Dans chaque cœur de thésard bat l’espoir secret d’une soirée où on ne lui posera pas une certaine question accablante.
Cette question pourrait être « C’est sur quoi ta thèse ? », en le disant très vite on entend « sésurkoitatèz » et cette sonorité de divinité Inca sonne le glas de la fin de soirée sereine entre amis…où la bière aurait pu couler à flot dans la douce insouciance des samedis soir au café…oui mais oui mais non, le doctorant ne craint pas de devoir répondre à cette question (il s’est engagé pour trois, quatre, cinq ans, il est habitué et possède ses parades personnelles), non il craint par-dessus tout de tomber sur un Gros Niais ! Celui qui va à coup sûr lui rétorquer (lui, le fin gourmet de la pragmatique, oh on le voit venir de loin l’amateur des réalités terre à terre !) « Et sinon ça sert à quoi ? Je veux dire concrètement », prononcé d’une façon qui fait qu’on se demande toujours si c’est le « sinon » ou le « concrètement » (voire l’insupportable « je veux dire » qui ne veut rien dire du tout) qui pique le plus les oreilles.
En général, le doctorant a plusieurs tours dans son sac pour ne pas en arriver à ce moment fatidique.
Stratégie 1 : Le bon élève
Le doctorant donne une réponse sincère et objective, il prend le temps d’expliquer calmement les choses : « Alors tu vois, avec cet appareil je mesure le degré de rhéologie d’un solide qui se comporte comme un fluide afin d’inférer bla bla bla… ».
Avantage : vous impressionnerez votre auditoire et passerez pour un fin savant capable de se transformer en Fred, en Jamy, en Il était une fois la vie, en Boulet, en Marion Montaigne (ou en toute autre star internationale de la vulgarisation scientifique pour les 6-10ans) le temps d’une soirée.
Inconvénient : Vous ne tiendrez pas deux jours à ce rythme ! C’est terriblement excitant la première fois mais immanquablement ennuyeux et épuisant par la suite. Et surtout les gens ne retiendront jamais votre sujet, ils se souviendront juste de la métaphore de la lasagne que vous avez utilisée pour expliquer le principe du champ d’interférence et vous la ressortiront à chaque fois, « alors les lasagnes, ça avance ? ». Et c’est pour cette raison qu’il existe la…
Stratégie 2 : La planque disciplinaire
En gros, en ne mentionnant que son domaine de recherche, on est relativement à l’abri. Que répondre en effet à « Je fais une thèse en anthropologie de la santé ». Vous ressemblerez au mystérieux thésard (l’équivalent du brun ténébreux, mais sur le plan épistémologique). Par contre vous courrez le risque que l’on vous réponde « Ah bon ça existe ? » (et là le Gros Niais n’est plus très loin…) si vous expliquez que vous faites de la recherche en littérature comparée. Et c’est pour cela qu’on a inventé :
Stratégie 3 : L’anecdote truculente
Commencez à raconter une histoire en y mettant le ton et votre auditoire se transformera immanquablement en un groupe d’enfants sages à l’heure du conte : « En 1552, dans les îles britanniques, le comte d’Essex est un des seuls soupirants de la reine Élisabeth 1ère, pourtant, jamais celle qu’on appelle la reine vierge ne succombera à ses charmes ? En sommes-nous certains ? Pourquoi restera-t-elle célibataire si longtemps ? N’aurait-elle pas mieux fait de se marier avec un prince étranger pour étendre son royaume ? Mais c’est sans compter la ruse de la fille d’Henri VIII ! La stratégie politique d’Élisabeth 1ère, dont la rousse chevelure impressionne les courtisans de tout le royaume bla bla bla… ».
Avantage : cela entraîne votre talent d’orateur, indispensable lors des colloques, et les gens se souviendront de vous comme d’un fameux conteur passionné.
