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Peut-on chanter sa thèse ?

3 Jul

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Puisque maintenant il est scientifiquement prouvé que l’on peut danser sa thèse ou bien faire sa soutenance en 180 secondes, reste à savoir si un talentueux chanteur ambitionne de réaliser une comédie musicale sur le thème ô combien mélodramatique du doctorat.

Qu’en est-il à ce jour de la production chansonnière étudio-corporatiste ? Y aurait-il une hymne des doctorants qui traîne sur Youtube ?

Oui, c’est la chanson : Tu dois finir ta thèse (Minotaure) de Simon Berjeaut, qui est drôle, fine, poétique lucide, bref je n’avais aucune chance de faire quelque chose de plus brillant…

Alors j’ai eu l’idée d’une hymne du thésard beaucoup plus cheap, plus terre à terre, davantage appropriée aux soirées de désespoir alcoolisé ou le thésard se rend compte que le samedi soir à 23h il est toujours en train de peaufiner le petit 3 du chapitre II de la troisième partie de l’introduction aux concepts fondamentaux de la malacologie et que c’est pour ça qu’il a décliné une invitation à une soirée tapas. Mais elle peut également convenir aux fins de journées doctorales au moment où quelqu’un sort son ukulélé !

Cette hymne sera une véritable plaidoirie pour le doctorant dont le statut est parfois proche de celui de l’artiste (« C’est quand que tu fais un vrai métier ? ») d’où le choix de la chanson à parodier, une mise à nu poignante des splendeurs et misères des aventures doctorales sans cesse ballottées entre joie épistémique et désespoir rédactionnel…et accessoirement une mauvaise reprise de Balavoine truffée de calembours douteux.
Sur l’air du Chanteur, il faut brailler très fort et si possible avoir une bière à la main, sinon c’est passablement moins drôle.

Je me présente
Je m’appelle Thérèse
Je voudrais bien réussir ma thèse
Être publiée
Être prof avoir des enseignements
Puis surtout un labo décent
Mais pour tout ça il faudrait que j’ai des financements

Je suis thésard
Je cherche sur mon terrain
Je gagnerai pas de thunes mais je fais des trucs que j’aime bien
Je veux écrire une thèse en moins de dix ans
Un style fort dense et percutant
Pour faire danser dans les pots de thèse des doctorants

Et partout à la BU je veux qu’on parle de moi
Que l’AERES soit nu
Qu’il se jette sur moi
Qu’il m’admire qu’il me tue !
Qu’il s’arrache mon CNU
Pour les anciens de l’école doctorale
Devenir capitale
Je veux qu’à chaque débat ils jalousent mes résultats
Que partout je sois citée
Et un jour qualifiée

Puis après quand j’aurais mon doctorat
Mon public se prosternera devant moi
Des colloques de cent mille personnes
Où même la Sorbonne s’étonne
Et se lève pour prolonger les débats

Et partout à la BU je veux qu’on parle de moi
Que l’AERES soit nu
Qu’il se jette sur moi
Qu’il m’admire qu’il me tue !
Qu’il s’arrache mon CNU
Puis quand j’en aurais assez de rester leur idole
Je quitterai le CNRS comme dans les années folles
Je ferai de la recherche-action
Et de la recherche création
Et puis l’année d’après je recommencerai
Et puis l’année d’après je recommencerai
Je me prostituerai
Je bosserai dans le privé

Les nouveaux de l’école doctorale diront que je suis PDG
Que j’ai plus d’impact factor
Que je ferais bien d’arrêter
Brûleront mes articles
Me chasseront de la fonction publique
Alors je serai en post-doc et je pourrai crever
Je me chercherai un poste d’Ater pour pouvoir être payé
Je veux finir docteur
Pour pouvoir me vanter
Je veux mourir docteur
Pour avoir un chapeau carré

Pardon, Daniel, pardon…
***Pour les intéressés j’organise également des séminaires pour apprendre à fabriquer des petits chapeaux de docteur (le vrai nom c’est graduation hat ou mortier, je le précise car cette question a longtemps hanté mes nuits) avec des bouts de carton, de la colle, des ciseaux et des trucs géniaux trop vite oubliés qui sont les compétences acquises en maternelle pour arriver à coller le scotch droit.
Vous verrez, les travaux manuels c’est splendide, ça permet de se rendre compte que notre cerveau sait faire autre chose que lire Foucault !
Effet cathartique garanti ! ***

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Vaporeux, gluant, sec, rugueux… Quelle est la texture de votre thèse ?

