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Peut-on insérer une structure narrative dans un haïku ? et autres tentatives de torsion littéraire

15 Sep

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En guise de prolégomènes et avant de résoudre l’épineux problème, je souhaiterais titiller quelques idées reçues à propos des haïkus, en citant allégrement celles que Philippe Costa dénonce dans son exquis Petit manuel pour écrire des haïkus.

On y apprend en effet que ce poème court japonais n’a rien d’un aphorisme zen et ne prétend pas divulguer un quelconque sens caché spirituel.

Le haïku ne serait donc rien d’autre qu’une image littéraire, un éclair visuel coulé dans des mots.

Il ne pense pas, il montre.

En tant que forme poétique ayant déjà été reprise et adaptée par des auteurs occidentaux tels que Paul Claudel ou Jack Kerouac, c’est donc un genre élastique, fluide et malléable, quelque chose que les chimistes rhéologues s’ils s’ennuyaient pourraient qualifier de fluide plastique. Par ailleurs, il n’est pas cantonné à la célébration de la nature et peut évoquer des thématiques diverses.

Donc oui, puisqu’il n’a rien de mystique, en le bourrant de sèmes, le haïku peut raconter une histoire de 17 syllabes, à la manière d’un micro-récit étroitement condensé.

Depuis longtemps animée par une volonté de torsion des formes littéraires (trouver une logique chez Ionesco, imaginer un Oulipien libre de toute contrainte ou produire de l’alexandrin kitsch au kilomètre) j’ai souhaité ici tenter l’expérience suivante : juxtaposer des haïkus indépendants (issus d’un recueil en cours d’écriture) pour voir si ensemble ils arrivaient à me raconter quelque chose.

Le résultat s’intitule Montréal hiver été. J’ai délibérément choisi de juxtaposer des haïkus qui laissaient apparaître une trame narrative qui sans être explicite laisse libre cours aux associations d’idées. Un prochain essai tentera de gommer ces ficelles pour qu’évoquer et raconter se confondent.

Montréal hiver été

Premier rendez-vous

Café aux fauteuils moelleux

Bob Dylan en fond

*

Fraîchement rasé

Les jeunes garçons aux joues

Ont quelques coupures

*

Elles boivent un latte

Chevelures innocentes

Les deux lycéennes

*

Le cidre cuivré

Plus enivrant que l’on croit

Traîtresse pomme !

*

Sortis du café

L’éternité dans la neige

Attendra le bus

*

Sous cette aérienne

Texture de leur neige

Regards débutants

*

Chapiteau d’étoiles

S’aimeront en silence

Malgré le sommeil

*

Soudaine attaque

C’est la pluie verglaçante

Bottes sont des luges

*

Le beurre fondu

Grésille dans la poêle

On fait des crêpes !

*

Premier jour de mars

Invasion invisible

Oh ! Les pâquerettes !

*

Et dimanche au parc

Les tam-tams qui vengeront

Tant de mois d’hiver

*

Envol de terrasses

La sangria au soleil

Rachel Saint Laurent

*

Festival gratuit

Le géant pléonasme

Montréal l’été

*

Partiel de philo

Calme. Dehors l’employé

Passe la tondeuse

*

Regard du barman

Sur les trois bières alignées

Un soleil se couche

*

Elles font trois pas

Les étoiles d’Orion

Sur la nuit bleutée

*

Ils font leurs adieux

Pourtant, le sourire aux lèvres

Ils se voient demain

*

Elle rit beaucoup

Dans les fontaines d’été

Parfum de cannelle

*

L’amour c’est pour eux

Les vacances de l’âme

Légers pas dans l’herbe

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(Pour les puristes de la métrique, j’ai utilisé un schéma 5/7/5 pour arriver à 17 syllabes, en m’autorisant selon les cas de figure à compter ou pas les e muets et à improviser des diérèses.)

Les romans ont-ils une date de péremption ?

