondrait avec des préparations pour cupcakes. Le nom des gammes rivalise avec des noms de compotes : délice de fruit, rêve de miel…

Cet imaginaire jouant sur les textures des produits alimentaires se trouve plus volontiers dans les rayons des supermarchés que dans celui des parapharmacies.

Un jour, j’ai même vu un gel douche nommé : compote de fruit. Face à ce genre de nom trop explicite, on visualise tout d’abord la réunion des marketeux sexistes qui se disent : Les filles veulent du sucré, du fruité et du glamour alors on va donner aux produits de beauté les mêmes noms que leurs jus de fruits du matin, et on va appeler nos shampoings « cocktails multivitaminés » ou « compote de fruit ».

L’objectif étant de vous donner l’impression que vous vous lavez avec de la pulpe d’abricot biologique, quand les produits lavants sont souvent à base de lanoline, une substance qui provient essentiellement de la graisse qui recouvre la laine de mouton.

Enfin, les mélanges de termes me laissent dans un état proche de l’effarement :

-“crème de teint” : un subtil mélange entre fond de teint et crème de jour ?

-“eau de mousse”, et “spray lactée” me donnent envie d’attendre avec impatience la prochaine étape : Crème de gel ? Émulsion de pommade ? Pudding à l’arsenic ?

Certaines expressions frôlent franchement l’absurde et provoquent des questionnements existentiels ?

*Qu’achète-t-on au final quand on achète du “savon sans savon” ? Où est passée la matière ?

*Un consommateur mécontent peut-il porter plainte car son “Eau délassante” ne l’a pas du tout délassé ?

Les publicités pour les produits de beauté semblent procéder aujourd’hui avec la même logique que la saleté dans les lessives décrites par Barthes. Dans les publicités actuelles, les schémas représentant la surface de la peau ne sont que d’immenses territoires de scories à désincruster, exfolier et gommer. Il y aurait comme un sous-sol impur de l’épiderme à purger par une catabase dégraissante. Il faut extirper le mal, laver à grande eau astringente, exorciser la peau du sébum impie. Et après avoir vaincu l’ennemi, après avoir bouté les prémices de comédons, de papules et de pustules en les asséchant drastiquement par l’eau bénite de l’érythromycine, il faut bien sur le champ de bataille de la peau faire repousser quelque chose…

Et là on va revitaliser, tonifier, fortifier, glorifier, régénérer, vivifier, nourrir, ressusciter les couches rescapées de l’épiderme, planter quelques graines de sébum pour préparer de nouveau cette chair à maquillage à la solde du marketing genré. Mais tout ce travail fatigue nécessairement, la peau est sur-sollicitée, lasse… Et c’est alors à ce moment précis qu’apparaissent les crèmes délassantes, les gels douche compote de fruit et les élixirs défatigants, prêts à récolter le sébum nouveau… Et la boucle est bouclée !

Alors continuons à être créatif et inventons de nouvelles métaphores pour les crèmes de beauté. Soyons également plus lucides ! Pour que le nom des crèmes représente dignement le tas de chimie, de conservateurs et de calculs rhéologiques qu’elles contiennent, je propose :

1- Le vocabulaire culinaire de Maïté : mélasse lavante, gruau contour des yeux, pudding pieds secs sensation céleri rémoulade, purée anti-cerne.

2- Le champ lexical des éléments naturels : tourbe purifiante, boue revigorante, limon reconstituant.

3- Le champ lexical des produits ménagers : liquide vaisselle pour les cuticules, lessive de cheveux.

4- La lucidité. Quitte à être sincère jusqu’au bout, proposons des shampoings pour des cheveux “luisants et franchement dégueulasses”, “couleur insignifiante”, ou “auraient besoin d’être coupés depuis 2007”.

Et pour finir, laissons la parole au grand Éric Chevillard qui nous raconte à sa façon comment les marques sont déjà allées beaucoup trop loin dans la bêtise adjectivale :

« Si l’on en croit ce qui est écrit sur le flacon, cet après-shampoing « à la kératine liquide » est recommandé pour les « cheveux secs, fourchus, sur-sollicités ». Solliciter des cheveux me paraît déjà une démarche bien hasardeuse et encore faudrait-il savoir pourquoi on les dérange. Mais comment est-il possible de les sur-solliciter ? Serait-ce juste en les portant en permanence sur la tête comme nombre d’entre nous le faisons très inconsidérément ? »

« Il y avait déjà cette étrange eau potable, voici maintenant, pour la frimousse au chocolat des enfants, l’eau nettoyante. J’attends avec impatience et curiosité l’invention de l’eau qui mouille. » Éric Chevillard

Le romantisme n’est pas très romantique et autres récits d’injustes destins sémantiques

11 Dec

romantisme

Je voudrais aujourd’hui m’indigner devant le triste destin de la signification de certains mots.

***Le romantisme

Tout a commencé quand une amie professeur de lettres m’a avoué, désespérée :

« Je n’en peux plus, je me tue à expliquer à mes élèves que le romantisme, ce n’est pas la passion amoureuse, mais que c’est la fureur, le meurtre, les pactes avec le diable, l’inceste, les fantômes et les suicides ! »

Si aujourd’hui l’adjectif “romantique” est associé à des comportements amoureux mièvrement consensuels, baignant dans un imaginaire Marc-Levyen ; on constate une rapide érosion de la signification première de ce courant artistique de la fin du XVIIIe siècle.

Dans l’acception contemporaine de l’adjectif « romantique », qu’en est-il de l’expression tantôt politique tantôt introspective des âmes torturées d’Hugo, Musset, Rousseau et Chateaubriand ?

Si l’évolution sémantique d’un mot n’a rien d’étonnant ni de nouveau (on emploie également les mots “réaliste” et “surréaliste” dans le langage courant sans forcément faire référence à Balzac ou à Breton), on peut tout de même être troublé par la position radicalement opposée de l’acception actuelle du mot “romantisme”.

En effet, le romantisme allemand n’a absolument rien du romantisme contemporain. C’était l’expression du malaise de la société, c’était l’effarante vague de suicides apparue après la publication des Souffrances du jeune Werther de Goethe. Le livre fit si forte impression que de nombreux jeunes gens à l’époque allaient jusqu’à s’habiller en jaune et bleu, en référence au costume du héro romantique au destin tragique. A t-on déjà vu des fans de Guillaume Musso se vêtir comme leurs personnages ?

Le romantisme, c’était aussi l’expression d’un sentiment d’échec, d’une d’impuissance à imposer des valeurs authentiques dans une société dominée par l’argent. C’était une critique sociale forte qui s’opposait au classicisme, à la raison des Lumières, à l’inlassable retour vers l’Antiquité (ce nid de références réconfortant), et qui a préféré aller voir du côté du Moyen-Âge (mais le Moyen-Âge de l’amour courtois intransigeant), où la littérature abonde en maris trompés qui font manger à leur femme le cœur de leurs amants en civet.

Pour résumer, que ce soit dans le geste suicidaire de Sardanapale ou dans l’agonie amoureuse de Werther, le romantisme, c’est gore !

Et c’est un potentiel injustement oublié que tous les excellents films d’horreurs que l’on pourrait tirer du courant romantique. Les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau auraient alors quelque chose de terrifiant et au lieu d’ennuyer les lycéens elles les feraient frémir.

Enfin, si le dictionnaire du TLF explique admirablement bien l’évolution de ce courant littéraire en adjectif commun, d’autres mots ont vécu ces destins tragiques d’une autre manière.

***Mademoiselle / charmante

C’était beau à prononcer et à entendre « Mademoiselle », avec cette discrète allitération en “m”, avant que des parasites urbains ne l’utilisent comme une formule de harcèlement de rue.

« Charmante » est également un adjectif fascinant. Un “charme” signifie initialement le fait de soumettre à un pouvoir magique, d’envoûter par la sorcellerie. Le terme étant désormais dévoyé dans de piteuses techniques de drague, le voilà stigmatisé et il devient alors compliqué de l’utiliser sans qu’il soit connoté.

***Allo

J’avais auparavant un rapport particulier à “allo”, ce mot phatique qui me rappelait mes voyages au Québec. Ce mot réservé en France à la communication téléphonique faisait là-bas office de salutation. Mais maintenant qu’il est à jamais socialement marqué par le fer de la connerie Nabilienne, je tremble à l’idée de l’utiliser à nouveau.

Il y a donc des mots qui n’ont ontologiquement pas de chance dans leur évolution, qui sont sans cesse perdants à la grande loterie du signifié…

D’où la nécessité immédiate de mettre en place un tribunal de l’évolution sémantique !

