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Le correcteur orthographique, ce générateur de lapsus. Quelques idées pour le piéger

10 Mar

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« Au commencement était le verbe », ensuite le correcteur orthographique automatique s’en est mêlé et les doctorants du monde entier ont commencé à haïr les logiciels de traitement de texte.

Le correcteur orthographique m’apparaît comme un immonde tyran aveugle, le plus froid des monstres froids. C’est un fait.

De manière plus générale, toute personne ayant dû rédiger un document de plus de 500 pages avec des annexes démiurgiques, des sauts de section continus et des notes de fin a forcément juré des heures durant contre les sautes d’humeur pestilentielles de Word, la froide suffisance de Latex, les sommaires inconstants et faquins d’Open Office.

Quand vous rajoutez à cela la fourberie du correcteur orthographique au vocabulaire forcément déficitaire, on atteint des sommets d’absurdité. Déjà dès la plus tendre enfance on voit qu’il souligne de vaguelettes rougeâtres tout ce qui ne rentre pas dans son panthéon lexical : nos noms de famille, nos prénoms, nos surnoms, nos villes ou même de joyeuses et innocentes onomatopées ; nous faisant déjà comprendre notre illégitimité orthographique, nous montrant par là à quel point avec lui ça ne rigole pas !

Il est temps d’apprendre à se venger.

Cela dit, le système de correction automatique voire de reconnaissance vocale du smartphone, a également sa part de responsabilité.

Sans comprendre le contexte, ces fleurons des technologies intellectuelles nous imposent des mots si éloignés de la proposition de départ que l’on ne peut que s’étonner de leur manque de tact.

Ils jouent les yeux bandés avec les sabres acérés des axes syntagmatiques et paradigmatiques. Ils lancent des shurikens lexicaux à l’aveuglette et ruinent nos mails et textos. Certes ils ont avalé le dictionnaire mais ils ne vivent que par et pour la morphosyntaxe et ne sont capables que d’une seule réflexion « Tiens ! Ce mot ressemble à tel autre, je vais donc le changer ». On ne peut pas bien sûr leur reprocher de ne pas prendre en compte le contexte, mais force est de constater qu’ils choisissent toujours le mot le plus embarrassant dans leurs corrections.

Il est tant d’accuser le pire de tous : ProLogos et d’exposer publiquement ses méfaits et listant ici ses pires ignominies :

-Dans un mail professionnel, ProLogos a remplacé « orga » par « orgie », « bon appétit » par « Meetic », « lambda » par « lambada », et finalement « organe » par « orgasme ».

Sans me relire, j’ai donc envoyé à mes collègues le message suivant :

« Bonjour Monsieur,
Le 15 mars me convient pour l’orgie, je vous apporterai des documents lambada pour constituer un programme. Il faudra également réfléchir à l’orgasme de presse à contacter pour le 4 avril.
Meetic, et à ce demain.
Cordialement »

Mais si un jour j’écris le mot « meetic », il ne va pas me transformer ce mot en « bon appétit », non il va me le remplacer inexorablement par « métis » ou par une autre paronymie issue de son esprit pervers, faisant de ProLogos un merveilleux et infini générateur d’analogie et de n’importe quoi !

Il fait surtout figure de magnifique générateur de lapsus des temps modernes et aurait constitué un superbe terrain de jeu pour les Oulipiens de tout poil !

Il s’applique surtout à s’acharner sur des sujets précis, des sujets précisément qu’il ne maîtrise pas vraiment : la littérature, la sémiologie et justement l’OuLiPo.

Il vous faut des preuves ?

-Dans un article de recherche, ProLogos a remplacé « Georges Perec » par « égorgé Perec »

-ProLogos mène généralement, une guerre farouche contre la littérature puisqu’il m’a changé « Boris Vian » en « Bourreau Viande », « Un amour de Swann » par « Un amour de scan », « Proust » en « peluche » quand ce n’est pas « prout » et « brousse ».

-ProLogos ne veut pas entendre parler de Roland Barthes, il me le remplace systématiquement par « Roland Beurk » quand ce n’est pas “Blatte”.

-Il a également une dent contre les musées. Il remplace systématiquement le mot « muséologie » par « musicologie », l’adjectif « muséal » par « museau ». Créatif autant que subversif, il s’applique obstinément à me montrer l’inexistence lexicale de chaque mot que j’emploie.