11 May

Aujourd’hui je vous propose de décortiquer deux idées tenaces répandues par quelques professeurs de lettres qui persistent à dire que :

1. On ne peut pas lire L’écume des jours après 18 ans

2. On ne peut pas comprendre Proust avant 40 ans

/// L’écume avariée des jours
Cliché n°1 : « Lire L’écume des jours après 18 ans est une erreur : après ça devient niais et ça perd de sa fraîcheur » (Ce qui revient à comparer l’écriture de Vian à du poisson mais passons.)

Je suis d’accord avec le fond de cette assertion. Parfois on relit un roman adoré dans sa jeunesse et on trouve ça franchement mauvais car nos goûts ont évolué (c’est le cas pour Bernard Werber chez bon nombre de mes amis) ou parce que la magie n’y est plus. Pourtant j’ai des amis qui se pâment encore devant le Club des cinq, c’est leur madeleine de Proust, ça les shoote à la nostalgie. Cependant, ces moments de régression littéraire ne sont hélas pas adaptés à toutes les productions… Personnellement quand je ré-ouvre le Oui-Oui va au marché qui traîne au grenier ou que le lis Tchoupi à la plage à ma petite cousine, bien que j’ai lu ces livres durant mon enfance, c’est bien trop tard pour que j’y retrouve un soupçon de frisson diégétique !

Mais parfois la relecture apparaît comme une révélation, comme si l’auteur nous avait attendus patiemment, décennie après décennie, pour nous dire : à 15 ans tu liras ce livre parce qu’il y a un contrôle dessus la semaine prochaine, à 20 ans tu y verras surtout la fougue de ce personnage, à 30 ans tu comprendras le comportement de tel autre et à 40 ans tu te reconnaîtras toi à 20 ans. C’est beau cette promiscuité extra-littéraire avec des auteurs, et ce phénomène me touche particulièrement avec Vian, Lodge et Desproges qui sont à mon sens des écrivains à relire.

/// Longtemps je me suis couché de bonne heure…pas avant 40 ans
Cliché n°2 : « On ne peut pas comprendre Proust avant 40 ans, il faut avoir vécu des désillusions amoureuses puissantes ainsi que la perte d’êtres chers pour être sensible à sa façon de décrire les relations humaines et son rapport à la mémoire blablabla ».

Cette date de péremption à l’envers de type « à ne pas consommer avant le… » a le mérite de révéler la difficulté d’enseigner la littérature au collège. Allez expliquer à des préadolescents les sous-entendus scabreux des Liaisons dangereuses quand ils en sont encore à boire du Nesquik pour le goûter ! Allez leur faire comprendre les enjeux de la jeunesse de Rimbaud qui fuguait déjà à leur âge quand leur conscience amoureuse consiste à s’envoyer des petits mots en classe avec écrit à l’encore rose du stylo Diddle : « Est-ce que tu veux sortir avec moi ? ». Comment leur dire qu’à 15 ans Rimbaud avait lu tous les classiques et les parodiait alors qu’ils découvrent peu à peu la lecture avec les courts récits de Chair de poule et la collection Cœur Grenadine ? Dans certains cas c’est délicat de blâmer leur incompréhension totale des textes alors même qu’il leur manque des clefs de lecture autant que du recul et qu’ils n’ont pour la plupart encore rien vécu de significatif pour les appréhender.
Par contre, on peut lire Proust dès l’adolescence s’il est bien amené. Dans le cas contraire on risque de s’ennuyer comme jamais…au mieux on ne va probablement rien comprendre…au pire on sera dégoûté pour un long moment des romans de plus de 40 pages. Ce qui a hélas été le cas pour moi. Je me suis mise à lire Un amour de Swan à 17 ans…cela m’a assommé comme une conversation dans un salon des Verdurin. Je ne comprenais pas pourquoi l’on avait hissé les hésitations molles d’un Swann pleurnichard au rang de classique de la littérature. Cependant j’étais indéniablement touchée par le désespoir des personnages et j’avais conscience d’être devant un récit fort et puissant…mais sans prendre énormément de plaisir à la lecture.