18 Jun

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Si la plupart des métaphores désignant la thèse sont en lien avec des activités solitaires, dangereuses et laborieuses telles que le saut à l’élastique ou la traversée du désert, qu’en est-il en revanche de la substance de votre objet de recherche ?
Quels mots emploieriez-vous pour en déterminer la texture, le poids, la température ?
Sans plus attendre et pour combler ce vide (injustement !) béant à ce sujet, je proposerai ici une typologie empirique de ces substances en utilisant un système de classement dont quatre grandes polarités baliseraient la texture de la thèse : le visqueux, le sec, le vaporeux et le liquide.

Je présenterai les classements du plus visqueux au plus limpide.

Le riz au lait à la super-glu
Quand l’esprit n’est pas clair mais qu’il s’agit de faire dialoguer plusieurs théories, quand il faut articuler plusieurs résultats antagonistes et que l’angoisse de la page blanche guette le doctorant exténué, on a souvent l’étrange sentiment de pédaler dans de la semoule, de la boue, du sable mouvant voire du gruau.

Lorsque je n’arrive pas à définir certaines notions, j’ai très souvent l’impression de nager dans du riz au lait trop cuit dans lequel on aurait rajouté du miel et de la mélasse : je n’arrive pas à avancer, rien n’est vraiment clair, chaque concept est à renégocier. Plus je m’agite, plus je m’enlise. Parfois j’aperçois la lumière au bout du pédalo et l’objet de recherche devient plus ferme, plus tangible : les idées à développer m’apparaissent alors comme une mer de flocons d’avoine al dente, on pourrait presque se risquer à marcher dessus. François Pagès, quand il s’amuse à se faire passer pour Jean-Baptiste Botul, a inventé le concept de la métaphysique du mou, sorte de phénoménologie perceptivement folle qui propose de penser en profondeur les caractéristiques du mou. Et en effet, le cerveau semble parfois tellement rempli de yaourt que les textes qui en sortent ont la même cohérence qu’un fromage blanc. En termes de rhéologie, la thèse ne s’écoule pas, elle bouche plutôt les tuyaux de l’évier.
Qu’arrive-t-il si nous la passons au sèche-cheveux ?

Le désert de sable
À l’inverse, les idées qui nous viennent en temps de frugalité conceptuelle donnent parfois des textes arides, des textes qui manquent d’eau, réduits à la portion congrue. On tente de développer, d’expliquer, mais la pensée demeure désertique, une terre dure. C’est rugueux, ça gratte parfois. On tente une respiration, on s’étouffe avec du sable.
La traversée du désert.

L’air sans ailes
Volatile, vaporeux, éphémère, on sent que l’idée du siècle est là, toute proche, mais on n’arrive pas à l’attraper. On agite les bras mais on ne vole pas dans le monde des idées. On brasse du vent. On implore en vain le plotinisme de nous élever vers la connaissance mais nos conclusions restent prosaïquement terre à terre.

Qui a recousu les habits et la peau de Frankenstein ?
Arrivé à un certain seuil d’accumulation des connaissances, un danger guette : ce sont souvent les mêmes mots qui reviennent, toujours les mêmes formulations, pour aller plus vite.
Une fois que l’on a énormément écrit, que le nombre de documents s’empile sur, sous et à côté du bureau, il existe une technique pour gagner du temps qui consiste à recycler des paragraphes tout prêts et à les copier-coller. Au départ on fait ça avec quelques lignes…
Pourquoi réécrire la partie sur la méthodologie pour le colloque du CFAS si on a déjà un paragraphe qui irait parfaitement dans cet ancien texte écrit pour des doctorales d’il y a deux ans ?
Et à la suite, pourquoi ne pas recopier le résultat utilisé en séminaire de labo, il est déjà tout prêt ? Il suffira de soigner les transitions.
Cet usage incessant du copier-coller pour gagner du temps finit par créer dans le cerveau une gymnastique étrange. Une nouvelle compétence se développe, elle consiste à se demander où est situé dans notre disque dur le paragraphe qui remplirait parfaitement le vide dans ce nouveau texte. Mais cette habileté à la mosaïque textuelle donne au document l’apparence d’un habit d’Arlequin…tout est cousu, décousu, recousu, on a beau peaufiner les transitions, rajouter une couche de métadiscours pour expliquer où on va, le texte n’est plus une peau lisse mais une succession de cicatrices, de sutures qui viennent dénoncer le honteux collage de ce texte-Frankenstein. On a collé un bras, raccommodé une main, par gain de temps, sans savoir ce que devient cet organisme dans ce copier-coller démiurgique.

