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Peut-on choisir son type de procrastination ?

3 Sep

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Quelles sont les meilleures conditions pour écrire sereinement et efficacement ?

Cette interrogation est née de la remarque de mon amie cinéphile : « Pourquoi est-ce qu’on imagine toujours l’écrivain à son bureau dans sa maison de campagne, avec un thé et un chat sur les genoux en train d’écouter du Mozart alors que la plupart du temps il griffonne sur un vieux prospectus pendant une conférence qui l’ennuie ou pendant qu’il fait un boulot alimentaire ? »

Plus sérieusement, qui écrit comme ça ?

Faisons tomber le mythe, je vais vous raconter une histoire d’écriture sportive, de procrastination guillerette et de chocapics.

« Tout est prêt. La tasse de thé chaï avec du miel de thym, le chat gris endormi sur les genoux, Fip en fond sonore, des stylos doux au toucher, un tas de feuilles blanches et surtout du temps libre. Les conditions parfaites sont réunies. Sauf l’inspiration, ou tout simplement l’envie d’écrire, qui ne se décide absolument pas à m’envoyer ne serait-ce qu’un ersatz de muse. Ce rectangle blanc, feuille A4, petit carnet à spirale clairefontaine ou document word, reste et restera immaculé.

L’angoisse de la page blanche, c’est surfait, moi j’ai l’angoisse de l’angoisse de la page blanche, une méta-peur si vous préférez. Alors pour ne pas risquer de provoquer cette angoisse, je n’organise JAMAIS toutes ces conditions idéales décrites plus haut.

Non, ce qu’il me faut pour déclencher l’inspiration, c’est une situation terriblement ennuyeuse, une sensation d’enferment où l’écriture me paraîtrait la seule échappatoire : la salle d’attente de la CAF, un séminaire sur l’utilisation de la norme ISO dans le catalogage partagé, un exposé laborieux sur la sensation de regrets chez Du Bellay par un élève de 5e. Acculée dans un ennui mortel, c’est seulement à cet instant que mon cerveau active la compétence « écriture ». Ce qui est terrible, car en plus d’être affreusement impoli pour les conférenciers, ces conditions ne sont pas du tout confortables pour écrire. Il faut cacher à ses voisins de table ses notes sur le huitième chapitre de roman et faire semblant de s’intéresser à la norme ISO. Je préférerais infiniment arriver à écrire chez moi, dans la douceur du chat angora qui vient jouer avec le bout de mon crayon, poser ses pattes sur le clavier et phagocyter impitoyablement le coin de la feuille blanche.

Bon an mal an, j’ai fini par accepter cette contrainte. Mais le second écueil, sournois, qui guette, c’est que le plus souvent je finis par m’intéresser à la conférence qui est donnée, aux affiches dans la salle d’attente de la CAF, et la situation ennuyeuse cesse bien vite de l’être.

Venons-en aux faits, je souffre d’un syndrome affreusement handicapant, celui de la lecture compulsive et de l’intérêt constant. Quelle que soit la situation, je ne peux m’empêcher de lire ou d’écouter lorsqu’un graphème ou un phonème traîne dans la pièce. Je lis tout, absolument TOUT, les affiches dans le métro, l’équation de mathématique abandonnée sur le tableau, les conditions d’utilisations en taille 6 tout en bas près de l’astérisque même si elle fait trois paragraphes et utilise des mots comme « nue-propriété, usufruit ou créance salariale », les BD débiles avec des jeux en faveur de l’environnement sur les paquets de Banania. Mon cerveau est le réceptacle idéal pour toutes ces stratégies marketing que j’exècre autant que j’assimile. Je connais par cœur toutes les devinettes au dos des Chocapics et je pourrais réciter le contenu des affiches portant sur le montant des amendes suites aux infractions dans RER B alors même que je n’ai pas mis les pieds à Paris depuis des mois. Pour peu qu’il y ait des lettres, je suis aspirée…
Et la norme ISO, à sa façon, finit par me captiver !