Je l’ai relu 7 ans plus tard. Entre temps quelques lourdes désillusions amoureuses étant passées par là, la mélancolie avait fait son nid dans un coin de mon âme, épaulée par une sagesse heureuse ; j’avais également fait mes humanités, connu une soif inextinguible de romans fleuves et bu de la critique littéraire jusqu’à la lie ! En relisant le roman je m’exclamais « Mais oui ! Tout est dit ! » : la petite phrase de Vinteuil me semblait la clef de compréhension de l’âme humaine et cette relecture me plongeait dans une lucidité délicieuse ! Tout me semblait évident : les intermittences du cœur, la critique des Guermantes, les longs étés à la plage à Balbec et enfin le triste constat de Swann : Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre !

Je regrette que l’on ne m’ait pas motivée lors de ma première lecture en me parlant de ce que j’y trouverai de grandiose. On m’avait simplement dit « Ah beh oui c’est un classique Proust alors ça doit être bien écrit ». En somme, les grands textes demanderaient une médiation.

À ce sujet, j’ai hélas l’impression que le grand public dédaigne La recherche du temps perdu, qu’il le range négligemment dans le tiroir de la « littérature fastidieuse tendance chiante / option phrases à tiroir / spécialité longues descriptions et pas assez d’action ». Pourtant il suffit de regarder l’adaptation télévisuelle qu’en fait Nina Companeez (un exemple excellent d’adaptation ratée mais hilarante !) pour avoir en quelques minutes une vision plus badine : la débauche d’Albertine succédant aux phantasmes trash du baron de Charlus.

Beaucoup d’amies enceintes me disent également : il me tarde d’être en congé maternité pour avoir enfin le temps de lire La recherche au complet, je me sens prête, comme s’il y avait un stade à atteindre, un palier à franchir avant d’être digne d’ouvrir le récit initiatico-mystique que La Recherche représente pour pas mal de gens.

/// A lire de préférence quand on a très faim
Je propose donc l’usage d’un petit bandeau de papier sur le roman qui nous indiquerait les meilleures circonstances pour le lire !

Au lieu d’écrire des bandeaux de type : Le dernier thriller fascinant de Jean-Christophe Grangé pourquoi ne pas mentionner :

A lire avant de tomber amoureux

A lire après sa première fois

A lire après un chagrin d’amour qui fait mal (le roman regorge d’idées de vengeance truculentes)

A lire une fois puis à relire 10 ans plus tard pour comprendre tout le reste

A lire après un chagrin d’amour qui ne fait pas trop mal pour sublimer sa peine

A lire quand on a très faim sur Une gourmandise de Muriel Barbery,

A lire dans l’herbe pendant les chaudes journées d’été pour le Disque Monde de Pratchett

A lire dans les toilettes pour faire honneur aux conditions de réalisation et puis après le laisser tomber joyeusement dans les gogues pour Guillaume Musso et Marc Lévy.

/// Relire pour rafraîchir le livre
En apposant ainsi sur les livres leurs contextes de diffusion on en arrive à décrire leur sémiose (c’est-à-dire à leurs conditions de réception) et l’on démystifie un peu la lecture…qui n’est pas un acte pur et éthéré mais une pratique socialement ancrée, qui engage le corps : on lit pour et on lit contre.

En vrac : lecture dans le métro entre Berri UQAM et Jean Talon, entre Étoile et Place d’Italie, entre Esquirol et Matabiau, lecture dangereuse en marchant dans la rue pour finir les dernières pages du polar qui nous colle aux mains comme de la glu, lecture dans un hamac pour s’endormir sur son livre, lecture tard le soir dans le lit alors qu’il y a école demain, lecture de Causette quand les autres filles lisent Glamour, lecture sur liseuse sans odeur de papier, lecture punition quand on doit finir l’Assommoir et faire (horreur !) une fiche de lecture pour l’école, lecture à voix haute de La Place d’Annie Ernaux à mes amies qui s’endorment au soleil sur la plage, lecture honteuse d’un collection Harlequin ‑ Mais non c’est pour rire je ne lis pas ça au premier degré hein ‑, lecture du Canard Enchaîné dans un bistro rempli de Figaro et de La Croix, lecture en cachette du dernier Nothomb alors que quand même lire ça en prépa littéraire ce n’est pas un peu honteux ? lecture du blog de Chevillard alors que le prof de français veut qu’on finisse un Balzac, lecture des Inrocks dans la salle d’attente pleine de Paris Match fossilisés depuis 1982, lecture trophée pour montrer à tout le monde qu’on est arrivé à bout de Belle du seigneur : qu’on n’a pas trimbalé ces 3 kg de livres en vain dans un sac à main trop petit pour le contenir, qu’on en a bavé en lisant les 300 premières pages avant de trouver ça intéressant, qu’on a pleuré intérieurement arrivé à la fin et qu’on mettra probablement beaucoup de temps à s’en remettre… lectures n’importe où, à n’importe quel âge mais surtout relectures… par plaisir si possible, c’est toujours mieux…c’est en les relisant que les livres périment moins vite.