Et surtout, pour se venger, j’aimerais terriblement que pour une fois on puisse inverser la tendance : qu’on décide maintenant du sens qu’auront plus tard certains mots.

Et que si l’histoire de la langue en a altéré certains, on puisse en revanche redorer le blason des autres… !

Ne confions surtout pas la tâche à l’académie française, mais plutôt à des oulipiens et à leur immense répertoire de contraintes.

Avant d’aller proposer ce projet au collège de Pataphysique, voici d’abord une modeste proposition de loterie sémantique :

***Un « percepteur des impôts » signifiera dans quelques année : un marchand de glace.

Ex : « Venez les enfants, j’entends la musique du camion du percepteur des impôts ! ».

Cela permettrait peut-être de redorer l’image de la profession.

***L’adjectif « Irascible » signifiera « extrêmement séduisant »

Ex : « Jean-Kevin était irascible hier soir ! Tu aurais vu comment les filles le regardaient. »

Ce pauvre adjectif qu’il suffit de prononcer pour entendre l’aspect détestable de la personne qu’il décrit… Nulle beauté dans ce mot, ni par le son, ni par le sens. Trop de sifflantes, un « r » presque guttural… Je suis sûre que plus on prononce le mot « irascible », plus on le devient. Il mériterait un bon revirement sémantique à peu près tous les dix ans.

***Le mot « MarcLévy » servirait quant à lui à qualifier le miasme alimentaire qui reste au fond de l’évier quand on a fini de faire la vaisselle

Ex : « Tu peux jeter le MarcLévy à la poubelle s’il-te-plaît, ça me dégoûte vraiment trop… ».

Mais avec le MarcLévy, la boucle est bouclée, puisque comme l’affirmait la jeune fille qui devisait avec son ami dans le métro hier matin :

« Les histoires d’amour dans les livres à Marc Lévy quand même, ce que c’est romantique ! ».

 werther

***Un excellent article à lire si vous ne savez pas encore que les métalleux sont des romantiques refoulés

Le correcteur orthographique, ce générateur de lapsus. Quelques idées pour le piéger

10 Mar

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« Au commencement était le verbe », ensuite le correcteur orthographique automatique s’en est mêlé et les doctorants du monde entier ont commencé à haïr les logiciels de traitement de texte.

Le correcteur orthographique m’apparaît comme un immonde tyran aveugle, le plus froid des monstres froids. C’est un fait.

De manière plus générale, toute personne ayant dû rédiger un document de plus de 500 pages avec des annexes démiurgiques, des sauts de section continus et des notes de fin a forcément juré des heures durant contre les sautes d’humeur pestilentielles de Word, la froide suffisance de Latex, les sommaires inconstants et faquins d’Open Office.

Quand vous rajoutez à cela la fourberie du correcteur orthographique au vocabulaire forcément déficitaire, on atteint des sommets d’absurdité. Déjà dès la plus tendre enfance on voit qu’il souligne de vaguelettes rougeâtres tout ce qui ne rentre pas dans son panthéon lexical : nos noms de famille, nos prénoms, nos surnoms, nos villes ou même de joyeuses et innocentes onomatopées ; nous faisant déjà comprendre notre illégitimité orthographique, nous montrant par là à quel point avec lui ça ne rigole pas !

Il est temps d’apprendre à se venger.

Cela dit, le système de correction automatique voire de reconnaissance vocale du smartphone, a également sa part de responsabilité.

Sans comprendre le contexte, ces fleurons des technologies intellectuelles nous imposent des mots si éloignés de la proposition de départ que l’on ne peut que s’étonner de leur manque de tact.

Ils jouent les yeux bandés avec les sabres acérés des axes syntagmatiques et paradigmatiques. Ils lancent des shurikens lexicaux à l’aveuglette et ruinent nos mails et textos. Certes ils ont avalé le dictionnaire mais ils ne vivent que par et pour la morphosyntaxe et ne sont capables que d’une seule réflexion « Tiens ! Ce mot ressemble à tel autre, je vais donc le changer ». On ne peut pas bien sûr leur reprocher de ne pas prendre en compte le contexte, mais force est de constater qu’ils choisissent toujours le mot le plus embarrassant dans leurs corrections.

Il est tant d’accuser le pire de tous : ProLogos et d’exposer publiquement ses méfaits et listant ici ses pires ignominies :

-Dans un mail professionnel, ProLogos a remplacé « orga » par « orgie », « bon appétit » par « Meetic », « lambda » par « lambada », et finalement « organe » par « orgasme ».

Sans me relire, j’ai donc envoyé à mes collègues le message suivant :

« Bonjour Monsieur,
Le 15 mars me convient pour l’orgie, je vous apporterai des documents lambada pour constituer un programme. Il faudra également réfléchir à l’orgasme de presse à contacter pour le 4 avril.
Meetic, et à ce demain.
Cordialement »

Mais si un jour j’écris le mot « meetic », il ne va pas me transformer ce mot en « bon appétit », non il va me le remplacer inexorablement par « métis » ou par une autre paronymie issue de son esprit pervers, faisant de ProLogos un merveilleux et infini générateur d’analogie et de n’importe quoi !

Il fait surtout figure de magnifique générateur de lapsus des temps modernes et aurait constitué un superbe terrain de jeu pour les Oulipiens de tout poil !

Il s’applique surtout à s’acharner sur des sujets précis, des sujets précisément qu’il ne maîtrise pas vraiment : la littérature, la sémiologie et justement l’OuLiPo.

Il vous faut des preuves ?

-Dans un article de recherche, ProLogos a remplacé « Georges Perec » par « égorgé Perec »

-ProLogos mène généralement, une guerre farouche contre la littérature puisqu’il m’a changé « Boris Vian » en « Bourreau Viande », « Un amour de Swann » par « Un amour de scan », « Proust » en « peluche » quand ce n’est pas « prout » et « brousse ».

-ProLogos ne veut pas entendre parler de Roland Barthes, il me le remplace systématiquement par « Roland Beurk » quand ce n’est pas “Blatte”.

-Il a également une dent contre les musées. Il remplace systématiquement le mot « muséologie » par « musicologie », l’adjectif « muséal » par « museau ». Créatif autant que subversif, il s’applique obstinément à me montrer l’inexistence lexicale de chaque mot que j’emploie.

J’ai désactivé ProLogos le temps d’écrire cet article, mais en faisant une ultime relecture, j’ai eu quelques remords et je l’ai réveillé. Tout de même, il corrige si bien les espaces insécables manquants entre les guillemets et le mot suivant… Et en relisant le texte, il ne s’était même pas rendu compte j’avais mal orthographié son patronyme.

Aveugle et fou… Mais humble, et peu rancunier.

Je crois qu’une entente est possible.

***
Une fois mon correcteur orthographique calmé, il me restait à dresser la reconnaissance vocale de mon smartphone. Je voulais tester ses limites, le pousser à bout pour me venger de tous les lapsus gênants qu’il avait écrit pour moi.

J’ai alors tout tenté : lui dicter l’alphabet, lui chanter les Beatles à fond, mais à chaque fois il s’en est très bien sorti. Il a même reconnu avec brio une version un peu revisitée de Hey Jude ! Il a alors fallu que je tente le tout pour le tout. Je lui ai chanté le premier couplet de Ta Katie t’a quitté de Boby Lapointe, récité deux ou trois textes de Perec et de Queneau puis lui ait chanté la Complainte du progrès de Boris Vian.

Pour lui, ç’en était trop de phonèmes comparables, trop de paronymies, beaucoup trop de beauté surtout. Il n’a pas supporté, il s’est éteint sur le coup !

Depuis, à chaque lapsus qu’il interprète (quand par exemple je lui dicte « dans mes bras » et qu’il écrit « dans mes bars ») je le menace de lui lire les œuvres complètes de l’OuLiPo et il se calme immédiatement.

Depuis peu, il s’est même mis à la poésie, je lui lis des vers ou des chansons et je regarde ce qu’il m’écrit.

Il m’écrit : « Missing you the sky with diamonds », il m’écrit « Ce soit au bar Igor hagard et Morena regardent voir le dessous des blouses blanches, mais non éclatante, elle est retrouvée, quoi ? L’éternité, la mer, le temps, le soleil ».

Je ne comprends pas toujours ce qu’il dit, mais je crois qu’un jour je vais réussir à parfaire son éducation.