C’est bien sûr ce qui fait le fonds de commerce de la procrastination. Quand une tâche homérique nous semble insurmontable (à tout hasard écrire son grand œuvre) nous nous réfugions dans les tâches subalternes, par exemple faire la vaisselle, ranger sa bibliothèque selon les lois de Raganathan ou trouver la norme ISO captivante. Jamais je n’ai eu autant de bonheur à l’idée d’avoir du linge à étendre ou ma déclaration d’impôt à remplir que quand approchait l’échéance d’un article à rendre.

Ainsi, c’est trop tard, la norme ISO n’étant plus un sujet ennuyeux, malgré moi je rechigne à écrire. Il ne me reste plus qu’à trouver un nouveau champ disciplinaire assommant.

Et là, il y a bien des moyens de ruser : aller suivre des cours auxquels on ne comprend strictement rien, à défaut d’avoir les moindres clefs pour savoir de quoi on parle. J’ai intégré en douce les CM d’épidémiologie à la fac de médecine, je me suis incrustée au cours de fondement de la rhéologie, mais là encore les images du power-point me fascinaient tant que je les dessinais au lieu de me mettre à écrire. J’entrais alors dans la salle d’à côté, un cours de maths, me coulais dans une chaise du fond. Loin devant moi, un tableau rempli d’équations, l’abstraction pure, aucune chance de comprendre ou bien d’admirer puisqu’aucun sème ne vient chatouiller mon allèle procrastinateur.

Et puis est arrivé ce qui devait arriver.

Le professeur me voyant gribouiller négligemment au fond de la salle s’est énervé et m’a prié de passer sur-le-champ au tableau afin de résoudre l’amalgame de signes typographico-barbares qu’il enroule méticuleusement dans le mot équation.

Alors, je me suis approchée sans trembler du pupitre blafard et très lentement, je leur ai écrit au tableau la raison de ma présence ici, ma quête de l’ennui dans toutes les disciplines ainsi que les quatre premières phrases de mon roman. Les étudiants ont bien ri et le professeur m’a laissé m’installer au fond de la salle en échange d’un sac de chouquettes matutinal et d’une lecture à voix haute, à la fin de chaque cours, du dernier chapitre que je viendrai d’écrire.

J’étais somme toute passablement satisfaite de mon sort et contente de ma technique jusqu’au jour où, au fond de l’amphi dans lequel je donnais un cours palpitant sur le braconnage culturel, je vis un frêle étudiant inconnu gribouillant frénétiquement, semblant aspiré par l’écriture, alors même que tout l’amphi avait les yeux fixés sur le film que je leur projetais.

J’ai un peu râlé, mais je ne l’ai pas dénoncé, tout à ma joie de voir sa procrastination cicatriser. »

Brimborions
*Pour se guérir de la procrastination sans effort et sans culpabilité, c’est ici en anglais et ici en français*

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Mode d’emploi du livre ou comment en gribouiller les marges en toute impunité ?

14 Jul

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*** Les livres d’étagères et les livres de sacs à main

Il y a deux types de livres.
Les livres sédentaires et les livres nomades, autrement dit les livres d’étagères et les livres de sacs à main. Les premiers sont doux, épais et rassurants, ils dorment paisiblement dans nos bibliothèques quand les seconds sont des aventuriers jamais rangés à la même place, toujours prêtés, annotés, leur couverture porte les stigmates irrémédiables des péripéties dans lesquelles on les a traînés. Ils ont subi les attaques du l’eau de mer, du sable, des empreintes grasses de la crème solaire et des mains baveuses du petit neveu. Finalement avec eux on est quitte. Ils nous ont emportés dans leur univers et nous les baladons allègrement dans le nôtre !

Ils semblent un peu tristes pourtant de n’avoir pas de place assignée dans la maison. Généralement les livres nomades migrent de la table de nuit déjà jonchée de romans au sac à main puis vers la table du petit déjeuner. Souvent ce sont des livres qui nous ont fortement marqués, que l’on veut avoir près de nous pour pouvoir à tout moment retrouver ce passage si truculent ou bien se promettre de le prêter à un ami. Ils traînent souvent sur la table basse du salon, leur présence silencieuse nous rassure, comme un vieil ami qui passerait à l’improviste.