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(Que la très Sainte Juliette-cinéphile soit remerciée pour m’avoir suggéré cet article !)

Des implications méconnues de la métaphore de la gestation pour désigner le processus de publication

15 Apr

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C’est un fait indéniable, quand un ami me parle de la parution de son dernier article ou ouvrage, je remarque fréquemment dans ses propos la présence d’une des deux métaphores suivantes :

* La cuisson : « Voilà mon nouvel article sorti du four ! »

La comparaison semble faire état de la longueur du processus éditorial : on envoie la pâte à gâteau (le manuscrit) chez l’éditeur (le four) et quelques mois plus tard, après avoir bien cuit au milieu de moult relectures orthographiques et typographiques, on enfile les gants de cuisine isolants pour aller chercher la pâtisserie encore chaude !

* La gestation : « Regarde c’est mon bébé, il est publié ! Il est né ! ».

Il semble qu’on ne puisse rien faire contre cette maïeutique du livre qui consiste à rapprocher la production artistique de la procréation humaine. Est-ce qu’on cherche à prouver que l’on n’a pas fait ce livre qu’avec son cerveau, qu’on l’a aussi fait avec tout son corps, avec ses tripes et que les cernes sous nos yeux sont les témoins des nuits blanches passées à peaufiner le dénouement ? C’est du moins ce que la métaphore semble nous dire.

Mais la pertinence de cette comparaison perd de sa beauté matricielle lorsqu’on la file longuement ou que l’on suit pas à pas le processus éditorial.

*Si on pouvait lui raccourcir la jambe gauche ?

L’édition d’un livre est évidemment plus complexe qu’un simple trajet de la maison d’édition vers l’entreprise d’impression. Certes j’imaginais bien que l’éditeur pouvait demander certaines précisions à l’auteur, mais les récits de mes amis publiés m’apprennent que la réalité du métier est bien plus étonnante ! L’éditeur va fréquemment demander de franches modifications : sabrer le 3ème chapitre, changer le titre, rendre le personnage plus glamour, sous-entendu plus vendeur…et autant de piques dans l’amour-propre de l’auteur qui venait de montrer son plus beau bébé à son éditeur ! Ce qui revient à transformer ainsi les paroles de l’éditeur, si l’on suit la comparaison de l’accouchement : « Oui alors il faudrait qu’il ait les yeux verts plutôt…et les jambes plus courtes si possibles sinon ça traîne en longueur sur la fin…essayer de faire ça avant d’accoucher hein, avec une petite opération in utero ça devrait passer ». Si l’on prend la métaphore de la cuisson, cela donne « Hum alors il faudrait remplacer les œufs par du lait de soja avant de mettre la pâte à cuire…oui évidemment tout est déjà mélangé, mais on ne peut pas publier le manuscrit en l’état ». Le travail de l’éditeur n’est pas facile évidemment, il n’y a aucun manuscrit qui ne soit publiable en l’état, sans la médiation éditoriale… Alors notre éditeur, en bon maïeuticien socratique, se fait tour à tour sage-femme ou chef pâtissier, obstétricien ou Dr Frankenstein…

*Ne découpons pas le bébé avec l’eau du bain !