Cristallisation sucrée
Si le phénomène du texte-Frankenstein arrive souvent, il est la plupart du temps bien recousu et reste présentable. Ce qui est triste en revanche, ce sont les professeurs qui ne font plus que ça, qui récitent par cœur la même présentation, les mêmes expressions. Ils baignent dans leurs champs lexicaux tannés d’avoir trop servis, répètent inconsciemment les même syntagmes tant et si bien qu’on a l’impression d’avoir devant nous des professeurs confits dans leur jargon, tout cristallisés de sucre. Un manque d’hygiène de l’écriture et hop ! on se retrouve à barboter dans une confiture de mots.

Eau, pureté, naïades et ondines
Heureusement il y a des consistances plus émouvantes. Les jours où ma thèse m’apparaît comme liquide sont des jours fastes. Tout coule de source, c’est limpide, c’est un liquide doux et clair qui ondule devant les yeux et se mêle à l’encre du stylo, encre qui va naturellement couler sur le papier et noter à jamais des mots justes. Tout vous apparaît alors clair et simple, fluide et soyeux, votre problématique a un sens, vos différentes parties s’imbriquent sans que vous ayez besoin de bâtir des transitions boueuses et douteuses pour colmater les trous épistémologiques, vous êtes heureux, vous ne regrettez plus de vous être inscrit en thèse. Cela peut aussi prendre la forme d’un geyser inattendu et motivant. C’est comme si une riante naïade vous avait montré du doigt une source providentielle : regarde c’est simple, et c’est là, devant toi !
Ces états de grâce sont rares, mais c’est en les ressentant que le courage nous souffle dans le dos.

Lune de miel et de feu
C’est brûlant c’est palpitant, vous avez des étincelles qui partent dans tous les sens, les hypothèses fusent, les théories s’entrechoquent, c’est le début d’un processus, on a l’impression d’écrire quelque chose d’inédit, c’est passionnant, on est heureux ! On se sent un peu comme Héphaïstos en train de forger la foudre. Il y a de l’énergie dans cette euphorie du début, boulimie d’ouvrages et yeux grands ouverts. C’est souvent le début de la thèse. Certains appellent ça la période de la Lune de miel.
On le sait, hélas, cette période ne dure pas trois ans…mais elle resurgit parfois, comme un vieux couple qui se remémore les bons souvenirs de leurs premiers émois.
Vous vous rappelez ?
Oui, vous vous rappelez. C’est un peu pour ça qu’on arrive à continuer je crois, malgré le riz au lait gluant, malgré des concepts vaporeux et malgré le fromage blanc à la place de la problématique.

Alors je vous laisse sur ce souvenir.

***et je vous souhaite beaucoup de geysers dans l’écriture !***

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Des implications méconnues de la métaphore de la gestation pour désigner le processus de publication

15 Apr

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C’est un fait indéniable, quand un ami me parle de la parution de son dernier article ou ouvrage, je remarque fréquemment dans ses propos la présence d’une des deux métaphores suivantes :

* La cuisson : « Voilà mon nouvel article sorti du four ! »

La comparaison semble faire état de la longueur du processus éditorial : on envoie la pâte à gâteau (le manuscrit) chez l’éditeur (le four) et quelques mois plus tard, après avoir bien cuit au milieu de moult relectures orthographiques et typographiques, on enfile les gants de cuisine isolants pour aller chercher la pâtisserie encore chaude !

* La gestation : « Regarde c’est mon bébé, il est publié ! Il est né ! ».