Par contre, si ce sont des livres empruntés à la bibliothèque, le cas est tout autre. Leur temps est compté, ils ont un statut intrinsèquement trop temporaire pour que l’on daigne leur accorder une place de titulaire dans notre bibliothèque. Ils migrent alors de table de nuit en sac à main, malheureux vagabonds qui ne connaîtront jamais le repos du sédentaire.

Ces derniers d’ailleurs n’auront pas la même existence que leurs homologues patachons. Le livré sédentaire a besoin de se reposer. On n’amène pas les œuvres complètes de Du Bellay ou L’histoires des bibliothèques françaises en trois tomes à la plage. Ils me font l’impression de gros bourgeois bedonnants et ronflants dans la bibliothèque : c’est le dernier Jean d’Ormesson offert par mamie à Noël dernier et que l’on ne lira jamais, c’est L’initiation à l’ancien français achetée au début de la licence de lettres et qu’on n’ose pas revendre parce que quand même il est tout chargé d’institution, il nous rappelle des souvenirs de partiels et surtout les fêtes qui suivirent ; c’est ce vieil Annabac philo qui fait affleurer à notre mémoire le jour où l’on a découvert et aimé le Nietzsche d’Ainsi parlait Zarathoustra, c’est cet exemplaire collection Belin Repère de Cyrano de Bergerac qui pourrait être revendu à Gibert Joseph car on en a désormais une édition bien plus belle, débarrassée des questions didactiques niveau quatrième disséminée entre chaque acte pour mieux en scolariser la lecture (« Cherche le champ lexical de l’emphase dans la scène 3 de l’acte II »), mais cet objet pédagogique nous rappelle notre première lecture du chef d’œuvre. On ne refilera pas non plus le Werber qui traîne au fond de la bibliothèque. Il est indéniablement mauvais mais il a été offert par un amour de jeunesse, il est encore un peu nimbé de sacré.

Et voilà ce que sont les livres sédentaires : une collection de souvenirs, les grandes étapes d’une vie matérialisées dans des objets symboliques. On ne les lira pas, mais on ne les jettera pas pour autant. Seuls les déménagements écrèment les plus faibles dans une négociation douloureuse entre le poids physique et la masse de souvenirs. C’est pourquoi le livre sédentaire craint par-dessus tout le déménagement car il n’ignore pas que son propriétaire jugera inexorablement du ratio poids/intérêt dans ma bibliothèque pour décider de la nécessité de sa présence dans le nouvel appartement. Et en effet, si les éditions Pléiades sont tranquilles (leur coût les mettant à l’écart d’un ostracisme fatal), face à l’Introduction à la morphosyntaxe en diachronie ou à Principes de thermodynamique-Première année, on hésite davantage. Pour ceux qui seront donnés ou vendus, se sera le début d’une vie nouvelle, une occasion pour eux de rebattre les cartes du destin vers un nouveau lecteur qui selon ses aspirations les rangera chez les nomades ou les sédentaires.

Fort heureusement, ces deux statuts ne sont pas gravés dans le marbre et un livre nomade ayant longtemps accompagné son lecteur rencontre parfois un repos bien mérité parmi les sédentaires sur étagère. A l’inverse un sédentaire est parfois élu pour une folle virée en sac à dos, mais pas tous !

Belle du Seigneur, par son poids, est moins propice au nomadisme que les petits Folios dévorés sur la plage. Et pourtant, j’ai bien essayé d’amener Ariane et Solal avec moi dans le métro. Ce fut délicieux…mais lourd ! Je leur préfère mille fois Et on tuera tous les affreux de Boris Vian aussi léger que furtif ou bien un recueil de nouvelles de Le Clézio, se glissant avec sensualité dans le sac à main. Il y aurait donc un comportement, un ethos qui conviendrait à chaque type de livre.

Ces considérations m’amènent à l’élaboration d’un Mode d’emploi du livre.