Le cas de la publication d’une thèse permet de pousser plus loin la réflexion. Souvent, les différentes parties de la thèse vont être morcelées pour être transformées en articles. On va prendre les résultats socio-sémiotiques pour les proposer à telle revue, les résultats techniques pour une autre… Si l’on suit notre fil rouge métaphorique, cela donne « Cher responsable de la revue Sociétés et ukulélés, veuillez trouver ci-joint mon article sur L’ontogenèse du Blorg d’un point de vue transatlantique, il s’agit actuellement de mes résultats obtenus lors de la deuxième partie de mon protocole d’enquête », traduisez : « Je vous envoie l’avant-droit de mon bébé, je vous enverrai bien le pied gauche qui est plus gracieux mais j’espère secrètement publier ce morceau dans une revue à comité de lecture afin de pouvoir candidater aux postes de maîtres de conférences… ». Et que dire des résumés de thèses envoyés aux revues une fois la soutenance passée ? « Veuillez trouver ci-joint la tête réduite de mon bébé / la version déshydratée de mon bébé, parce que si je devais vous l’envoyer en entier ce serait beaucoup trop lourd, même par PDF sur drop box, cordialement blablabla ».

Dans le cas d’un roman, si quelqu’un écrit une préface, est-ce un nouveau parent qui s’ajoute, un parrain ou quelqu’un vient y rajouter un troisième bras ?

Et que dire des directions d’ouvrage ? Quand un ou plusieurs auteurs se retrouvent à diriger un ouvrage de recherche, ressentent-ils ce même sentiment filial envers leur création de papier ? Se disent-ils : « C’est mon bébé ! » ou bien « C’est notre bébé ! », ou bien « Nous avons réussi à diriger la production de ce bébé ! Nous avons été des coach de parents formidables » ? En soi cela pose sur un autre registre la question de la procréation médicalement assistée…

L’autre problème de cette métaphore, c’est qu’elle devient dangereuse pour le nouveau-né… À force de retravailler et de modifier cent fois le texte, on finit parfois par le détester, il nous sort par les yeux à défaut d’autres sorties naturelles que je ne nommerai pas… Soit dit en passant, un ami professeur avait coutume de dire qu’il vomissait les citations apprises par cœur dans ses dissertations lors des écrits du CAPES et une amie journaliste m’apprit qu’un mauvais pigiste qui étaye son discours par des formules stéréotypées afin de remplir plus vite sa colonne dans le journal est appelé un pisse-ligne.  De la même façon, le langage familier puise dans des expressions telles que “Bon il me reste plus que deux jours pour pondre un texte” ou bien “Raconte-nous ton histoire, allez accouche !”. Il semblerait alors que ces productions de l’esprit ne peuvent faire l’économie d’une expression par le corps.

Je ne nie donc pas la force de cette métaphore maïeutique. Dans les deux cas, il y a un changement d’état entre une création qui est bloquée à l’intérieur (de notre tête, d’un document Word, d’un manuscrit papier) et qui va devenir publique, matérielle et tangible (un livre, un film, une pièce de théâtre mise en scène…).

Et l’émotion que l’on ressent à voir les pensées qui longtemps tournaient dans notre esprit prendre vie est incroyablement poignante et heureusement dépourvue de toute épisiotomie.

Et je persiste à supposer que les ventres qui s’arrondissent dans les laboratoires de recherche à mesure que la rédaction de la thèse avance témoignent mystérieusement du parallélisme du désir de donner vie à des êtres comme à des idées.

Mais attention au baby-blues éditorial ! Le syndrome post-partum littéraire ça existe, et c’est raconté avec un humour indéfinissable et une lucidité frappante par Vie de jeune docteure : Clic Clic Clic

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Des possibles reconversions professionnelles de la figure de style

7 Apr

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Cet article part d’un constat aussi alarmant qu’actuel.

Pourquoi n’y a-t-il pas de chercheurs en linguistique dans la série The Big Bang Theory ? Si le portrait sarcastique qui est dressé de la recherche en sciences met en scène moult physiciens (théoriques, expérimentaux, astrophysiciens), des ingénieurs, une neurobiologiste et une microbiologiste, pourquoi alors afin d’agacer Sheldon Cooper ne pas avoir rajouté un chercheur en sciences humaines, même en personnages secondaires ? Les piques de Sheldon envers les humanités pourraient pourtant s’avérer bien cocasses.