NB : Je retire absolument tout ce que j’ai dit de positif sur ProLogos… Dans une ultime relecture, il m’a proposé « catin » pour « Katie », « bobine la poutine » pour « Bobby Lapointe », « Judo » pour « Jude » et « chnoque » pour « Queneau ». C’est bas comme vengeance.

Jusqu’où peut-on nager dans un courant littéraire ?

22 Jan

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Émilien a cinq ans, il rêve de devenir poète maudit. Il deviendra percepteur des impôts.

Dans ma classe à l’école primaire, il y avait des élèves qui prenaient un peu trop au sérieux ce qu’on leur apprenait en cours de français. Émilien, lui, prenait pour vrai tout ce qu’on lui disait de la littérature, comme s’il s’agissait d’un théorème mathématique. Les modes de vie des personnages de roman lui semblaient, sans qu’il le sache encore, des modèles à atteindre.

Il vivrait comme dans un roman, il aimerait comme dans un roman, c’est-à-dire de façon absolument pas raisonnable, et de façon à être plus sublime à lire qu’à vivre. Il aurait constamment dans la tête une structure narrative, se demandant où placer dans le schéma quinaire chacun des événements forts de son existence. À ce moment précis, en était-il à la péripétie ou au dénouement ? Cet ami qu’il venait tout juste de rencontrer, un adjuvant, un opposant ?

Émilien sentait autour de lui se mouvoir les courants littéraires qui influençaient ses humeurs. Un jour il baignait dans le symbolisme le plus abscons, le lendemain il serait aveuglément surréaliste. Il nageait tour à tour dans tous les courants, de la Pléiade à l’absurde, en passant par les romantiques et le Parnasse (sauf peut-être le nouveau roman parce qu’il faut bien avouer qu’il s’ennuyait un peu chez Robe-Grillet…). Si son adolescence se prêtait bien à ce genre de mises en scène grandiloquentes où la synesthésie comptait fleurette à la métaphore ; en grandissant, il avait de plus en plus de mal à rendre sa vie romanesque. Comment se figurer un destin et un nom digne des plus grands succès de l’onomastique quand on remplit sa déclaration d’impôt en ligne, quand on fait la queue à la préfecture pour obtenir un macaron de stationnement ? Une référence à la poisseuse l’administration judiciaire de Kafka pouvait le sauver de temps à temps, le conforter dans le fait qu’il pouvait figurer dans une structure narrative cohérente mais tout de même, cela devenait compliqué à la longue, de confronter le sublime aux mesquineries des pièces justificatives demandées par la CAF.

Comment se raconter, le soir venu ?

Sa fonction de percepteur des impôts différait un peu trop de ses ambitions de poète maudit. S’il pouvait inventer des romans incroyables dans sa tête, impossible en revanche de les retranscrire. Alors peu à peu il se laissait grignoter par un style très prosaïque. Mais quelque temps plus tard, il en tira une énergie nouvelle, les récits de sa morne routine au centre des finances faisant figure de chroniques naturalistes de la société contemporaine.

Plus tard, il mordra dans une longue période de déprime nostalgique où à la recherche de son symbolisme perdu, il ne lira plus que Proust. Il songera bien au suicide mais cette issue l’empêcherait selon lui de vivre pleinement l’absence de repères de la postmodernité en littérature… Il se calmera peu à peu, se retirera pour lire Ponge, comme un vieillard obsédé par les quelques objets qui peuplent sa chambre et son univers ; et à l’heure de rendre son dernier souffle, quand il se retourna sur sa vie il eut le plaisir d’observer qu’il avait pu nager dans chacun de ces courants littéraires, avant d’en explorer le dernier registre : le tombeau poétique. En mourant, il soufflait encore : « Mme Bovary, ça a toujours été moi ! ». Comme épitaphe, il avait voulu ces vers de Jacques Roubaud :

« Sale, sale vie mélangée à la mort », mais sa femme avait bien compris ce qu’il voulait dire en réalité : « Sale sale fiction, mélangée à la réalité ».

Entre-temps, il avait aimé, voyagé, aimé encore, élevé des enfants, lu à n’en plus pouvoir et s’était reconnu lui-même dans le reflet de tous ces livres avidement avalés, au point qu’il s’était lui-même lu, raconté, romancé. Il avait fait une place dans sa tête pour un narrateur ironique et exalté, une sorte de seconde consciente qui commentait chaque instant de son existence, de son brossage de dent au soir de son premier baiser, de ses dissertations d’histoire à son examen du permis de conduire.

En rendant son dernier souffle, il fit disparaître avec lui l’incroyable roman de sa vie, tous ces moments relatés qu’il n’osa jamais poser sur le papier car les mots n’étaient pas assez précis pour traduire à quel point son imagination sublimait son quotidien. Émilien ne vécut jamais cette sensation d’être né précisément en 1900 quelque chose, dans un contexte sociopolitique précis. Etre intemporel, il voguait seul et heureux dans les genres littéraires, nageant le papillon et s’y noyant parfois, et il fut bien le seul de cette classe de primaire à ne pas ressentir sa génération.

Parfois je le trouvais fou, parfois je l’enviais, et parfois même je m’identifiais. Si je dois être sincère, Emilien, c’est moi, et Mme Bovary, c’est lui !

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Modeste recette pour une belle une bande-annonce de livre

19 Dec

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Je suis toujours profondément déçue et choquée par la façon dont se fait la promotion d’un livre.

Que nous apprend-on généralement ?

Au dos de la quatrième de couverture, quelques mots laudatifs d’un autre écrivain ayant autorité en la matière, un résumé de l’intrigue fréquemment bourré de litotes frustrantes et si on a de la chance une citation éloquente de l’œuvre en question : voilà les infimes miettes narratives que l’on nous offre en pâture pour nourrir notre horizon d’attente de lecteur.

Parfois, sur une affiche dans le métro, un gros plan sur le visage de l’auteur – quand il est beau – affublé d’une citation de journaliste dans une typographie élaborée. Bien que l’on connaisse aujourd’hui les hilarantes astuces pour bien rater une photo d’écrivain, et qu’on se soit suffisamment gaussé devant les pauses coincées des chercheurs sur le tumblr PUF premier cycle, le ravage publicitaire de la mauvaise photo d’écrivain persiste.

Et si on infligeait le même traitement promotionnel aux films ?

Vous imaginez Avatar ou Gravity présentés au public à travers la photo du réalisateur sur laquelle on lirait une citation bienveillante de Libé ? Frustrant, non ?

Partons donc du postulat qu’il est cruel de priver le lecteur d’une belle bande annonce littéraire lors de la promotion d’un livre et remédions à cette injustice.

Prenons appui sur la définition la plus commune de la bande-annonce afin de voir ce que donnerait la transposition de ce mash up promotionnel dans le milieu littéraire.

« Bande annonce : une série de plans choisis dans le film annoncé dont objectif est d’inciter le public à aller voir le film ; ces extraits sont habituellement choisis et montés à partir des séquences les plus passionnantes, drôles, ou remarquables du film, mais sous une forme abrégée. Une voix off pourra servir de liant et de commentaire, expliquant et résumant le film.»

Si l’on suit le modèle du choix puis du montage d’extraits particulièrement seyants voilà à quoi on pourrait arriver dans la réalisation de la bande annonce d’un livre.

Pour l’expérience, j’ai choisi de réveiller le sympathique Nicolas Bouvier, son sublime livre de voyage où il retrace son périple de Genève à la Perse : L’Usage du monde, paru en 1963 semblant suffisamment stimulant pour que je le prête au jeu :

C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent.

(…)

Nous avions deux ans devant nous et de l’argent pour quatre mois. Le programme était vague, mais dans de pareilles conditions, l’essentiel est de partir.

(…)

Boire un verre sous les acacias pour écouter les Tziganes qui se surpassaient. Sur le chemin du retour, j’ai acheté une grosse pâte d’amande rose et huileuse. L’Orient quoi !

(…)

Nous étions nouveaux venus dans ces campagnes où rien n’arrive ; il fallait montrer patte blanche. On s’assit à leur table qu’on fît regarnir de vin, de poisson fumé, de cigarettes.

L’ambiance était redevenue cordiale. Je branchai l’enregistreur et la musique recommença. De vieilles complaintes. Des chansons frustres, excitées, vociférantes.

(…)

Aux deux tiers du parcours une lanterne balancée à bout de bras, et des troncs en travers de la piste nous obligèrent à stopper. J’entendis le patron parlementer avec un troupier, puis couper le moteur. C’était un bled ; impossible de réparer ici. Tout juste si on y trouva de quoi manger. Tout en émiettant ma galette dans un bol de lait aigre, j’observais nos camionneurs.