Il semble qu’on ne puisse rien faire contre cette maïeutique du livre qui consiste à rapprocher la production artistique de la procréation humaine. Est-ce qu’on cherche à prouver que l’on n’a pas fait ce livre qu’avec son cerveau, qu’on l’a aussi fait avec tout son corps, avec ses tripes et que les cernes sous nos yeux sont les témoins des nuits blanches passées à peaufiner le dénouement ? C’est du moins ce que la métaphore semble nous dire.

Mais la pertinence de cette comparaison perd de sa beauté matricielle lorsqu’on la file longuement ou que l’on suit pas à pas le processus éditorial.

*Si on pouvait lui raccourcir la jambe gauche ?

L’édition d’un livre est évidemment plus complexe qu’un simple trajet de la maison d’édition vers l’entreprise d’impression. Certes j’imaginais bien que l’éditeur pouvait demander certaines précisions à l’auteur, mais les récits de mes amis publiés m’apprennent que la réalité du métier est bien plus étonnante ! L’éditeur va fréquemment demander de franches modifications : sabrer le 3ème chapitre, changer le titre, rendre le personnage plus glamour, sous-entendu plus vendeur…et autant de piques dans l’amour-propre de l’auteur qui venait de montrer son plus beau bébé à son éditeur ! Ce qui revient à transformer ainsi les paroles de l’éditeur, si l’on suit la comparaison de l’accouchement : « Oui alors il faudrait qu’il ait les yeux verts plutôt…et les jambes plus courtes si possibles sinon ça traîne en longueur sur la fin…essayer de faire ça avant d’accoucher hein, avec une petite opération in utero ça devrait passer ». Si l’on prend la métaphore de la cuisson, cela donne « Hum alors il faudrait remplacer les œufs par du lait de soja avant de mettre la pâte à cuire…oui évidemment tout est déjà mélangé, mais on ne peut pas publier le manuscrit en l’état ». Le travail de l’éditeur n’est pas facile évidemment, il n’y a aucun manuscrit qui ne soit publiable en l’état, sans la médiation éditoriale… Alors notre éditeur, en bon maïeuticien socratique, se fait tour à tour sage-femme ou chef pâtissier, obstétricien ou Dr Frankenstein…

*Ne découpons pas le bébé avec l’eau du bain !

Le cas de la publication d’une thèse permet de pousser plus loin la réflexion. Souvent, les différentes parties de la thèse vont être morcelées pour être transformées en articles. On va prendre les résultats socio-sémiotiques pour les proposer à telle revue, les résultats techniques pour une autre… Si l’on suit notre fil rouge métaphorique, cela donne « Cher responsable de la revue Sociétés et ukulélés, veuillez trouver ci-joint mon article sur L’ontogenèse du Blorg d’un point de vue transatlantique, il s’agit actuellement de mes résultats obtenus lors de la deuxième partie de mon protocole d’enquête », traduisez : « Je vous envoie l’avant-droit de mon bébé, je vous enverrai bien le pied gauche qui est plus gracieux mais j’espère secrètement publier ce morceau dans une revue à comité de lecture afin de pouvoir candidater aux postes de maîtres de conférences… ». Et que dire des résumés de thèses envoyés aux revues une fois la soutenance passée ? « Veuillez trouver ci-joint la tête réduite de mon bébé / la version déshydratée de mon bébé, parce que si je devais vous l’envoyer en entier ce serait beaucoup trop lourd, même par PDF sur drop box, cordialement blablabla ».

Dans le cas d’un roman, si quelqu’un écrit une préface, est-ce un nouveau parent qui s’ajoute, un parrain ou quelqu’un vient y rajouter un troisième bras ?

Et que dire des directions d’ouvrage ? Quand un ou plusieurs auteurs se retrouvent à diriger un ouvrage de recherche, ressentent-ils ce même sentiment filial envers leur création de papier ? Se disent-ils : « C’est mon bébé ! » ou bien « C’est notre bébé ! », ou bien « Nous avons réussi à diriger la production de ce bébé ! Nous avons été des coach de parents formidables » ? En soi cela pose sur un autre registre la question de la procréation médicalement assistée…