Je pose donc clairement la question à vous, vous, vous et aussi vous au fond : pourquoi n’est-ce pas possible d’imaginer la Big Bang Theory avec des littéraires ?

Une première réponse ?

D’aucuns diront que les facultés de lettres n’ont pas le même fonctionnement que les écoles d’ingénieurs où les étudiants, soudés par la structure de l’école tendent plus facilement à développer idiolectes et jargons à travers des blagues fédératrices sur la science.

La raison principale vient du fait, à mon sens, que les blagues de littéraires ne sont pas vraiment mainstream.

J’ai essayé de trouver des blagues de littéraires, comme il y a des blagues de physiciens, et même en fouillant de mes doigts nus les entrailles des forums spécialisés du web, je n’en ai pas trouvé beaucoup…ou alors si quelques-unes mais pas très connues…en tout cas rien qui vaille les envolées de Sheldon Cooper.

*** T’es plutôt épanadiplose ou plutôt épanalepse ? ***

C’est étonnant car il y a pourtant bien une fascination des étudiants en lettres pour les figures de style. Ils chopent tous cette maladie à un moment où à un autre, en fac de lettres ou en classes prépa. Shootés à leurs « 128 les figures de style » qu’ils ont appris par cœur pour étudier Rostand, Rimbaud et Aragon, ils voient dans les éléments même du réel des myriades de figures de rhétorique. Et que je répète avec une joie sans fin les mots « concaténation » ou « prosopopée », et que je te sors que c’est une épanadiplose alors que c’est une épanalepse… Sans compter les jeux infinis sur la sonorité de ces termes merveilleux :

« Hypallage, ça me fait penser à une antilope africaine, un peu comme « impala », et toi ? Non moi c’est « concaténation » qui m’évoque un nom de maladie des articulations « Oui j’ai une concaténation au poignet depuis trois jours » ».

Sans compter que l’on peut déceler des figures de style au sein même des noms de figures de style ! Le mot assonance par exemple, par la répétition des sifflantes, est en soi une allitération, idem pour le mot prosopopée. Mais là nous entrons dans le champ de la méta-rhétorique et je vous conseille de ne pas trop y rester car à la nuit tombée on risque de se faire manger par un oulipien… Les oulipiens…parlons-en d’ailleurs… À part ces quelques farfelus du signifiant qui se sont bien amusés avec, personne n’a osé pousser les figures de style jusqu’au bout de leurs rôles emphatiques pour en faire quelque chose de franchement drôle. Rien n’a vraiment changé depuis Quel petit volé chromé au fond de la cour du grand Perec, (un court récit pouvant se vanter de réunir TOUTES les figures de style existantes !) et les Exercices de style de ce Grand Satrape de Queneau.

Le seul élément qui eut pu faire figurer les figures de rhétoriques au rang de culture mainstream est un groupe facebook intitulé « À quoi sert l’hyperbole ? À faire de l’hypersoupe ». Autant vous dire qu’on n’en est pas encore arrivé à la popularité des blagues de polytechniciens à base de « C’est logarithme et exponentielle qui vont au restaurant… ».

*** Vous n’êtes qu’une litote explicite ! ***

Emmenons alors ces pauvres figures au Pôle Emploi des usages courants. Hors des romans, hors des cours de stylistiques à la fac, que leur restent-ils comme espace vital ?

Essayons de les recycler dans des lettres d’amour !