(…)

J’étais dans un café de la banlieue de Zagreb. Saadik venait constamment remplir nos verres en nous désignant des vieillards proprets qui s’inclinaient à leur table la main sur le cœur.

(…)

Il fallut bien sûr photographier tout ce monde. Les filles surtout. Chacune voulait être seule sur l’image. Elles se poussaient et se pinçaient.

(…)

Dans le quartier baloutch : des échoppes si frêles exiguës qu’un homme robuste les auraient emportées sur son dos. Malgré cette rhétorique barbouillée d’aniline, la ville ne pesait rien. Aucune glu. Un fort vent l’aurait emporté. Elle tirait un grand charme de sa fragilité.

(…)

Un jour, j’y retournerai, à cheval sur un balais s’il le faut.

(…)

La nuit était bleue, le désert noir parfaitement silencieux, et nous, assis au bord de la piste, lorsqu’un camion venu d’Iran s’arrêta à notre hauteur.

(…)

Un voyage se passe de motif. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est lui qui vous fait, ou vous défait.

(…)

Bazar de Kaboul. Les poids des pierres tintent sur le plateau des balances.

(…)

Soixante kilomètres au nord de Kaboul s’étendent le massif de l’Hindou-Kouch. A quatre mille mètres d’altitude en moyenne, il traverse l’Afghanistan d’est en ouest soulève à six mille les glaciers du Nouristan et sépare deux mondes.

(…)

Nous retrouvions notre baraque chauffée à blanc par le soleil de la journée. En poussant la porte nous retouchions terre. Le silence, l’espace, peu d’objets et qui nous tenaient tous à cœur.

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L’analyse excessive de textes littéraires assèche-t-elle la créativité ? et autres anecdotes du picaresque universitaire

25 Oct

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Professeurs de lettres, nous devrions peut-être nous poser la question suivante : l’excès d’études littéraires rend-il fou ?

David Lodge, l’hilarant fondateur selon Umberto Eco du « picaresque universitaire » a de quoi nous éclairer sur la question, et ce qu’il dit est loin d’être rassurant !
Dans son roman Changements de décor, il se moque abondamment de Morris Zapp, un professeur de littérature anglaise qui a décidé d’analyser Jane Eyre sous toutes les coutures disciplinaires : analyse linguistique, psychanalytique, marxiste, déconstructionniste, structuraliste, postructuraliste, moderne et même, postmoderne… Amoureux des paradigmes, il souhaite pouvoir avoir tout dit sur l’œuvre de sorte qui si un jour un chercheur se mette en tête de commenter Jane Eyre ce soit peine perdue, tout aura été dit, car il aura auparavant épuisé le roman !
Qu’est-ce que la littérature alors pour Morris Zapp ? Une mine de sèmes jetée en pâture à des critiques avides d’interprétation novatrice, une mode chassant l’autre ? Quid de la sensation, de l’émotion devant l’œuvre, et dans la formation universitaire, quid des ateliers menant à toucher du doigt le plaisir de la démarche créatrice ?

Cette anecdote de David Lodge me permettrait, si je me laissais aller à l’amertume, de me répandre en critiques adressées aux études de lettres modernes.

D’ailleurs, qu’avons-nous fait exactement durant toutes ces années d’études de lettres ?
Nous avons analysé littéralement et dans tous les sens le texte et le paratexte, de l’incipit à l’épilogue. Nous avons planché sur les mille théories de la narratologie, de la sémiologie, de la sémiotique, et du schéma quinaire.  Nous avons fait des exposés sur la morphosyntaxe en diachronie et sur les procédés emphatiques. Nous avons fait des fiches sur les modalisateurs d’énoncés. Nous avons lu et relu Barthes, récité Genette, radoté Jakobson, nous nous sommes perdus chez Jauss en bons khâgneux dociles. Nous avons fini par devenir des machines à analyser, à aiguiser un œil strictement paralittéraire. Un peu comme David Lodge dans Jeu de société, qui caricature le milieu universitaire, nous avons surtout appris à « parler sur », à nous demander : « que disait X à propos de l’article de Y sur le livre de P sur Q ? ».

Mais avons-nous eu des espaces pour expérimenter ce qu’intimement la littérature représentait pour nous ?

Si les autres filières d’arts et lettres comme le cinéma ou les études théâtrales combinent des cours d’analyse ET des cours de création, afin de faire ressentir le lien ténu entre l’avènement d’une œuvre et son exégèse, que fait-on des étudiants en lettres modernes ?

Nous en faisons des machines à gloser, les rédactions narratives et autres écrits d’invention qui jalonnent les cours de français de l’école primaire au lycée et qui réjouissent les graphomanes et les raconteurs en herbe s’étant manifestement arrêtés aux portes de l’université.
Je suis allée à la fac de lettres car j’aimais principalement lire et écrire. Pour bon nombre d’entre nous, ce lieu s’est malheureusement avéré être un ratatineur de créativité passablement dévolu au commentaire. Je ne suis pas sans savoir que dans bon nombre d’autres universités les programmes proposent des enseignements annexes tels que des ateliers d’écriture, cependant tout cela parait très secondaire et présenté comme bassement récréatif.

Pourtant, dans de nombreux pays, notamment anglo-saxons, les diplômes de création littéraire existent. Cette formation mène également aux métiers de journaliste, rédacteur web ou chargé de communication, preuve que l’on peut tout à fait combiner création et analyse critique sur la création dans une formation professionnalisante.
S’il y a des conservatoires pour les comédiens et les musiciens, s’il y a des écoles des Beaux-Arts, pourquoi n’y a-t-il pas d’école d’écrivains ?

Passée la réponse pragmatique (très peu vivent de leur art) cette réticence de la France à proposer une formation universitaire de création littéraire semble venir du sacro-saint présupposé classique que l’écrivain peine dans son coin en attendant l’inspiration. Il serait absurde de faire une école dédiée à cet enseignement, une telle école ramènerait l’image mythologique de l’inspiration à un grossier speed-dating avec les muses !

Souvent, quand je passe dans la vitrine d’une librairie je me demande, tous ses écrivains, ils écrivent tout seul ? Et je les plains un peu de n’avoir eu des amis d’école à remercier dans leurs épigraphes.

Cette vision sacrée de l’inspiration a néanmoins tendance à s’effriter. Depuis quelque temps, trois universités françaises (Le Havre, Toulouse et Paris 8) offrent des formations de création littéraire et sur le web, de plus en plus d’initiatives comme l’ingénieux projet Drafquest proposent des cours en ligne d’aide à l’écriture créative.
Quand j’en ai pris connaissance, c’était trop tard, j’avais déjà été asséchée par des années de commentaire littéraire et je n’arrivais qu’à grand peine à m’extirper du carcan triadique de la dissertation.
Mon imagination semblait rabougrie, rouillée, courbaturée de s’être pelotonnée dans des problématiques stylistiques prosaïquement scolaires et quand j’étais fortement émue à la lecture d’un roman je ne pouvais m’empêcher d’en disséquer la syntaxe au lieu de me laisser porter par ce ressenti.
J’ai profondément aimé mes études de lettres grâce auxquelles je me suis ouverte au monde, mais parfois je donnerai beaucoup pour oublier tout ce que j’y ai appris, et le temps de quelques secondes, lire avec un œil neuf.

Et puis, j’ai rencontré Adèle.
Adèle était une véritable terroriste des études littéraires.
Quand je l’ai rencontrée elle était chargée de TD à l’université de T***. Membre des brigades créatives, elle glissait dans les sujets de partiel des questions pièges, y écrivait : « S’il vous reste 10 minutes à la fin de l’examen, écrivez un poème à la manière de Tristan Corbière pour 2 points de plus ». À la fin des cours d’analyse stylistique, elle demandait à ses étudiants d’écrire des textes croisant les styles :

-Mélangez Du Bellay et Baudelaire.

-Imaginez que vous êtes un Oulipien sans contrainte

-Paraphrasez Gérard Genette sans utiliser les mots « diégétique » et « transtextualité »

-Pratiquez la greffe d’alexandrins

-Ecrivez à la manière de Proust sur un sujet cher à Nicolas Bouvier

-Inventez un dialogue riche en zeugmes entre Boris Vian, Pierre Desproges et Boby Lapointe.

Toutes ces consignes semblaient nous dire : mixez les auteurs, farfouillez dans les styles comme dans une brocante, amusez-vous bon sang !