J’ai désactivé ProLogos le temps d’écrire cet article, mais en faisant une ultime relecture, j’ai eu quelques remords et je l’ai réveillé. Tout de même, il corrige si bien les espaces insécables manquants entre les guillemets et le mot suivant… Et en relisant le texte, il ne s’était même pas rendu compte j’avais mal orthographié son patronyme.

Aveugle et fou… Mais humble, et peu rancunier.

Je crois qu’une entente est possible.

***
Une fois mon correcteur orthographique calmé, il me restait à dresser la reconnaissance vocale de mon smartphone. Je voulais tester ses limites, le pousser à bout pour me venger de tous les lapsus gênants qu’il avait écrit pour moi.

J’ai alors tout tenté : lui dicter l’alphabet, lui chanter les Beatles à fond, mais à chaque fois il s’en est très bien sorti. Il a même reconnu avec brio une version un peu revisitée de Hey Jude ! Il a alors fallu que je tente le tout pour le tout. Je lui ai chanté le premier couplet de Ta Katie t’a quitté de Boby Lapointe, récité deux ou trois textes de Perec et de Queneau puis lui ait chanté la Complainte du progrès de Boris Vian.

Pour lui, ç’en était trop de phonèmes comparables, trop de paronymies, beaucoup trop de beauté surtout. Il n’a pas supporté, il s’est éteint sur le coup !

Depuis, à chaque lapsus qu’il interprète (quand par exemple je lui dicte « dans mes bras » et qu’il écrit « dans mes bars ») je le menace de lui lire les œuvres complètes de l’OuLiPo et il se calme immédiatement.

Depuis peu, il s’est même mis à la poésie, je lui lis des vers ou des chansons et je regarde ce qu’il m’écrit.

Il m’écrit : « Missing you the sky with diamonds », il m’écrit « Ce soit au bar Igor hagard et Morena regardent voir le dessous des blouses blanches, mais non éclatante, elle est retrouvée, quoi ? L’éternité, la mer, le temps, le soleil ».

Je ne comprends pas toujours ce qu’il dit, mais je crois qu’un jour je vais réussir à parfaire son éducation.

NB : Je retire absolument tout ce que j’ai dit de positif sur ProLogos… Dans une ultime relecture, il m’a proposé « catin » pour « Katie », « bobine la poutine » pour « Bobby Lapointe », « Judo » pour « Jude » et « chnoque » pour « Queneau ». C’est bas comme vengeance.

Y a-t-il une seule de ses chansons dépourvue de jeux de mots ? Tentative d’épuisement du corpus de Boby Lapointe et enquête sur un obsédé des sonorités

10 Jun

Les chansons de Boby Lapointe sont pour beaucoup un bonbon nostalgique qui fait sourire dans la mer diaprée des souvenirs d’enfance. Confortablement assis entre Anne Sylvestre et Henri Des, ce vigoureux scaphandrier de Pézenas (vous apprécierez la périphrase !) et ami de Brassens figure en bonne place au panthéon des chanteurs repris en cours de maternelle. D’ailleurs il y a de fortes chances que vous ayez appris La maman des poissons à l’école primaire pour le spectacle de fin d’année, non ?

C’est ainsi qu’au hasard d’une discussion avec mon amie blogueuse Cinephiledoc, nous nous sommes retrouvées à entonner : Marcelle ! J’ai fait la vaisselle ! J’ai descendu la poubelle ! Marcelle ! Vers la plus belle ! Des jouvencelles ! dudit Boby. Puis entre deux braillements nous nous sommes rendues comptes que nous connaissions par cœur la plupart de ses chansons, chansons fermement reliées à des ancres émotives de l’enfance, l’une nous rappelant une grand-mère dénommée Marcelle, l’autre des vacances à la mer en famille…

Comment rendre compte alors de l’importance de l’univers du chansonnier dans nos souvenirs d’enfance et dans l’imaginaire collectif de bon nombre de francophones ? Quelques beuglements à base de : Moi je veux jouer de l’hélicon pom pom pom ! plus tard, nous avons décidé d’écrire chacune un article sur Boby Lapointe, le mien explorant l’univers du chanteur d’un point de vue littéraire, disséquant les figures de style à la recherche des secrets du génie du chansonnier, le sien évoquant ce qui se passe quand deux fans de Boby se rencontrent, ainsi que les aventures farfelues et cinématographiques du chanteur avec un certain François Truffaut. Ici et la fin de mon article se trouve donc le lien vers le sien !