L’autre problème de cette métaphore, c’est qu’elle devient dangereuse pour le nouveau-né… À force de retravailler et de modifier cent fois le texte, on finit parfois par le détester, il nous sort par les yeux à défaut d’autres sorties naturelles que je ne nommerai pas… Soit dit en passant, un ami professeur avait coutume de dire qu’il vomissait les citations apprises par cœur dans ses dissertations lors des écrits du CAPES et une amie journaliste m’apprit qu’un mauvais pigiste qui étaye son discours par des formules stéréotypées afin de remplir plus vite sa colonne dans le journal est appelé un pisse-ligne.  De la même façon, le langage familier puise dans des expressions telles que “Bon il me reste plus que deux jours pour pondre un texte” ou bien “Raconte-nous ton histoire, allez accouche !”. Il semblerait alors que ces productions de l’esprit ne peuvent faire l’économie d’une expression par le corps.

Je ne nie donc pas la force de cette métaphore maïeutique. Dans les deux cas, il y a un changement d’état entre une création qui est bloquée à l’intérieur (de notre tête, d’un document Word, d’un manuscrit papier) et qui va devenir publique, matérielle et tangible (un livre, un film, une pièce de théâtre mise en scène…).

Et l’émotion que l’on ressent à voir les pensées qui longtemps tournaient dans notre esprit prendre vie est incroyablement poignante et heureusement dépourvue de toute épisiotomie.

Et je persiste à supposer que les ventres qui s’arrondissent dans les laboratoires de recherche à mesure que la rédaction de la thèse avance témoignent mystérieusement du parallélisme du désir de donner vie à des êtres comme à des idées.

Mais attention au baby-blues éditorial ! Le syndrome post-partum littéraire ça existe, et c’est raconté avec un humour indéfinissable et une lucidité frappante par Vie de jeune docteure : Clic Clic Clic

Source image ici

Et sinon ça parle de quoi ta thèse ? Petit manuel de survie aux doctorants atteints du syndrome du lac de Paladru

2 Mar

Dans chaque cœur de thésard bat l’espoir secret d’une soirée où on ne lui posera pas une certaine question accablante.

 Cette question pourrait être « C’est sur quoi ta thèse ? », en le disant très vite on entend « sésurkoitatèz » et cette sonorité de divinité Inca sonne le glas de la fin de soirée sereine entre amis…où la bière aurait pu couler à flot dans la douce insouciance des samedis soir au café…oui mais oui mais non, le doctorant ne craint pas de devoir répondre à cette question (il s’est engagé pour trois, quatre, cinq ans, il est habitué et possède ses parades personnelles), non il craint par-dessus tout de tomber sur un Gros Niais ! Celui qui va à coup sûr lui rétorquer (lui, le fin gourmet de la pragmatique, oh on le voit venir de loin l’amateur des réalités terre à terre !) « Et sinon ça sert à quoi ? Je veux dire concrètement », prononcé d’une façon qui fait qu’on se demande toujours si c’est le « sinon » ou le « concrètement » (voire l’insupportable « je veux dire » qui ne veut rien dire du tout) qui pique le plus les oreilles.

En général, le doctorant a plusieurs tours dans son sac pour ne pas en arriver à ce moment fatidique.

Stratégie 1 : Le bon élève

Le doctorant donne une réponse sincère et objective, il prend le temps d’expliquer calmement les choses : « Alors tu vois, avec cet appareil je mesure le degré de rhéologie d’un solide qui se comporte comme un fluide afin d’inférer bla bla bla… ».

Avantage : vous impressionnerez votre auditoire et passerez pour un fin savant capable de se transformer en Fred, en Jamy, en Il était une fois la vie, en Boulet, en Marion Montaigne (ou en toute autre star internationale de la vulgarisation scientifique pour les 6-10ans) le temps d’une soirée.