Au début des TD consacrés à l’analyse d’une œuvre, on prenait toujours quelques minutes pour parler de ce que l’on avait ressenti comme émotions, par exemple quand nous avions lu Splendeurs et misères des courtisanes ou Terre des hommes. Ensuite elle nous lisait ce que les contemporains de ces auteurs avaient ressenti en lisant ces ouvrages et nous parlions des similitudes ou des décalages entre ces réceptions diachroniques.

Les TD sur les figures de style étaient de vastes terrains de jeux en pays Oulipien et le pastiche était devenu un art que nous maîtrisions à la perfection. En mimant l’écriture des classiques nous arrivions par je ne sais quelle alchimie à en toucher la substantifique moelle et devenions leurs confrères, quittant quelques minutes le rôle de commentateur pour comprendre en ressentant.

À une exception près : Adèle n’existait que dans mon imagination, je m’ennuyais à mourir dans la plupart de mes cours de lettres et je m’inventais ces ateliers créatifs dans les marges de mes feuilles de cours.

J’aurais aimé finir cet article par une phrase bien tourné et percutante, une chute ironique et stimulante, mais rien ne vient alors je vais faire appel au joker de tous les flemmards de la chute en sortant une citation de circonstance. J’aurais pu finir avec cette citation de Boris Vian : Je me demande si je ne suis pas en train de jouer avec les mots. Et si les mots étaient faits pour ça ? mais je trouve qu’elle ressemble un peu trop à un slogan d’atelier d’écriture pour les 8-12 ans alors je vais plutôt vous laisser sur les intrigantes pensées d’Éric Chevillard :
« Agathe est surprise d’apprendre que le corbeau croasse alors qu’il est ici et non en Croatie. Et Suzie à qui j’ai fait remarquer que le houx griffe et qu’il faut par conséquent s’en méfier préfère depuis l’appeler l’houx. Les mots et les enfants jouent ensemble tant qu’ils n’ont d’orthographe ni les uns ni les autres. »

Source image : http://discardingimages.tumblr.com/

Peut-on insérer une structure narrative dans un haïku ? et autres tentatives de torsion littéraire

15 Sep

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En guise de prolégomènes et avant de résoudre l’épineux problème, je souhaiterais titiller quelques idées reçues à propos des haïkus, en citant allégrement celles que Philippe Costa dénonce dans son exquis Petit manuel pour écrire des haïkus.

On y apprend en effet que ce poème court japonais n’a rien d’un aphorisme zen et ne prétend pas divulguer un quelconque sens caché spirituel.

Le haïku ne serait donc rien d’autre qu’une image littéraire, un éclair visuel coulé dans des mots.

Il ne pense pas, il montre.

En tant que forme poétique ayant déjà été reprise et adaptée par des auteurs occidentaux tels que Paul Claudel ou Jack Kerouac, c’est donc un genre élastique, fluide et malléable, quelque chose que les chimistes rhéologues s’ils s’ennuyaient pourraient qualifier de fluide plastique. Par ailleurs, il n’est pas cantonné à la célébration de la nature et peut évoquer des thématiques diverses.

Donc oui, puisqu’il n’a rien de mystique, en le bourrant de sèmes, le haïku peut raconter une histoire de 17 syllabes, à la manière d’un micro-récit étroitement condensé.

Depuis longtemps animée par une volonté de torsion des formes littéraires (trouver une logique chez Ionesco, imaginer un Oulipien libre de toute contrainte ou produire de l’alexandrin kitsch au kilomètre) j’ai souhaité ici tenter l’expérience suivante : juxtaposer des haïkus indépendants (issus d’un recueil en cours d’écriture) pour voir si ensemble ils arrivaient à me raconter quelque chose.

Le résultat s’intitule Montréal hiver été. J’ai délibérément choisi de juxtaposer des haïkus qui laissaient apparaître une trame narrative qui sans être explicite laisse libre cours aux associations d’idées. Un prochain essai tentera de gommer ces ficelles pour qu’évoquer et raconter se confondent.

Montréal hiver été

Premier rendez-vous

Café aux fauteuils moelleux

Bob Dylan en fond

*

Fraîchement rasé

Les jeunes garçons aux joues

Ont quelques coupures

*

Elles boivent un latte

Chevelures innocentes

Les deux lycéennes

*

Le cidre cuivré

Plus enivrant que l’on croit

Traîtresse pomme !

*

Sortis du café

L’éternité dans la neige

Attendra le bus

*

Sous cette aérienne

Texture de leur neige

Regards débutants

*

Chapiteau d’étoiles

S’aimeront en silence

Malgré le sommeil

*

Soudaine attaque

C’est la pluie verglaçante

Bottes sont des luges

*

Le beurre fondu

Grésille dans la poêle

On fait des crêpes !

*

Premier jour de mars

Invasion invisible

Oh ! Les pâquerettes !

*

Et dimanche au parc

Les tam-tams qui vengeront

Tant de mois d’hiver

*

Envol de terrasses

La sangria au soleil

Rachel Saint Laurent

*

Festival gratuit

Le géant pléonasme

Montréal l’été

*

Partiel de philo

Calme. Dehors l’employé

Passe la tondeuse

*

Regard du barman

Sur les trois bières alignées

Un soleil se couche

*

Elles font trois pas

Les étoiles d’Orion

Sur la nuit bleutée

*

Ils font leurs adieux

Pourtant, le sourire aux lèvres

Ils se voient demain

*

Elle rit beaucoup

Dans les fontaines d’été

Parfum de cannelle

*

L’amour c’est pour eux

Les vacances de l’âme

Légers pas dans l’herbe

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(Pour les puristes de la métrique, j’ai utilisé un schéma 5/7/5 pour arriver à 17 syllabes, en m’autorisant selon les cas de figure à compter ou pas les e muets et à improviser des diérèses.)

Peut-on choisir son type de procrastination ?

3 Sep

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Quelles sont les meilleures conditions pour écrire sereinement et efficacement ?

Cette interrogation est née de la remarque de mon amie cinéphile : « Pourquoi est-ce qu’on imagine toujours l’écrivain à son bureau dans sa maison de campagne, avec un thé et un chat sur les genoux en train d’écouter du Mozart alors que la plupart du temps il griffonne sur un vieux prospectus pendant une conférence qui l’ennuie ou pendant qu’il fait un boulot alimentaire ? »

Plus sérieusement, qui écrit comme ça ?

Faisons tomber le mythe, je vais vous raconter une histoire d’écriture sportive, de procrastination guillerette et de chocapics.

« Tout est prêt. La tasse de thé chaï avec du miel de thym, le chat gris endormi sur les genoux, Fip en fond sonore, des stylos doux au toucher, un tas de feuilles blanches et surtout du temps libre. Les conditions parfaites sont réunies. Sauf l’inspiration, ou tout simplement l’envie d’écrire, qui ne se décide absolument pas à m’envoyer ne serait-ce qu’un ersatz de muse. Ce rectangle blanc, feuille A4, petit carnet à spirale clairefontaine ou document word, reste et restera immaculé.

L’angoisse de la page blanche, c’est surfait, moi j’ai l’angoisse de l’angoisse de la page blanche, une méta-peur si vous préférez. Alors pour ne pas risquer de provoquer cette angoisse, je n’organise JAMAIS toutes ces conditions idéales décrites plus haut.

Non, ce qu’il me faut pour déclencher l’inspiration, c’est une situation terriblement ennuyeuse, une sensation d’enferment où l’écriture me paraîtrait la seule échappatoire : la salle d’attente de la CAF, un séminaire sur l’utilisation de la norme ISO dans le catalogage partagé, un exposé laborieux sur la sensation de regrets chez Du Bellay par un élève de 5e. Acculée dans un ennui mortel, c’est seulement à cet instant que mon cerveau active la compétence « écriture ». Ce qui est terrible, car en plus d’être affreusement impoli pour les conférenciers, ces conditions ne sont pas du tout confortables pour écrire. Il faut cacher à ses voisins de table ses notes sur le huitième chapitre de roman et faire semblant de s’intéresser à la norme ISO. Je préférerais infiniment arriver à écrire chez moi, dans la douceur du chat angora qui vient jouer avec le bout de mon crayon, poser ses pattes sur le clavier et phagocyter impitoyablement le coin de la feuille blanche.

Bon an mal an, j’ai fini par accepter cette contrainte. Mais le second écueil, sournois, qui guette, c’est que le plus souvent je finis par m’intéresser à la conférence qui est donnée, aux affiches dans la salle d’attente de la CAF, et la situation ennuyeuse cesse bien vite de l’être.