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**C’est la fête à la paronymie !

Cette question me démange à chaque fois que j’écoute une des chansons de Boby Lapointe : un prof de français peut-il tenir une année de cours juste avec les textes de ces chansons ?

Pour un prof qui souhaiterait exemplifier la paronymie, le calembour, la paronomase ou l’assonance, il en trouvera des dizaines par couplet : friche dense où les jeux de mots foisonnent, les sonorités se répondent et les contrepèteries folâtrent dans les champs lexicaux parsemés d’herbes folles.

J’aime précisément Boby Lapointe en ce qu’il partage avec Vian, Queneau et Perec la joyeuse contrainte oulipienne, la folle conviction que le langage est un vaste terrain de jeux où les mots sont malléables, les signifiés rebondissent gaiement et où les phonèmes satrapent (je fais confiance aux adeptes de l’ordre de la Grande Gidouille pour comprendre le mauvais calembour !). Et le seul qui égale en créativité lexicale ce que Boby Lapointe apporte d’absurde et de drolatique à la chanson française, c’est Vian et ses mots valises : le cire-godasses, le repasse-limaces, le ratatine ordures, le coupe friture, le chauffe-savates, le canon à patates, l’éventre-tomate et l’écorche-poulet…

Voulez-vous préparer un cours sur les poésies qui jouent sur les sonorités ?

Les allitérations en « t » et « k » de « Ta Katie t’as quittée » où le chansonnier relève le pari de donner voix à un réveil et fait parler les tic tac incessants aux oreilles de l’infortuné Igor est une véritable déclaration d’amour à l’exploration phonétique de la langue :

Ta Katie t’a quitté
Tic-tac tic-tac
T’es cocu qu’attends-tu ?
Cuite-toi t’es cocu
T’as qu’à, t’as qu’à t’cuiter
Et quitter ton quartier
Ta Katie t’a quitté
Ta tactique était toc
Ote ta toque et troque
Ton tricot tout crotté
Et ta croûte au couteau
Qu’on t’a tant attaqué
Contre un tacot coté
Quatre écus tout comptés
Et quitte ton quartier
Ta Katie t’a quitté

Voulez-vous plutôt des contrepèteries ? Allons-y !

La chanson Mon père et ses verres est tout simplement incroyable de chiasme ! C’est un hymne puissant aux parallélismes sonores :

Mon père est marinier
Dans cette péniche
Ma mère dit la paix niche
Dans ce mari niais
Ma mère est habile
Mais ma bile est amère
Car mon père et ses verres
Ont les pieds fragiles

L’été où est-il ? et Le tube de toilette et sont également deux excellents exemples d’une forme d’épanadiplose appliquée aux sonorité, du kakemphaton (volontaire !) en spirale et de la figure consistant à calquer les sons du vers suivant sur le précédent :

J’apprécie quand de toi l’aide
Gant de toilette
Me soutient cela va beau
Ce lavabo
coup plus vite c’est bien la vé-
C’est bien lavé
-rité, ça nous le savons
A nous l’savon
De toilette !

C’est d’autant plus étonnant que l’auteur explique ce procédé dans les paroles même de la chanson qui prend alors la forme d’un dialogue entre deux personnes, où en reprenant les dernières syllabes de l’un, l’autre trouve le vocabulaire nécessaire pour composer sa chanson sur la salle de bain, le fameux Tube de toilette. Dans cette chanson qui décrit une recherche lexicale, les paroles trouvent en elles-mêmes leur propre genèse.

Mais quittons désormais la forme et allons vers le fond.

La chanson L’ami Zantrop, je l’ai compris bien plus tard, est un superbe exemple d’intertextualité et de reprise parodique et décontextualisée du Misanthrope de Molière.

Quand à certains passages du Poisson Fa, deviner comment lui sont venus les vers sur le comique méta-grapho-musical (oui c’est moche comme mot mais j’aime trop jouer avec les préfixes pour en trouver un autre…) du bécarre et de la dièse est une entreprise dans laquelle je me risquerai pas :

Il n’avait même pas de dièse,
Et d’ailleurs s’en trouvait fort aise ;
C’est un truc, disait-il,
A laisser à l’écart,
Après, pour l’enlever,
Il vous faut un bécarre,
Et un bécarre,
C’est une chaise
Qui a un air penché et pas de pieds derrière ;
Alors, très peu pour moi,
Autant m’asseoir par terre,
Non, non, non, non, non, non, non,
Pas de dièse