Inconvénient : Vous ne tiendrez pas deux jours à ce rythme ! C’est terriblement excitant la première fois mais immanquablement ennuyeux et épuisant par la suite. Et surtout les gens ne retiendront jamais votre sujet, ils se souviendront juste de la métaphore de la lasagne que vous avez utilisée pour expliquer le principe du champ d’interférence et vous la ressortiront à chaque fois, « alors les lasagnes, ça avance ? ». Et c’est pour cette raison qu’il existe la…

Stratégie 2 : La planque disciplinaire

En gros, en ne mentionnant que son domaine de recherche, on est relativement à l’abri. Que répondre en effet à « Je fais une thèse en anthropologie de la santé ». Vous ressemblerez au mystérieux thésard (l’équivalent du brun ténébreux, mais sur le plan épistémologique). Par contre vous courrez le risque que l’on vous réponde « Ah bon ça existe ? » (et là le Gros Niais n’est plus très loin…) si vous expliquez que vous faites de la recherche en littérature comparée. Et c’est pour cela qu’on a inventé :

Stratégie 3 : L’anecdote truculente

Commencez à raconter une histoire en y mettant le ton et votre auditoire se transformera immanquablement en un groupe d’enfants sages à l’heure du conte : « En 1552, dans les îles britanniques, le comte d’Essex est un des seuls soupirants de la reine Élisabeth 1ère, pourtant, jamais celle qu’on appelle la reine vierge ne succombera à ses charmes ? En sommes-nous certains ? Pourquoi restera-t-elle célibataire si longtemps ? N’aurait-elle pas mieux fait de se marier avec un prince étranger pour étendre son royaume ? Mais c’est sans compter la ruse de la fille d’Henri VIII ! La stratégie politique d’Élisabeth 1ère, dont la rousse chevelure impressionne les courtisans de tout le royaume bla bla bla… ».

Avantage : cela entraîne votre talent d’orateur, indispensable lors des colloques, et les gens se souviendront de vous comme d’un fameux conteur passionné.

Inconvénient : Il y aura forcément un hypotrophié du bulbe rachidien pour vous dire « Oui mais alors tu es financé par l’université pour gloser sur les coucheries du Comte d’Essex ? » (sous-entendu : sur ma feuille de paie mensuelle, une des lignes des charges sociales qui saigne mon salaire en impôts superflus est consacrée à te payer du bon temps à la BnF ?). Oui parce que le fait que des gens soient payés pour élever des poulets en batterie, réaliser des émissions pour Endemol ou faire des manucures 3D, ça ne le gêne aucunement, mais qu’on soit payé pour se faire plaisir à fouiner dans les archives, c’est carrément obscène ! Qu’il se rassure, les doctorants en histoire ne sont plus guère financés… Pour éviter cette situation inconvenante, il existe heureusement la délicieusement malhonnête :

Stratégie 4 : La démagogie éthique

Cela consiste à présenter votre sujet par ses finalités humanistes. Quid de l’approche théorique, de l’ancrage disciplinaire ambigu, du contexte de recherche ; de toutes ces scories qui parasitent l’essentiel : vous faites de la recherche pour le bien de l’humanité !

Vous travaillez sur les modalités de déconstruction narrative du théâtre postmoderne ? Vous pouvez présenter les choses ainsi : « Je suis un acteur de la démocratisation culturelle, je veux que mon travail permette au plus grand nombre d’accéder à la culture théâtrale », alors que vous n’avez jamais franchi le seuil d’une MJC.

Vous travaillez sur les antioxydants ? Vous pouvez très bien dire : « J’essaie de soigner des maladies orphelines en analysant les propriétés des mitochondries ». En réalité vous ne savez pas vraiment où votre recherche va vous mener, votre directeur pense qu’elle a plus ou moins pour but de mettre sur le marché un complément alimentaire, mais ça, votre auditoire n’en sait rien !

Avantage : Vous monterez tellement haut dans l’estime des gens qu’il faudrait un pompier, un astronaute et un médecin dans l’humanitaire réunis pour vous dépasser dans l’admiration.

Inconvénient : Avouez, vous en avez fait des tonnes à ce repas de famille pour avoir la paix (et l’estime du cousin qui sort de HEC et vous toise de son regard plein d’école de commerce…) non ? Et la nuit vous ferez des cauchemars en forme de cas de conscience crochus.

