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“Il arrive quand le prochain courant artistique ?” – Les gens dans les musées

23 Mar
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Qu’il est bon parfois d’enlever ses lunettes de muséologue, de s’asseoir sur un banc dans un musée de beaux arts et de regarder passer les gens.
Ne plus les appeler des “publics”, ne plus évaluer les dispositifs de médiation culturelle qui leur sont proposés, mais juste regarder ces humains venus passer un bon moment un dimanche après-midi.
Au-delà de la délectation esthétique, j’aime regarder les comportements triviaux et quotidiens, les écouter se poser des questions étonnantes que pourtant ils n’oseront pas poser à un médiateur culturel de peur d’écorner les usages érudits et l’habitus savant de la visite muséale.
Et que font-ils pendant leur visite au musée ? Depuis que j’ai l’âge de visiter des expositions, je participe et j’assiste à un nombre étonnant de petits jeux visuels :
Comparer les coiffures du passé avec la mode actuelle, s’étonner en riant devant la façon de dessiner les bébés à la Renaissance, regarder attentivement les fesses des Vénus à la recherche de la parfaite callipyge, disserter avec philosophie sur la taille des attributs masculins des Kouros, prendre une photo d’un détail pour faire une blague à un ami, comparer le visage du démon sur le triptyque médiéval avec Chantal de la compta, jouer à “Où est Charlie” devant Le jardin des délices  de Jérôme Bosch (ou plutôt à la variante : “Où est la framboise géante ?”), compter les squelettes dans Le triomphe de la mort de Brueghel…
Devant Las meninas de Velasquez au musée du Prado, j’ai entendu au moins 88 fois la phrase suivante : “Oh je me souviens j’ai étudié ce tableau en cours d’espagnol en 4é, ça parlait de mise en abyme je crois”. Je suspecte d’ailleurs que Las meninas n’a pas été peint par Velasquez mais que c’est un complot sournoisement ourdi par la confrérie des profs d’espagnol de 4é B pour aborder avec leurs élèves le motif de la mise en abyme.
Et lorsque je m’assoie sur un banc, j’entends souvent des remarques qui me ravissent. En voici quelques unes, glanées au hasard :
-“Il arrive quand le prochain courant artistique ?”
-“Les gens au Moyen Age, ils avaient vraiment cette tête-là ? Avec le menton pointu, le teint blafard et l’air dépressif ? Ou c’était juste les canons de beauté de l’époque, les façons de représenter les visages ?”
-“Si on est genre très très riche, on peut acheter un tableau ? Mais genre très très riche ?”
-“Non mais moi je veux pas lire la correction [en parlant des cartels], je veux garder mon émotion” 
-“Non mais quand est-ce qu’ils vont enlever les formulations racistes et sexistes des cartels ?”
Et je vous passe tous les étonnement liés à la taille des membres virils des statues grecques, qui composent bien 75% des remarques muséales à voix haute, 50% des photographies en gros plan et 85% des rires gênés adolescents (selon une enquête menée par moi-même de façon scandaleusement empiriste depuis 29 ans et s’appuyant sur un panel absolument pas représentatif des publics de musées).
Mais revenons aux motifs des nourrissons dans les tableaux de la Renaissance.
Celles et ceux qui ont visité des musées de beaux arts avec moi connaissent ma passion sans borne pour le concours du “tableau contenant le bébé le plus moche”. Et force est de constater qu’ils sont souvent exagérément joufflus, musclés ou disproportionnés.  Ils ont régulièrement l’air d’avoir été bouillis puis drogués. J’aurais adoré avoir une visite guidée qui m’explique la raison de ces représentation, malgré l’aspect trivial de ma question.
Justice est désormais faite, car le Tumblr Ugly Renaissance Babies rend hommage à tous mes étonnements muséaux et aux théories fumeuses pour savoir comment des maîtres de la Renaissance pouvaient exceller dans le sfumato tout en étant incapable de représenter un nourrisson de façon tant soit peu vraisemblable.
Je rêverai d’une médiation culturelle qui répondrait à toutes ces interrogations décalées, et qui grâce aux connaissances en histoire de l’art et en culture visuelle, offriraient des réponses savantes à ces questions marginales mais non dénuées d’intérêt, parfois considérées comme peu légitimes.