Boby Lapointe est donc friand de jeux de mots sur l’univers des paroles de chansons elles-mêmes, appelons ça de l’humour méta-parolier. Un bon exemple serait la chanson à deux voix : Andréa c’est toi, mettant en scène un absurde quiproquo jouant sur les codes de la sérénade et de la difficulté à comprendre les paroles d’un air entonnée par un chanteur d’opéra. Ici un spectateur ne comprend pas les paroles du ténor déclarant son amour à Andréa et lorsque le chanteur entonne : Dis, à m’aimer, consens va ! le spectateur comprend Dis a Mémé qu’on s’en va ! et priera le ténor de contacter sa mamie lui-même !

Et que pensez de Marcelle, cet éloge paradoxal où il fait rimer le prénom de sa bien-aimée avec vaisselle, poubelle et où il parle de remonter les stores à cause des mouches, juste après avoir vanté, tel un blason littéraire au rabais, l’œil, la fesse et le sein de celle qui, on l’apprend à la fin, n’est interpellée que pour permettre au chanteur d’approcher sa petite sœur ! Goujat où grotesque ? Les procédés emphatiques de Je volerai grâce à elle contrastent délicieusement avec la chute lourdingue :

Quoi tu préfères les nouilles au beurre ?
Moi j’préfère ta sœur !
Poum !

Implacable.

**Les deux vies de Boby

En général, on a l’occasion de comprendre Boby Lapointe à deux moments de sa vie.

Enfant, on trouve ça rigolo et on le chante comme une comptine : Je veux jouer de l’hélicon Pompompompom ! car ce n’est pas tous les jours qu’il y a des chansons qui peuvent parler aux enfants sans être niaises ou sans être du Henri Dès (d’ailleurs je ne résiste pas au plaisir de partager cette vidéo satirique de Groland sur ledit chanteur). Adulte on y découvre un sens plus profond. Le poète, le faiseur de bons mots laisse affleurer une poésie lucide, parfois un léger parfum de désespoir. Parmi ses chansons les plus tristes : Petit homme qui vit d’espoir, L’ange, Ça va ça vient, Insomnie, Sentimental bourreau

Alors oui, les chansons de Boby Lapointe, comme celles de Vian, sont des plaines luxuriantes où le professeur de français peut cueillir à loisir des exemples à la fois parlants ET drôles de certains procédés littéraires. Et s’il est intéressant d’aller chercher de tels exemples dans les classiques, il est d’autant plus agréable et stimulant de montrer aux élèves qu’on peut puiser dans la vitalité de la chanson populaire.

À quels chanteurs contemporains pourrait-on faire appel aujourd’hui ? Thomas Fersen, Bénabar, Renaud, Vincent Delerm, Anaïs, Jeanne Cherhal, et bien d’autres, j’attends vos propositions en commentaires et vous laisse sur ce merveilleux calembour tiré de L’ami Zantrop :

Il dit fuyons ces boites de laids qu’ont dansé
Ah ! Parce que c’est son mot ça
Parce que lui il dit que ceux
Qui dansent dans ces boîtes y sont affreux
Et quand ils s’arrêtent de danser
Il dit c’est des boîtes de laids qu’ont dansé
Et voilà ! ça fait rigoler
Ah la la ! Oh bon pas trop

Ah et puis aussi celui-là parce que je ne peux pas résister :

Il s’en allait soigner son dépit de poisson
Au débit de boisson
Il était une fois
Un poisson FA
Voilà !

Vous savez peut-être que Boby Lapointe, en plus d’avoir inventé un mode de calcul basé sur le binaire (l’amusant bibi-binaire) a également joué dans Tirez sur le pianiste de Truffaut et que cette prestation lui a valu la mention de chanteur sous-titré…pour connaître la truculente anecdote, la suite de l’article c’est ICI et je passe sur-le-champ la plume à la grande Juliette de Cinephiledoc.

Source image ici

Les romans ont-ils une date de péremption ?

11 May

Aujourd’hui je vous propose de décortiquer deux idées tenaces répandues par quelques professeurs de lettres qui persistent à dire que :

1. On ne peut pas lire L’écume des jours après 18 ans

2. On ne peut pas comprendre Proust avant 40 ans

/// L’écume avariée des jours
Cliché n°1 : « Lire L’écume des jours après 18 ans est une erreur : après ça devient niais et ça perd de sa fraîcheur » (Ce qui revient à comparer l’écriture de Vian à du poisson mais passons.)