Venons-en aux faits, je souffre d’un syndrome affreusement handicapant, celui de la lecture compulsive et de l’intérêt constant. Quelle que soit la situation, je ne peux m’empêcher de lire ou d’écouter lorsqu’un graphème ou un phonème traîne dans la pièce. Je lis tout, absolument TOUT, les affiches dans le métro, l’équation de mathématique abandonnée sur le tableau, les conditions d’utilisations en taille 6 tout en bas près de l’astérisque même si elle fait trois paragraphes et utilise des mots comme « nue-propriété, usufruit ou créance salariale », les BD débiles avec des jeux en faveur de l’environnement sur les paquets de Banania. Mon cerveau est le réceptacle idéal pour toutes ces stratégies marketing que j’exècre autant que j’assimile. Je connais par cœur toutes les devinettes au dos des Chocapics et je pourrais réciter le contenu des affiches portant sur le montant des amendes suites aux infractions dans RER B alors même que je n’ai pas mis les pieds à Paris depuis des mois. Pour peu qu’il y ait des lettres, je suis aspirée…
Et la norme ISO, à sa façon, finit par me captiver !

C’est bien sûr ce qui fait le fonds de commerce de la procrastination. Quand une tâche homérique nous semble insurmontable (à tout hasard écrire son grand œuvre) nous nous réfugions dans les tâches subalternes, par exemple faire la vaisselle, ranger sa bibliothèque selon les lois de Raganathan ou trouver la norme ISO captivante. Jamais je n’ai eu autant de bonheur à l’idée d’avoir du linge à étendre ou ma déclaration d’impôt à remplir que quand approchait l’échéance d’un article à rendre.

Ainsi, c’est trop tard, la norme ISO n’étant plus un sujet ennuyeux, malgré moi je rechigne à écrire. Il ne me reste plus qu’à trouver un nouveau champ disciplinaire assommant.

Et là, il y a bien des moyens de ruser : aller suivre des cours auxquels on ne comprend strictement rien, à défaut d’avoir les moindres clefs pour savoir de quoi on parle. J’ai intégré en douce les CM d’épidémiologie à la fac de médecine, je me suis incrustée au cours de fondement de la rhéologie, mais là encore les images du power-point me fascinaient tant que je les dessinais au lieu de me mettre à écrire. J’entrais alors dans la salle d’à côté, un cours de maths, me coulais dans une chaise du fond. Loin devant moi, un tableau rempli d’équations, l’abstraction pure, aucune chance de comprendre ou bien d’admirer puisqu’aucun sème ne vient chatouiller mon allèle procrastinateur.

Et puis est arrivé ce qui devait arriver.

Le professeur me voyant gribouiller négligemment au fond de la salle s’est énervé et m’a prié de passer sur-le-champ au tableau afin de résoudre l’amalgame de signes typographico-barbares qu’il enroule méticuleusement dans le mot équation.

Alors, je me suis approchée sans trembler du pupitre blafard et très lentement, je leur ai écrit au tableau la raison de ma présence ici, ma quête de l’ennui dans toutes les disciplines ainsi que les quatre premières phrases de mon roman. Les étudiants ont bien ri et le professeur m’a laissé m’installer au fond de la salle en échange d’un sac de chouquettes matutinal et d’une lecture à voix haute, à la fin de chaque cours, du dernier chapitre que je viendrai d’écrire.

J’étais somme toute passablement satisfaite de mon sort et contente de ma technique jusqu’au jour où, au fond de l’amphi dans lequel je donnais un cours palpitant sur le braconnage culturel, je vis un frêle étudiant inconnu gribouillant frénétiquement, semblant aspiré par l’écriture, alors même que tout l’amphi avait les yeux fixés sur le film que je leur projetais.

J’ai un peu râlé, mais je ne l’ai pas dénoncé, tout à ma joie de voir sa procrastination cicatriser. »

Brimborions
*Pour se guérir de la procrastination sans effort et sans culpabilité, c’est ici en anglais et ici en français*

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L’empire des minaudantes ou ces actrices qui ne jouent que d’une seule façon… La faute aux réalisateurs ?

14 Jun

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MINAUDER, verbe intransitif.
Faire des mines, prendre des poses, adopter des manières affectées pour plaire, pour séduire.

Si j’avais eu le droit de compléter cette définition du Trésor de Langue Française, j’aurais allègrement rajouté « caractéristique première des actrices françaises exaspérantes ».

***À quoi reconnaît-on l’actrice minaudante ?
L’actrice minaudante, c’est d’abord celle qui fait la moue. Soit la moue se veut boudeuse, soit elle se veut faussement adorable et alors l’actrice regarde vers le haut d’un air de chien battu. Fermez les yeux et imaginez une grande fille blonde, l’air blasé… Elle fait des grands yeux et prend des airs de cocker mal nourri avec parfois dans le regard une lueur de mépris insipide… Si j’étais méchante je dirai : c’est bon vous avez visualisé les 95% du jeu de Mélanie Laurent, mais aussi d’Isild Le Besco, de Léa Seydoux, d’Audrey Tautou et de Mélanie Thierry.

A quoi donc ont pu servir les Constantin Stanislavski, les Vsevolod Meyerhold, les Jerzy Grotowski et tant d’autres qui comme eux se sont échinés à créer de leurs mains de belles et profondes théories du jeu d’acteur si l’on doit finalement voir ces actrices réduire à une peau de chagrin l’immense potentiel d’expressions faciales qu’il leur était donné d’exploiter. Si les premières bases du théâtre sont de bannir tout geste parasite, leur jeu d’acteur se résume à un immense geste parasite incessamment renouvelé…la moue.

Stanislavski a dit un jour d’une actrice : « Elle n’aime pas l’art, elle s’aime elle dans l’art » et cette cruelle assertion rend bien compte de ce cabotinage particulier qu’est le recours permanent à la moue.

Mais par-dessus tout, ce qui est frustrant c’est de les voir se cantonner aux mêmes expressions, à nager plus ou moins dans leur zone de confort. Pas de prise de risques, jamais ! Un peu comme si on leur offrait un immense dictionnaire des figures de style et qu’elles disaient : « Ah tiens l’anaphore c’est sympa je ne vais écrire que des anaphores toute ma vie », comme si on leur offrait une cuisine équipée pour préparer et qu’elles se faisaient des nouilles au beurre, comme si on elles avaient une machine à broder très performante mais qu’elles s’arrêtaient à la répétition mécanique du point de croix…

***Aspects sociologiques de la minaudante
Est-ce qu’il vous est déjà arrivé de vivre l’expérience suivante après avoir vu un film dans lequel joue Mélanie Laurent ou Audrey Tautou ?

En général, après le film, l’assistance se divise en deux camps. Le premier camp (des filles le plus souvent) va probablement se mettre à hurler quelque chose comme : Mais elle joue tellement mal que j’ai la rétine qui saigne, comment tu as pu regarder ça jusqu’au bout ?

Le second camp (le plus souvent composé de garçons) va alors répondre quelque chose du genre : Ah bon ? Non mais le film était bien, je ne vois pas ce que tu reproches à l’actrice.

De sorte à ce que nous pourrions résumer le débat par la célèbre chanson :

« Les filles la trouvent molle
Déplorent son jeu d’actrice
Les mecs la trouvent bonne
Et admirent sa plastique »

A-t-on des références précises à l’appui ? Oui.

Prenons Audrey Tautou dans quelques-uns de ses films : Vénus beauté institut, L’auberge espagnole, Les Poupées russes, Ensemble c’est tout, La délicatesse, Hors de prix, Dieu est grand je suis toute petite et A la folie pas du tout. Si son rôle désormais célèbre d’Amélie Poulain nous a révélé une Audrey pétillante, je vous mets au défi de trouver un seul moment où elle change radicalement son jeu dans ses autres films, sa palette d’intensité émotionnelle semblant passer de l’ennui au mépris et du mépris à la moue. Il en est de même pour Mélanie Laurent. Que ce soit dans Je vais bien ne t’en fais pas, Paris, Inglorious bastards ou Dikkenek, ses expressions faciales vont de l’air blasé au demi-sourire, voire au demi-sourire en coin. Ces mêmes reproches sur l’homogénéité et la non-variation du jeu ont été faits à Marion Cotillard et à Judith Godrèche et sont composés de façon drolatique sur le blog de Cinephiledoc, qui sert de prélude à cet article.