***Comment utilise-t-on un livre ?

C’est une chose certaine, on ne s’intéresse pas assez aux utilités du livre autre que pour la lecture.
Pourtant, j’ai connu une amie qui achetait chaque année un exemplaire des Fleurs du mal de Baudelaire et l’utilisait comme agenda. Dans les marges, en tout temps, elle notait ces rendez-vous importants et était sûre de pouvoir croiser au moins une fois par jour, par bribes de textes, sursauts de prose… Certains étaient offusqués, je trouvais ça tendre et beau, une promesse faite à un auteur qu’on le lira encore et encore.

J’ai connu un individu qui m’a avoué avoir acheté tout Platon pour avoir l’air intelligent dans le métro quand il croisait cette charmante jeune fille qui se rendait à la fac de philo. J’ai connu des gens qui calaient des portes avec la Critique de la raison pure
Et pour ceux qui voudraient un argument ad hominem pour avoir le droit de gribouillez les marges, je me souviens d’avoir lu chez le dramaturge russe Meyerhold cette phrase qui disait à peu près : « Un livre dont les marges sont remplies de notes a 1000 fois plus de valeur qu’un livre vide ! Noircissez les marges, soyez sans pitié ! ».

***Comment range-t-on un livre ?

Malgré la séparation entre nomades et sédentaires, je prends soin de ranger les livres avec discernement : je ne place pas Rousseau près de Voltaire, Marx à côté d’Adam Smith ni Boris Vian près de Marc Levy (à ceci près que ma bibliothèque est dépourvue de cette scorie) ou de la collection Harlequin. J’ai placé côte à côte Sartre et son Castor, Montaigne et La Boétie, Du Bellay et Ronsard. Je n’ai pas non plus séparé les oulipiens des pataphysiciens. J’ai réconcilié les amours en méconnus en plaçant Voltaire près de son amante Emilie du Châtelet (éminente physicienne injustement foutue en-dehors des programmes scolaires…), tout en prenant quelques risques : en posant Einstein près de Schrödinger, j’ai l’espoir secret qu’un matin les marges de l’un soit recouvertes des équations de l’autre, réconciliant ainsi relativité et quantique.

***Comment classe-t-on un livre ?

Il y a peu de temps je me suis dit que l’éternel classement thématico-alphabétique de la religion Dewey occido-centrée mériterait bien un peu de folie et j’ai imaginé pour une bibliothèque quelques critères de classement :

  • Livre avec sur la quatrième de couverture une photo très moche de l’auteur
  • Livre offert par un ami et que l’on n’a pas apprécié
  • Livre que l’on n’a jamais réussi à finir
  • Livre dont on dit qu’on a pour projet de le lire bientôt mais dont on sait secrètement qu’on ne le lira jamais
  • Livre qu’on ne veut pas lire car tout le monde en parle
  • Livre acheté parce qu’on aimait bien la photo sur la première de couverture

Le plus frappant dans cette tentative de classement, c’est qu’en musardant sur le site de l’OuLiPo (mon lieu de perdition procrastinatoire quotidien) je me suis aperçue qu’une de leur membre, Anne F. Garréta avait déjà mis en place des critères incroyablement inventifs et déclassés dont je cite ici quelques extraits pris au hasard. L’auteure différencie notamment les livres casaniers des livres nomades, ce qui prouve qu’il y a peut-être une noosphère où nous allons tous puiser des taxinomies…

Documentalistes, arrêtez tout, lâchez la CDU, lisez-moi ça vous allez frémir :