(Le résultat est affligeant, je vous l’accorde)

« C’est toi ma métaphore aux mille comparants,
Mon allitération aux clairs sons redondants,
Mon chiasme croisé aux doux parallélismes,
Ma charmante litote contrant le prosaïsme
Tu viens au point du jour, comme cette anaphore, réveiller mon cœur lourd, le couvrir d’oxymores »

C’est bien triste mais je dois l’avouer, même en prose, ce n’est pas forcément plus glorieux :

« Avant toi je n’étais que la partie, aujourd’hui je suis le tout, ma tendre synecdoque. »

Si la lettre d’amour est un échec lourd, regardons du côté des lettres d’insultes :

« Militants de Civitas, vous n’êtes quel des syllogismes sans prémisses, des anacoluthes du cœur, des homéotéleutes qui finissent en « ule », des asyndètes du neurone, des litotes explicites, des métaphores misérablement dépourvues de référent, des rimes pauvres et de pauvres rimes en somme. »

Hélas je dois également avouer que même dans le domaine des blagues ce serait mentir que de dire qu’elles excellent :

« C’est Synecdoque et Métonymie qui vont au restaurant. L’une se blesse avec un verre de vin. Qui est-ce ?
C’est Métonymie car elle a confondu le contenant avec le contenu. »

(Je tiens à préciser que cette blague n’est évidemment pas de moi, elle a été écrite par Antaël Courtepage, jeune poète maudit qui s’est suicidé après que ses professeurs de l’école normale eurent découvert la médiocrité de ce trait d’esprit.)

Non, pas de reconversion professionnelle en vue pour mes chères allitérations, mes antonomases adorées, il semble qu’on ne puisse rien faire d’autres de ces figures que de les regarder à l’œuvre dans leur univers naturel, le langage, et de les admirer !

*** Zeugmons ensemble ! ***

Je vous parlerai donc de ma figure favorite, le zeugme.

Pour être sûre que tout le monde suit, une piqûre de rappel wikipédienne s’impose : « Le zeugme est une figure de style qui consiste à faire dépendre d’un même mot deux termes disparates qui entretiennent avec lui des rapports différents, en sous-entendant un adjectif ou un verbe déjà exprimé ». Le zeugme, au même titre que l’anacoluthe ou l’hypallage, fait partie de ces erreurs syntaxiques tolérées, qui ont le droit d’exister puisqu’on a décidé un jour de les appeler « figures de style » et non pas « erreurs de construction ». Il peut être syntaxique ou sémantique, comme en témoignent ces croquignolets exemples :

« Vêtu de probité candide et de lin blanc », « Une pizza au jambon et au centre commercial » ou encore « Elle remonta sa culotte et son réveil matin », « Sous le pont Mirabeau coule la Seine. Et nos amours » « Il faudrait faire l’amour et la poussière », qu’il soit manié par Zola, Apollinaire, Zazie, Renaud ou Desproges, le zeugme possède ce don drolatique de juxtaposer dans la même proposition deux réalités totalement différente. C’est une forme d’ellipse très pratique pour faire rire facilement. S’il est grammaticalement correct, il est toujours sémantiquement fou et c’est ce qu’on lui demande !

Ceux de Desproges mériteraient un article à part entière tant le bougre fabriquait les zeugmas à la chaîne :

« Après avoir sauté sa belle-sœur et le repas du midi, le Petit Prince reprit enfin ses esprits et une banane »

« Prenant son courage à deux mains et sa winchester dans l’autre, John Kennedy se tira une balle dans la bouche »

Au-delà de ces exemples, le zeugme permet de mettre en contact des mots et des syntagmes qui sans lui seraient restés injustement séparés par des propositions subordonnées.

Le zeugme lie, relie, réconcilie, c’est un peu le grand altruiste des figures de styles, le grand réunificateur du genre humain, le coq-à-l’âne institutionnalisé. Le zeugme, c’est la médiation thérapeutique contre la fracture sociale, c’est le soleil printanier qui pointe ses rayons sur le balcon de bois et dans nos cœurs secs alors que l’hiver se fait rude. Le zeugme c’est la musique de la fanfare qui résonne dans la ville endormie et dans les souvenirs des mamies de la maison de retraite. Le zeugme c’est celui qui donne une miche de pain et un sourire réconfortant au sans-abri engourdi.

Lorsque le glas sonnera, il n’y aura peut-être plus que le zeugme pour nous sauver.

Alors disons-lui merci.

Et surtout amusons-nous avec cette grande roue foutredieu ! On oublie parfois un peu trop qu’elle est faite pour ça :

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