***Pourquoi ce procès ?
Cet article n’a pas pour objectif d’être gratuitement satirique ou de donner du grain à moudre au groupe des Mélanie Haters. Haïr sans bornes n’est pas ma passion, et je garde ce verbe précieux pour des choses importantes telles que les Guéant, les Morano, les anti-mariages pour tous et Marc Levy. Et puis sur Mélanie Laurent tout a déjà été dit, et très bien. Par exemple :

L’article : « Pourquoi tout le monde déteste Mélanie Laurent » raconte les raisons qu’ont les désormais célèbres Mélanie haters de ressentir de l’aversion envers l’actrice :

« Je sais que Mélanie n’a pas aucun talent. C’est juste que 10 000 filles en ont plus qu’elle, et qu’elles ne tourneront jamais avec Tarantino. Voilà ce qui peut engendrer véritablement la haine. Je ne parle pas de jalousie, mais d’injustice ! Si le papa de Melanie n’était pas dans le métier, je ne pense pas qu’on la verrait partout et qu’on entendrait ses chansons aux poireaux/pommes de terre. »

Ici, à propos du coup de gueule de Mélanie vis-à-vis de ses haters, on lira également : « C’est là tout son paradoxe : une actrice qui a construit son succès sur l’image de la fille ordinaire, mais qui ne supporte pas de ne pas être adulée comme une star. Et forcément, ça énerve… »

Non, l’objectif ici est de chercher à comprendre pour quelles raisons le paysage cinématographique français est actuellement infesté de minaudantes.

Le problème est-il du côté des actrices ou de celui des réalisateurs qui les cantonnent à ces rôles ? Soit les actrices manquent de courage pour s’extraire de ces carcans, soit les réalisateurs manquent d’imagination pour elles. J’aimerais bien voir comment se passe sur le tournage la direction du jeu d’acteur de ces femmes. Est-ce que les réalisateurs en rajoutent ? « Mélanie, plus de moues s’il-te-plaît ! » ou au contraire restreignent : « Audrey, essaie de sourire quoi ! ». Et les réalisatrices, comment dirigent-elles les acteurs ?

Je suis toujours effarée par la propension de certains réalisateurs à mettre en avant des archétypes féminins aussi inchangés que stéréotypés : la petite chose fragile, l’hystérique ou la beauté fatale. Oui bien sûr, ce sont des archétypes me direz-vous, ils ne datent pas d’hier ! Et vous aurez raison ! D’ailleurs, d’où viennent-ils ?

***Origines littéraires de la minaudante
La littérature nous a légué quelques archétypes féminins dont le cinéma a de grandes difficultés à se dépêtrer ou même seulement à contourner : la femme fatale, la mère, l’hystérique, la minaudante… La femme fatale c’est par exemple Esther de Splendeurs et misères des courtisanes de Balzac, c’est la Nana de Zola, peut-être la Fille Elisa d’Edmond de Goncourt, quoique cette dernière tend clairement vers l’hystérie, et la minaudante ce serait Mathilde de la Molle dans Le rouge et le noir, n’arrivant pas à la cheville de Mme de Rénal dans le sublime. La minaudante ce serait également Ruth Morse dans Martin Eden de Jack London, des personnages féminins insupportables, exaspérants de caprice et qui rappellent parfois Catherine des Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë. Et bien sûr on retrouve toutes ces minaudantes à foison dans les collections Harlequin, les secrétions textuelles de Marc Levy, de Guillaume Musso et d’Anna Gavalda.

Le problème majeur, c’est que cela a tendance à faire une grosse marque dans l’inconscient collectif. Là où ça devient fâcheux, c’est que cela suinte tristement dans les représentations sociales…et les réalisateurs vont faire jouer aux femmes principalement deux ou trois types de rôles : la petite chose fragile, l’hystérique ou la beauté fatale, et les actrices, n’ayant pas la plupart du temps d’autres rôles à se mettre sous la dent (du moins pour ce qui est des films à gros budget) joueront comme ça.

Heureusement, il y a pour nous sauver des actrices qui résistent aux minauderies et qui savent jouer des rôles différents, qui savent déployer subtilement la palette de leur jeu, citons au hasard Sylvie Testud dans Stupeur et Tremblements, Sara Forestier dans Le nom des gens, Noémie Lvovsky dans Camille Redouble, ou encore Cécile de France et Chiara Mastroianni…

Heureusement encore, il y a le cinéma d’art et d’essai pour nous sauver de ces clichés.

Mais le mal est fait.

***Le jeu des minaudantes fait de grosses tâches dans les représentations sociales féminines. Pourquoi c’est grave ?
Aller voir un match d’improvisation avec des joueurs débutants est une expérience intéressante.

Pour en avoir plusieurs fois fait l’expérience (en tant que spectatrice comme en tant que joueuse), j’ai remarqué que les filles avaient tendance à se couler intuitivement dans des moules archétypaux confortables et tout prêts : le plus souvent la séductrice (la femme fatale, l’infirmière sexy…) ou la minaudante (la femme enfant, la boudeuse…). Dans l’urgence (« Je n’ai que quelques secondes pour inventer un personnage ! ») les stéréotypes profondément ancrés remontent, c’est un phénomène qui touche tous les joueurs…mais dans certains cas cela fait peine à voir.

Un jour notre formatrice de théâtre d’improvisation nous a dit : « Les filles, est-ce que vous êtes conscientes que durant toute l’heure de jeu vous n’avez fait QUE des rôles de séductrices ou bien des rôles de femmes qui font des métiers clichés : institutrice, infirmière, bibliothécaire… ? Que vous interprétiez toujours un personnage devant obéir à un homme…ou devant le séduire ? Vous êtes sur scène, vous êtes libres d’inventer tout ce que vous voulez, pourquoi vous n’en profitez-vous pas pour jouer une femme chef d’entreprise ? Ou une femme présidente ? », une belle façon de contrer les minaudantes dans l’autre sens.

Et non, nous n’avions pas fait attention à cette auto-assignation des rôles.

Heureusement aussi, en impro, il y a deux fautes que j’adore, ce sont les fautes de cabotinage et de clichés ! Une moue trop prononcée ? Un joueur qui fait tout le temps le même personnage ? Qui se love avec délectation dans un stéréotype dont on voit clairement les ficelles ? L’arbitre souffle dans son kazoo pour punir le joueur fautif d’en faire trop.

Alors la prochaine fois : Bbbbbbbbbbbbbzzzzzzzzzz * bruit de kazoo* J’apporte mon kazoo au cinéma.

Et je râle ! Et j’impose une faute de jeu !

Contre les moues minaudantes.

Et contre les réalisateurs !

**Et pour continuer à râler en riant, la suite de l’article c’est Cinephiledoc qui s’en charge !**

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Y a-t-il une seule de ses chansons dépourvue de jeux de mots ? Tentative d’épuisement du corpus de Boby Lapointe et enquête sur un obsédé des sonorités

10 Jun

Les chansons de Boby Lapointe sont pour beaucoup un bonbon nostalgique qui fait sourire dans la mer diaprée des souvenirs d’enfance. Confortablement assis entre Anne Sylvestre et Henri Des, ce vigoureux scaphandrier de Pézenas (vous apprécierez la périphrase !) et ami de Brassens figure en bonne place au panthéon des chanteurs repris en cours de maternelle. D’ailleurs il y a de fortes chances que vous ayez appris La maman des poissons à l’école primaire pour le spectacle de fin d’année, non ?

C’est ainsi qu’au hasard d’une discussion avec mon amie blogueuse Cinephiledoc, nous nous sommes retrouvées à entonner : Marcelle ! J’ai fait la vaisselle ! J’ai descendu la poubelle ! Marcelle ! Vers la plus belle ! Des jouvencelles ! dudit Boby. Puis entre deux braillements nous nous sommes rendues comptes que nous connaissions par cœur la plupart de ses chansons, chansons fermement reliées à des ancres émotives de l’enfance, l’une nous rappelant une grand-mère dénommée Marcelle, l’autre des vacances à la mer en famille…

Comment rendre compte alors de l’importance de l’univers du chansonnier dans nos souvenirs d’enfance et dans l’imaginaire collectif de bon nombre de francophones ? Quelques beuglements à base de : Moi je veux jouer de l’hélicon pom pom pom ! plus tard, nous avons décidé d’écrire chacune un article sur Boby Lapointe, le mien explorant l’univers du chanteur d’un point de vue littéraire, disséquant les figures de style à la recherche des secrets du génie du chansonnier, le sien évoquant ce qui se passe quand deux fans de Boby se rencontrent, ainsi que les aventures farfelues et cinématographiques du chanteur avec un certain François Truffaut. Ici et la fin de mon article se trouve donc le lien vers le sien !