  • « livres où l’on se souvient avoir rencontré au moins une fois le mot ‘livre’ ;
  • livres dont on n’a pas souvenir qu’ils aient pu contenir le mot ‘livre’.
  • livres écrits sans ‘e’ ;
  • livres qui n’offrent, heureusement, pas la moindre ligne de dialogue ;
  • livres qui s’épargnent les descriptions en focalisation interne ;
  • livres qui abusent de la description en focalisation interne ;
  • livres écrits sans verbes ;
  • livres que Rodolphe aurait pu offrir à Emma, s’il avait été Valmont et non Rodolphe ;
  • livres qui, à force d’en causer ou d’en entendre parler, sortent par les yeux ;
  • livres qu’on ne peut lire qu’affligé d’un rhume ;
  • livres écrits dans une langue alors qu’évidemment ils ont été pensés dans une autre ;
  • livres prétendument écrits en français et qu’on croirait pourtant traduits d’une langue étrangère (probablement pas même indo-européenne) par une machine de traduction automatique ;
  • livres apparemment écrits sous le coup d’une indigestion de métaphysique allemande ;
  • livres dont on ne sait s’ils ont été écrits (prétendument en français) par une machine de traduction automatique ou sous le coup d’une indigestion de métaphysique allemande par une machine de philosophie automatique.
  • livres qui contiennent au moins une phrase qui ferait pleurer si l’on se risquait à la lire à haute-voix ;
  • livres dont au moins un personnage vous a inspiré un jour, au détour d’une ligne, ne serait-ce qu’un soupçon de désir ;
  • livres si mal écrits qu’ils en deviennent fascinants.

Autre partition :

  • livres casaniers
  • livres nomades.

Parmi ces derniers, on pourra distinguer :

  • livres qui ont traversé au moins une fois un océan ;
  • livres qui présentent un penchant certain à migrer, à la première opportunité, sous les lits ;
  • livres qu’on a emportés plusieurs fois à la campagne sans autres conséquences que de leur faire prendre l’air.
  • livres entre les pages desquelles on a placé pour les faire sécher et les conserver, des feuilles, des fleurs ou des graminées, cueillies à l’occasion de certaines promenades ;
  • livres contenant au moins une phrase que l’on sait par cœur ;
  • livres qui n’ont pas laissé le moindre souvenir ;
  • livres qu’on se souvient avoir lu sur un sofa de couleur claire dans une chambre d’une ville étrangère ;
  • livre qu’on se souvient avoir lu dans un arbre, le jour justement où la branche a cassé, mais sans parvenir à se rappeler de quoi il parlait.
  • livres offerts par quelque’un que l’on aime, aimait, a aimé ;
  • livres dont on aurait aimer parler avec quelqu’un qu’on a aimé ;
  • livres dont on imagine qu’ils pourraient ou auraient pu plaire à quelqu’un qu’on aime ou qu’on a aimé ;
  • livres qu’on aimerait ou aurait aimé lire au lit avec quelqu’un que l’on aime ou a aimé sans jamais le lui avoir dit ;
  • livres sans lien d’aucune sorte avec l’amour de quiconque (mais ceux-là, qui s’en souvient ?). »

Oui d’ailleurs, les livres sans amour, qui s’en souvient ?

Rimaille et ferraille, un procédé infaillible pour produire de l’alexandrin kitsch au kilomètre

22 May

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Ce matin j’ai voulu prouver que l’écriture poétique en vers avait plus à voir avec la bricole qu’avec l’inspiration d’une muse sibylline.

Pour faire vite : la poésie serait d’abord et avant toute chose du bricolage. Imaginez que chaque syllabe représente une vis, une planche en bois ou un clou et que le poète est le bricoleur qui fixe l’étagère Ikéa. Pour résumer, que ce soit sur 6 ou 12 pieds, il faut que ça tienne !

Comment ?

Si les clichés sur les poètes donnent à voir des individus inspirés par des synesthésies invisibles, les vers se construisent d’abord à grands renforts de compromis et de petits arrangements sur le sens, de type : « je ne trouve pas de mot qui rime avec quatorze alors c’est pas grave je vais changer la rime… » ou « je vais finir le vers avec fantasmagorique il y a plus de syllabes que fantastique, tant pis pour le sens, on s’arrangera dans le quatrain suivant… ».

Il serait également malhonnête de nier les technologies intellectuelles qui viennent en renfort quand l’imagination fait défaut : dictionnaire des rimes et dictionnaire des synonymes sont les deux piliers sur lesquels chaque hémistiche prend appui pour arriver jusqu’à la fin du sonnet !