Pour éviter cela, nous avons heureusement :

Stratégie n°5 : Le contournement synecdochique

La synecdoque est une figure de rhétorique de contiguïté qui consiste à permettre aux écrivains de montrer plus ou moins ce qu’ils veulent… En bref, on prend la partie pour le tout, on montre un bout de la lorgnette pour ne pas avoir à tout expliquer, on met en valeur le plus attrayant. Si vous étudiez les caractéristiques des bibliothèques à vocation sociale des Pays-Bas, vous n’allez pas endormir vos grands-parents avec des histoires de catalogues collectifs interopérables ni avec les miracles du format UNIMARC…non, vous allez prendre le petit exemple qui fait toujours rire « tu vois, dans ces bibliothèques on essaie de rendre la consultation et la lecture plus conviviale…par exemple on met des hamacs pour que les utilisateurs puissent lire comme à la maison ». Le problème avec ce genre de contournement mignon, c’est qu’on trouve toujours des gens assez épais pour rétorquer « alors tu passes trois ans à étudier des gens dans des hamacs ? ».

Enfin, en vrac, il reste quelques astuces comme autant de boucliers contre les Gros Niais :

Astuce 1 : Le titre qui en jette

Premièrement, l’avantage des sujets compliqués au titre barbare, c’est que les gens ne risquent pas de vous donner leur avis ! Quand vous dites que vous faites une thèse sur la « recherche de signal quantique dans les ions de terre rare en matrice cristalline » on risque rarement de vous répondre « non mais tu ne peux pas dire ça, c’est subjectif… ! » alors que quand vous mentionnez timidement votre recherche sur la numérisation des musées d’histoire, les Gros Niais s’en donneront à cœur joie, ils vous assommeront avec leur : « ah oui mais j’ai vu un musée d’histoire à Montamat et beh il n’était pas du tout numérisé ! » ou autres « Hier sur Sud radio ils disaient qu’il y avait un nouveau musée à Castelnau de Camarasse et beh dedans ils parlaient un peu d’histoire apparemment ! ». Vous, vous travaillez sur les musées d’histoire bretonne de 1700 à 1900 dans une perspective diachronique et vous voilà bigrement content de savoir qu’à Castelnau de Camarasse ils ont mentionné le mot « histoire » dans leur parcours muséographique ! (bon en général le doctorant ne saute pas à la gorge de l’auteur de cette platitude car il lui est suffisamment reconnaissant de s’être intéressé un tant soit peu à son sujet sans lui poser la question de l’utilité de sa recherche. Et puis en général ce genre d’interlocuteur est une connaissance lointaine, un oncle d’ami ou un ami d’oncle, il porte des chemises délavées et des dents jaunâtres…on préfère expédier tout échange avec lui alors on sourit poliment et on s’éclipse).

Astuce 2 : L’abandon pur et simple de toute volonté de vulgarisation

Il est conseillé de répondre n’importe quoi de temps en temps, pour ne pas devenir obsédé par son sujet, par exemple « je cherche à breveter l’eau en poudre / à remettre en cause l’héliocentrisme / à restaurer le puritanisme diégétique en Bourgogne »…le pire c’est qu’il y aura des gens pour vous croire tant que vous porterez une blouse…

On peut aussi en profiter pour régler ses comptes : « je fais une thèse afin de produire un document suffisamment lourd pour assommer les petits Gros Niais qui me traitaient d’intellos en CM2 / pour prouver à mon prof de maths de 6e qu’il a eu tort de se déchaîner sur moi au conseil de classe ».

Enfin, cette question anodine de repas de famille ou de début de soirée rend surtout compte d’une réalité un peu triste : on ne connaît pas tellement la réalité des métiers que font nos proches. La preuve en est que les gens sont étonnés de voir le doctorant passer trois ans sur un même sujet. Évidemment, si le doctorant n’avait QUE sa thèse à faire, s’il était vissé à son bureau, près de son labo et de son terrain, tous frais payés et avec tous les livres à sa disposition, ça serait probablement plié en un an et demi ! Le problème c’est que la journée du doctorant ne se passe pas comme ça. Dans une journée normale, le doctorant prépare des cours (s’il a la chance de pouvoir en donner !) / corrige des copies / prépare les réunions des méchants monsieurs qui notent les laboratoires de l’AERES / envoie un résumé pour un appel à communication pour un colloque pour que son labo soit bien noté et ne disparaissent pas / travaille sur un contrat sous-payé pour financer sa thèse / fait une demande de bourse / donne des cours / aide à préparer un colloque / va chercher à la gare le chercheur qui intervient dans 10mn pour le colloque / travaille un peu sur sa thèse / assiste à la soutenance de thèse d’une amie et manque de pleurer à la fin / suit des séminaires de recherche / commence à lire une thèse et s’attendrit devant les remerciements / parcourt la France à la recherche d’un livre rare / remonte le moral d’un étudiant de master 2 qui n’arrive pas à rédiger ses 50 pages de mémoire / fait des photocopies pour ses cours / assiste à une réunion de département / gribouille des petits dessins anthropomorphes sur un vieil article en réunion de département…