Je suis d’accord avec le fond de cette assertion. Parfois on relit un roman adoré dans sa jeunesse et on trouve ça franchement mauvais car nos goûts ont évolué (c’est le cas pour Bernard Werber chez bon nombre de mes amis) ou parce que la magie n’y est plus. Pourtant j’ai des amis qui se pâment encore devant le Club des cinq, c’est leur madeleine de Proust, ça les shoote à la nostalgie. Cependant, ces moments de régression littéraire ne sont hélas pas adaptés à toutes les productions… Personnellement quand je ré-ouvre le Oui-Oui va au marché qui traîne au grenier ou que le lis Tchoupi à la plage à ma petite cousine, bien que j’ai lu ces livres durant mon enfance, c’est bien trop tard pour que j’y retrouve un soupçon de frisson diégétique !

Mais parfois la relecture apparaît comme une révélation, comme si l’auteur nous avait attendus patiemment, décennie après décennie, pour nous dire : à 15 ans tu liras ce livre parce qu’il y a un contrôle dessus la semaine prochaine, à 20 ans tu y verras surtout la fougue de ce personnage, à 30 ans tu comprendras le comportement de tel autre et à 40 ans tu te reconnaîtras toi à 20 ans. C’est beau cette promiscuité extra-littéraire avec des auteurs, et ce phénomène me touche particulièrement avec Vian, Lodge et Desproges qui sont à mon sens des écrivains à relire.

/// Longtemps je me suis couché de bonne heure…pas avant 40 ans
Cliché n°2 : « On ne peut pas comprendre Proust avant 40 ans, il faut avoir vécu des désillusions amoureuses puissantes ainsi que la perte d’êtres chers pour être sensible à sa façon de décrire les relations humaines et son rapport à la mémoire blablabla ».

Cette date de péremption à l’envers de type « à ne pas consommer avant le… » a le mérite de révéler la difficulté d’enseigner la littérature au collège. Allez expliquer à des préadolescents les sous-entendus scabreux des Liaisons dangereuses quand ils en sont encore à boire du Nesquik pour le goûter ! Allez leur faire comprendre les enjeux de la jeunesse de Rimbaud qui fuguait déjà à leur âge quand leur conscience amoureuse consiste à s’envoyer des petits mots en classe avec écrit à l’encore rose du stylo Diddle : « Est-ce que tu veux sortir avec moi ? ». Comment leur dire qu’à 15 ans Rimbaud avait lu tous les classiques et les parodiait alors qu’ils découvrent peu à peu la lecture avec les courts récits de Chair de poule et la collection Cœur Grenadine ? Dans certains cas c’est délicat de blâmer leur incompréhension totale des textes alors même qu’il leur manque des clefs de lecture autant que du recul et qu’ils n’ont pour la plupart encore rien vécu de significatif pour les appréhender.
Par contre, on peut lire Proust dès l’adolescence s’il est bien amené. Dans le cas contraire on risque de s’ennuyer comme jamais…au mieux on ne va probablement rien comprendre…au pire on sera dégoûté pour un long moment des romans de plus de 40 pages. Ce qui a hélas été le cas pour moi. Je me suis mise à lire Un amour de Swan à 17 ans…cela m’a assommé comme une conversation dans un salon des Verdurin. Je ne comprenais pas pourquoi l’on avait hissé les hésitations molles d’un Swann pleurnichard au rang de classique de la littérature. Cependant j’étais indéniablement touchée par le désespoir des personnages et j’avais conscience d’être devant un récit fort et puissant…mais sans prendre énormément de plaisir à la lecture.

Je l’ai relu 7 ans plus tard. Entre temps quelques lourdes désillusions amoureuses étant passées par là, la mélancolie avait fait son nid dans un coin de mon âme, épaulée par une sagesse heureuse ; j’avais également fait mes humanités, connu une soif inextinguible de romans fleuves et bu de la critique littéraire jusqu’à la lie ! En relisant le roman je m’exclamais « Mais oui ! Tout est dit ! » : la petite phrase de Vinteuil me semblait la clef de compréhension de l’âme humaine et cette relecture me plongeait dans une lucidité délicieuse ! Tout me semblait évident : les intermittences du cœur, la critique des Guermantes, les longs étés à la plage à Balbec et enfin le triste constat de Swann : Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre !

Je regrette que l’on ne m’ait pas motivée lors de ma première lecture en me parlant de ce que j’y trouverai de grandiose. On m’avait simplement dit « Ah beh oui c’est un classique Proust alors ça doit être bien écrit ». En somme, les grands textes demanderaient une médiation.

À ce sujet, j’ai hélas l’impression que le grand public dédaigne La recherche du temps perdu, qu’il le range négligemment dans le tiroir de la « littérature fastidieuse tendance chiante / option phrases à tiroir / spécialité longues descriptions et pas assez d’action ». Pourtant il suffit de regarder l’adaptation télévisuelle qu’en fait Nina Companeez (un exemple excellent d’adaptation ratée mais hilarante !) pour avoir en quelques minutes une vision plus badine : la débauche d’Albertine succédant aux phantasmes trash du baron de Charlus.

Beaucoup d’amies enceintes me disent également : il me tarde d’être en congé maternité pour avoir enfin le temps de lire La recherche au complet, je me sens prête, comme s’il y avait un stade à atteindre, un palier à franchir avant d’être digne d’ouvrir le récit initiatico-mystique que La Recherche représente pour pas mal de gens.

/// A lire de préférence quand on a très faim
Je propose donc l’usage d’un petit bandeau de papier sur le roman qui nous indiquerait les meilleures circonstances pour le lire !

Au lieu d’écrire des bandeaux de type : Le dernier thriller fascinant de Jean-Christophe Grangé pourquoi ne pas mentionner :

A lire avant de tomber amoureux

A lire après sa première fois

A lire après un chagrin d’amour qui fait mal (le roman regorge d’idées de vengeance truculentes)

A lire une fois puis à relire 10 ans plus tard pour comprendre tout le reste

A lire après un chagrin d’amour qui ne fait pas trop mal pour sublimer sa peine

A lire quand on a très faim sur Une gourmandise de Muriel Barbery,

A lire dans l’herbe pendant les chaudes journées d’été pour le Disque Monde de Pratchett

A lire dans les toilettes pour faire honneur aux conditions de réalisation et puis après le laisser tomber joyeusement dans les gogues pour Guillaume Musso et Marc Lévy.

/// Relire pour rafraîchir le livre
En apposant ainsi sur les livres leurs contextes de diffusion on en arrive à décrire leur sémiose (c’est-à-dire à leurs conditions de réception) et l’on démystifie un peu la lecture…qui n’est pas un acte pur et éthéré mais une pratique socialement ancrée, qui engage le corps : on lit pour et on lit contre.

En vrac : lecture dans le métro entre Berri UQAM et Jean Talon, entre Étoile et Place d’Italie, entre Esquirol et Matabiau, lecture dangereuse en marchant dans la rue pour finir les dernières pages du polar qui nous colle aux mains comme de la glu, lecture dans un hamac pour s’endormir sur son livre, lecture tard le soir dans le lit alors qu’il y a école demain, lecture de Causette quand les autres filles lisent Glamour, lecture sur liseuse sans odeur de papier, lecture punition quand on doit finir l’Assommoir et faire (horreur !) une fiche de lecture pour l’école, lecture à voix haute de La Place d’Annie Ernaux à mes amies qui s’endorment au soleil sur la plage, lecture honteuse d’un collection Harlequin ‑ Mais non c’est pour rire je ne lis pas ça au premier degré hein ‑, lecture du Canard Enchaîné dans un bistro rempli de Figaro et de La Croix, lecture en cachette du dernier Nothomb alors que quand même lire ça en prépa littéraire ce n’est pas un peu honteux ? lecture du blog de Chevillard alors que le prof de français veut qu’on finisse un Balzac, lecture des Inrocks dans la salle d’attente pleine de Paris Match fossilisés depuis 1982, lecture trophée pour montrer à tout le monde qu’on est arrivé à bout de Belle du seigneur : qu’on n’a pas trimbalé ces 3 kg de livres en vain dans un sac à main trop petit pour le contenir, qu’on en a bavé en lisant les 300 premières pages avant de trouver ça intéressant, qu’on a pleuré intérieurement arrivé à la fin et qu’on mettra probablement beaucoup de temps à s’en remettre… lectures n’importe où, à n’importe quel âge mais surtout relectures… par plaisir si possible, c’est toujours mieux…c’est en les relisant que les livres périment moins vite.

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(Que la très Sainte Juliette-cinéphile soit remerciée pour m’avoir suggéré cet article !)