Même si contre cette conception inspirée et idéelle de la muse inspiratrice, Boileau et Valéry mettent tour à tour en avant les rudes efforts du poète, force est de constater que la poésie en vers traîne derrière elle une bien morne image qui oscille entre le mièvre et le maniéré. Il n’y a qu’à taper poésie sur Google image pour voir apparaître des visuels suintant le mauvais goût et le cliché (plume, encrier, rose rouge, dauphin et clair de Lune comme autant de représentations surannées de l’inspiration…). Si vous demandez à un collégien (prenons-en un qui n’aime pas lire) ce que lui évoque la poésie en vers il vous répondra soit en mimant la bouche en cul-de-poule une envolée lyrique composée de mots de plus de quatre syllabes, soit en évoquant des transports amoureux aussi précieux qu’ennuyeux…

C’est cette conception stéréotypée de la poésie en vers, entièrement focalisée sur les aspects lyriques et emphatiques, que dénonce Brassens dans « Sauf le respect que je vous dois » :

« Fi des chantres bêlant qui taquinent la muse érotique
Des poètes galants qui lèchent le cul d’Aphrodite
Des auteurs courtois qui vont en se frappant le cœur
Parlez-moi d’amour et j’vous fous mon poing sur la gueule
Sauf le respect que je vous dois »

Or, je doute qu’Aragon en composant « L’amour qui n’est pas un mot » attendit gentiment que Calliope et Erato lui susurrent à l’oreille quelques mièvres octosyllabes…quel que soit l’état dans lequel ses poèmes nous transportent, celui qui suit a très probablement été composé en comptant sur les doigts :

« Prends ce fruit lourd et palpitant
Jettes-en la moitié véreuse
Tu peux mordre la part heureuse
Trente ans perdus et puis trente ans
Au moins que ta morsure creuse
C’est ma vie et je te la tends »

***Méthode pour produire de l’alexandrin au kilomètre

Quand il le faut, pour impressionner quelqu’un, dans un match de théâtre d’improvisation catégorie rimée, pour composer une chanson lors d’une occasion particulière, la composition rapide d’alexandrins est une compétence importante à rajouter à la catégorie « Divers » de votre CV. À force de composer des alexandrins (la plupart prosaïques, résolument kitsch et ironiquement emphatiques !) je me suis rendu compte qu’il existait des trucs, des astuces, des techniques répétitives pour rimer au kilomètre… J’ai hésité à en parler tant cet aveu m’excluait d’emblée du club très sélect des poètes inspirés…et puis j’ai décidé de montrer que le poète prosaïque était comme le bricoleur assis dans son garage au milieu de la ferraille, testant tel boulon, choisissant telle vis et finissant par tout raccommoder à la patafix…

***Vers le moindre effort…

Le truc pour rimer c’est…de ne pas chercher à rimer !

Je m’explique :

Si vous voulez écrire un poème vantant les mérites du spéculoos (et après tout pourquoi pas, il accompagne bien vos pauses café depuis dix ans !) il suffit d’écrire un vers sur deux.

Je propose pour cet exercice de se lover dans la forme moelleuse et réconfortante de l’alexandrin puis du sonnet. Le vers à 12 pieds étant celui qui mime le plus aisément le langage de tous les jours, on peut également le modeler facilement, lui donner un coup de hache à l’hémistiche ou le composer à partir de deux mini-phrases hexasyllabiques.

Exemple : Pour écrire le premier quatrain vantant le spéculoos, écrivez d’abord les deux phrases (de douze syllabes ! on s’occupera de l’hémistiche et des synérèses plus tard…) qui vous viennent en premier à l’esprit, les plus simples possibles :

Elle peut se vanter la fière Belgique

D’offrir le spéculoos, ce biscuit savoureux

À la suite de ces deux premiers vers, rajouter deux vers qui disent exactement la même chose, de la paraphrase en somme (oui celle-là même qui vous était reprochée en commentaire de texte en cours de français…) avec des rimes croisées ou suivies. Ce qui est moins compliqué que de suivre la syntaxe de la phrase de vers en vers :

Elle peut se vanter la fière Belgique

En plus de proposer des bières fantastiques

D’offrir le spéculoos, ce biscuit savoureux

Ce cristal de cannelle aux parfums délicieux !