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**C’est la fête à la paronymie !

Cette question me démange à chaque fois que j’écoute une des chansons de Boby Lapointe : un prof de français peut-il tenir une année de cours juste avec les textes de ces chansons ?

Pour un prof qui souhaiterait exemplifier la paronymie, le calembour, la paronomase ou l’assonance, il en trouvera des dizaines par couplet : friche dense où les jeux de mots foisonnent, les sonorités se répondent et les contrepèteries folâtrent dans les champs lexicaux parsemés d’herbes folles.

J’aime précisément Boby Lapointe en ce qu’il partage avec Vian, Queneau et Perec la joyeuse contrainte oulipienne, la folle conviction que le langage est un vaste terrain de jeux où les mots sont malléables, les signifiés rebondissent gaiement et où les phonèmes satrapent (je fais confiance aux adeptes de l’ordre de la Grande Gidouille pour comprendre le mauvais calembour !). Et le seul qui égale en créativité lexicale ce que Boby Lapointe apporte d’absurde et de drolatique à la chanson française, c’est Vian et ses mots valises : le cire-godasses, le repasse-limaces, le ratatine ordures, le coupe friture, le chauffe-savates, le canon à patates, l’éventre-tomate et l’écorche-poulet…

Voulez-vous préparer un cours sur les poésies qui jouent sur les sonorités ?

Les allitérations en « t » et « k » de « Ta Katie t’as quittée » où le chansonnier relève le pari de donner voix à un réveil et fait parler les tic tac incessants aux oreilles de l’infortuné Igor est une véritable déclaration d’amour à l’exploration phonétique de la langue :

Ta Katie t’a quitté
Tic-tac tic-tac
T’es cocu qu’attends-tu ?
Cuite-toi t’es cocu
T’as qu’à, t’as qu’à t’cuiter
Et quitter ton quartier
Ta Katie t’a quitté
Ta tactique était toc
Ote ta toque et troque
Ton tricot tout crotté
Et ta croûte au couteau
Qu’on t’a tant attaqué
Contre un tacot coté
Quatre écus tout comptés
Et quitte ton quartier
Ta Katie t’a quitté

Voulez-vous plutôt des contrepèteries ? Allons-y !

La chanson Mon père et ses verres est tout simplement incroyable de chiasme ! C’est un hymne puissant aux parallélismes sonores :

Mon père est marinier
Dans cette péniche
Ma mère dit la paix niche
Dans ce mari niais
Ma mère est habile
Mais ma bile est amère
Car mon père et ses verres
Ont les pieds fragiles

L’été où est-il ? et Le tube de toilette et sont également deux excellents exemples d’une forme d’épanadiplose appliquée aux sonorité, du kakemphaton (volontaire !) en spirale et de la figure consistant à calquer les sons du vers suivant sur le précédent :

J’apprécie quand de toi l’aide
Gant de toilette
Me soutient cela va beau
Ce lavabo
coup plus vite c’est bien la vé-
C’est bien lavé
-rité, ça nous le savons
A nous l’savon
De toilette !

C’est d’autant plus étonnant que l’auteur explique ce procédé dans les paroles même de la chanson qui prend alors la forme d’un dialogue entre deux personnes, où en reprenant les dernières syllabes de l’un, l’autre trouve le vocabulaire nécessaire pour composer sa chanson sur la salle de bain, le fameux Tube de toilette. Dans cette chanson qui décrit une recherche lexicale, les paroles trouvent en elles-mêmes leur propre genèse.

Mais quittons désormais la forme et allons vers le fond.

La chanson L’ami Zantrop, je l’ai compris bien plus tard, est un superbe exemple d’intertextualité et de reprise parodique et décontextualisée du Misanthrope de Molière.

Quand à certains passages du Poisson Fa, deviner comment lui sont venus les vers sur le comique méta-grapho-musical (oui c’est moche comme mot mais j’aime trop jouer avec les préfixes pour en trouver un autre…) du bécarre et de la dièse est une entreprise dans laquelle je me risquerai pas :

Il n’avait même pas de dièse,
Et d’ailleurs s’en trouvait fort aise ;
C’est un truc, disait-il,
A laisser à l’écart,
Après, pour l’enlever,
Il vous faut un bécarre,
Et un bécarre,
C’est une chaise
Qui a un air penché et pas de pieds derrière ;
Alors, très peu pour moi,
Autant m’asseoir par terre,
Non, non, non, non, non, non, non,
Pas de dièse

Boby Lapointe est donc friand de jeux de mots sur l’univers des paroles de chansons elles-mêmes, appelons ça de l’humour méta-parolier. Un bon exemple serait la chanson à deux voix : Andréa c’est toi, mettant en scène un absurde quiproquo jouant sur les codes de la sérénade et de la difficulté à comprendre les paroles d’un air entonnée par un chanteur d’opéra. Ici un spectateur ne comprend pas les paroles du ténor déclarant son amour à Andréa et lorsque le chanteur entonne : Dis, à m’aimer, consens va ! le spectateur comprend Dis a Mémé qu’on s’en va ! et priera le ténor de contacter sa mamie lui-même !

Et que pensez de Marcelle, cet éloge paradoxal où il fait rimer le prénom de sa bien-aimée avec vaisselle, poubelle et où il parle de remonter les stores à cause des mouches, juste après avoir vanté, tel un blason littéraire au rabais, l’œil, la fesse et le sein de celle qui, on l’apprend à la fin, n’est interpellée que pour permettre au chanteur d’approcher sa petite sœur ! Goujat où grotesque ? Les procédés emphatiques de Je volerai grâce à elle contrastent délicieusement avec la chute lourdingue :

Quoi tu préfères les nouilles au beurre ?
Moi j’préfère ta sœur !
Poum !

Implacable.

**Les deux vies de Boby

En général, on a l’occasion de comprendre Boby Lapointe à deux moments de sa vie.

Enfant, on trouve ça rigolo et on le chante comme une comptine : Je veux jouer de l’hélicon Pompompompom ! car ce n’est pas tous les jours qu’il y a des chansons qui peuvent parler aux enfants sans être niaises ou sans être du Henri Dès (d’ailleurs je ne résiste pas au plaisir de partager cette vidéo satirique de Groland sur ledit chanteur). Adulte on y découvre un sens plus profond. Le poète, le faiseur de bons mots laisse affleurer une poésie lucide, parfois un léger parfum de désespoir. Parmi ses chansons les plus tristes : Petit homme qui vit d’espoir, L’ange, Ça va ça vient, Insomnie, Sentimental bourreau

Alors oui, les chansons de Boby Lapointe, comme celles de Vian, sont des plaines luxuriantes où le professeur de français peut cueillir à loisir des exemples à la fois parlants ET drôles de certains procédés littéraires. Et s’il est intéressant d’aller chercher de tels exemples dans les classiques, il est d’autant plus agréable et stimulant de montrer aux élèves qu’on peut puiser dans la vitalité de la chanson populaire.

À quels chanteurs contemporains pourrait-on faire appel aujourd’hui ? Thomas Fersen, Bénabar, Renaud, Vincent Delerm, Anaïs, Jeanne Cherhal, et bien d’autres, j’attends vos propositions en commentaires et vous laisse sur ce merveilleux calembour tiré de L’ami Zantrop :

Il dit fuyons ces boites de laids qu’ont dansé
Ah ! Parce que c’est son mot ça
Parce que lui il dit que ceux
Qui dansent dans ces boîtes y sont affreux
Et quand ils s’arrêtent de danser
Il dit c’est des boîtes de laids qu’ont dansé
Et voilà ! ça fait rigoler
Ah la la ! Oh bon pas trop

Ah et puis aussi celui-là parce que je ne peux pas résister :

Il s’en allait soigner son dépit de poisson
Au débit de boisson
Il était une fois
Un poisson FA
Voilà !

Vous savez peut-être que Boby Lapointe, en plus d’avoir inventé un mode de calcul basé sur le binaire (l’amusant bibi-binaire) a également joué dans Tirez sur le pianiste de Truffaut et que cette prestation lui a valu la mention de chanteur sous-titré…pour connaître la truculente anecdote, la suite de l’article c’est ICI et je passe sur-le-champ la plume à la grande Juliette de Cinephiledoc.

Source image ici