*Attention ! Séquence émotion !*

Et quand parfois à la question « c’est sur quoi ta thèse ? », le doctorant émet un petit soupir contrit, ce n’est pas par ennui d’avoir à répéter une 100è fois son sujet (enfin parfois, si…) c’est surtout que dans ce soupir il y a des milliers de pensées compactées : « j’espère qu’il ne va pas me demander à quoi ça sert alors que je ne lui demande pas à quoi sert son boulot à la société générale / ma thèse me manque, je n’ai plus de temps à lui consacrer depuis que je dois organiser les journées scientifiques du labo / pourquoi mon directeur m’a proposé de diriger ma thèse s’il ne prend pas la peine de m’accorder un rendez-vous tous les ans…/ pourquoi on passe pour des amoureux de la théorie condamnés au chômage alors qu’on a des compétences professionnelles (enseignement, édition, médiation culturelle, administration, organisation d’évènements…) que l’on développe pendant trois ans puisque l’on travaille ? ».

*Attention ! Séquence utopie et carambars*

Enfin, pour tous ceux qui n’ont pas l’aplomb d’une Agnès Jaoui avec sa thèse sur rien dans On connaît la chanson, il faudrait vraiment expliquer, plus que le sujet de thèse, comment se passe la journée d’un doctorant, pour ensuite demander aux interlocuteurs en face ce qu’ils font réellement pendant une journée, dans leur travail. Au fond, on le comprend un peu le Gros Niais, s’il ne connaît rien du tout au monde de la recherche, il est normal (ou du moins légitime…) qu’il se demande pourquoi on a besoin de trois ans pour écrire 300 pages ! Il ne sait pas que les vainqueurs du prix ignobel, dont on rigole de l’absurdité des recherches finissent par découvrir des choses incroyables et décrochent parfois le Nobel l’année suivante… L’avantage, c’est qu’en prenant le temps d’en parler, on déconstruit petit à petit les clichés, les représentations sociales qui ont la dent dure, les stéréotypes figés liés à une seule image du métier et que le récit détaillé d’une journée fait basculer.

Le doctorant ne s’en rend pas toujours compte, mais en répondant à cette question de « c’est sur quoi ta thèse ? » il a l’occasion d’ouvrir à des néophytes un pan très spécifique de sa recherche, il est à sa manière un relais de la vulgarisation scientifique, il permet de faire un tout petit peu comprendre ce qu’est ce monde professionnel si particulier, il devient pour un temps précieux un véritable Fred et Jamy de l’université !

Somme toute, je pense très sincèrement que s’il y avait un Fred et Jamy présent à chaque soutenance de thèse pour remettre à l’heureux docteur une de leurs célèbres maquettes colorées pour les récompenser d’avoir répondu pendant trois ans à « c’est sur quoi ta thèse ? » le monde de la recherche irait infiniment mieux…

…sinon, il reste aux doctorants leurs 300 pages de manuscrit pour assommer les Gros Niais !

 

Brimborions

Et pour ceux qui se demandent encore ce que c’est que la manucure 3D, c’est ici ! (âmes sensibles aux Hello Kitty fluos, s’abstenir).

J’en profite pour vous présenter le grand héros merveilleux de la vulgarisation scientifique dessinée et sa copine la grande prêtresse de la vulgarisation scientifique.

Où l’on apprend que Jamy a fait un bac littéraire, une fac de droit et a quand même réussi à me faire comprendre le mécanisme du moteur à explosion.

Pour ceux qui ne connaissent pas la remise des prix Ignobel, voici de quoi les découvrir sur le superbe site de Futura Science (mention spéciale pour le chercheur qui étudie le mouvement des queues de cheval !)

Le comte d’Essex est finalement assez peu sexy (sa barbe semble avoir une texture filandreuse…) on comprend mieux Élisabeth d’avoir fait la fine bouche.