Et voilà, vous avez composé un quatrain !

Mais puisque l’on paraphrase gaiement en rajoutant aux deux premiers vers des compléments arbitraires, cela aurait pu également être :

Elle peut se vanter la fière Belgique

Le plat pays dont Brel peint les airs mirifiques

D’offrir le spéculoos, ce biscuit savoureux

Cette agape divine, un gâteau merveilleux

Attention cependant à ne pas abuser de la technique trop longtemps. À force de diluer le sens dans le synonyme et le redoublement sémantique cela finit par ressembler à de la soupe paraphrastique. Pour éviter cet écueil, songez à passer du temps sur le site du dictionnaire des rimes et du dictionnaire des synonymes pour enrichir votre lexique déjà cruellement répétitif, et hop ! Offrez ça au destinataire qui n’y verra que du feu et vous prendra pour un authentique poète inspiré !

***Lire pour écrire

Pour aller plus loin et se mettre à penser en alexandrins, la méthode est hélas moins empirique… Seule l’habitude paie et c’est après avoir lu et butiné une énorme partie des œuvres de Corneille, Racine, Rostand, Aragon, Hugo, Du Bellay, Molières, Ronsard, Corbières, Apollinaire, Baudelaire et Rimbaud (et accessoirement bachoté un Capes de lettres après des études de théâtre) que la petite musique de la rime devient automatique…

Peu à peu, on se détache du modèle « Un vers / une paraphrase » et le sonnet prend une forme plus cohérente, les vers se suivent syntaxiquement jusqu’à former des phrases plus harmonieuses qu’un simple redoublement flemmard. C’est le cas de ce sonnet qui prend la forme (toujours aussi kitsch et emphatique !) d’un éloge panégyrique au sirop d’érable :

Tour à tour onctueux, tour à tour sirupeux

Tous les matins surgit le beau liquide ambré

Il s’étend je le vois, et d’un air malicieux

Répand sur les pancakes ses délices dorés

Il coulera toujours dans le fromage blanc

Il coulera, bien sûr, de son écorce aimée

Il accourt, rutilant, flamboyant, rougeoyant !

Il coulera enfin, sur des bagels grillés

Puisses-tu, doux sirop, conserver ta douceur

Puisses-tu, je t’en prie, déployer tes saveurs

Enchanter nos journées, de tes gourmands attraits !

Puisses-tu enlever des matins la douleur

Puisses-tu essaimer cet ambre dans nos cœurs

Et par pitié à prix décent t’exporter !

***Mordre la main qui nous nourrit

Après avoir bien joué avec l’alexandrin il arrive qu’on le délaisse. Plaisant les premiers jours, il nous semble alors encombrant, traînant, mou comme un teckel asthmatique, il ressemble trop à une phrase stylisée alors qu’on voudrait bien plus se frotter à la concision exacerbée d’un hexasyllabe mystérieux… Comme à Hugo, nous vient l’envie de tordre le coup à « ce grand niais d’alexandrin » comme d’y faire entrer des termes prosaïques :

« C’est horrible ! oui, brigand, jacobin, malandrin,
J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin ;
Les mots de qualité, les syllabes marquises,
Vivaient ensemble au fond de leurs grottes exquises,
Faisaient la bouche en cœur et ne parlant qu’entre eux,
J’ai dit aux mots d’en bas : Manchots, boiteux, goitreux,
Redressez-vous ! planez, et mêlez-vous, sans règles,
Dans la caverne immense et farouche des aigles ! »

Et puis l’hexasyllabe devient lui aussi trop long, on veut du court, du bref, du subtil, du concis, on veut saisir le réel en quelques phonèmes, on en arrive au haïku, alors sans plus gloser je replie mes foutaises et vous laisse sur celui-ci :

Elles rient beaucoup

Dans les fontaines d’été

Parfum de cannelle

Source image : Poytner Erato muse of poetry