Inconvénient : Il y aura forcément un hypotrophié du bulbe rachidien pour vous dire « Oui mais alors tu es financé par l’université pour gloser sur les coucheries du Comte d’Essex ? » (sous-entendu : sur ma feuille de paie mensuelle, une des lignes des charges sociales qui saigne mon salaire en impôts superflus est consacrée à te payer du bon temps à la BnF ?). Oui parce que le fait que des gens soient payés pour élever des poulets en batterie, réaliser des émissions pour Endemol ou faire des manucures 3D, ça ne le gêne aucunement, mais qu’on soit payé pour se faire plaisir à fouiner dans les archives, c’est carrément obscène ! Qu’il se rassure, les doctorants en histoire ne sont plus guère financés… Pour éviter cette situation inconvenante, il existe heureusement la délicieusement malhonnête :
Stratégie 4 : La démagogie éthique
Cela consiste à présenter votre sujet par ses finalités humanistes. Quid de l’approche théorique, de l’ancrage disciplinaire ambigu, du contexte de recherche ; de toutes ces scories qui parasitent l’essentiel : vous faites de la recherche pour le bien de l’humanité !
Vous travaillez sur les modalités de déconstruction narrative du théâtre postmoderne ? Vous pouvez présenter les choses ainsi : « Je suis un acteur de la démocratisation culturelle, je veux que mon travail permette au plus grand nombre d’accéder à la culture théâtrale », alors que vous n’avez jamais franchi le seuil d’une MJC.
Vous travaillez sur les antioxydants ? Vous pouvez très bien dire : « J’essaie de soigner des maladies orphelines en analysant les propriétés des mitochondries ». En réalité vous ne savez pas vraiment où votre recherche va vous mener, votre directeur pense qu’elle a plus ou moins pour but de mettre sur le marché un complément alimentaire, mais ça, votre auditoire n’en sait rien !
Avantage : Vous monterez tellement haut dans l’estime des gens qu’il faudrait un pompier, un astronaute et un médecin dans l’humanitaire réunis pour vous dépasser dans l’admiration.
Inconvénient : Avouez, vous en avez fait des tonnes à ce repas de famille pour avoir la paix (et l’estime du cousin qui sort de HEC et vous toise de son regard plein d’école de commerce…) non ? Et la nuit vous ferez des cauchemars en forme de cas de conscience crochus.
Pour éviter cela, nous avons heureusement :
Stratégie n°5 : Le contournement synecdochique
La synecdoque est une figure de rhétorique de contiguïté qui consiste à permettre aux écrivains de montrer plus ou moins ce qu’ils veulent… En bref, on prend la partie pour le tout, on montre un bout de la lorgnette pour ne pas avoir à tout expliquer, on met en valeur le plus attrayant. Si vous étudiez les caractéristiques des bibliothèques à vocation sociale des Pays-Bas, vous n’allez pas endormir vos grands-parents avec des histoires de catalogues collectifs interopérables ni avec les miracles du format UNIMARC…non, vous allez prendre le petit exemple qui fait toujours rire « tu vois, dans ces bibliothèques on essaie de rendre la consultation et la lecture plus conviviale…par exemple on met des hamacs pour que les utilisateurs puissent lire comme à la maison ». Le problème avec ce genre de contournement mignon, c’est qu’on trouve toujours des gens assez épais pour rétorquer « alors tu passes trois ans à étudier des gens dans des hamacs ? ».
Enfin, en vrac, il reste quelques astuces comme autant de boucliers contre les Gros Niais :
Astuce 1 : Le titre qui en jette
Premièrement, l’avantage des sujets compliqués au titre barbare, c’est que les gens ne risquent pas de vous donner leur avis ! Quand vous dites que vous faites une thèse sur la « recherche de signal quantique dans les ions de terre rare en matrice cristalline » on risque rarement de vous répondre « non mais tu ne peux pas dire ça, c’est subjectif… ! » alors que quand vous mentionnez timidement votre recherche sur la numérisation des musées d’histoire, les Gros Niais s’en donneront à cœur joie, ils vous assommeront avec leur : « ah oui mais j’ai vu un musée d’histoire à Montamat et beh il n’était pas du tout numérisé ! » ou autres « Hier sur Sud radio ils disaient qu’il y avait un nouveau musée à Castelnau de Camarasse et beh dedans ils parlaient un peu d’histoire apparemment ! ». Vous, vous travaillez sur les musées d’histoire bretonne de 1700 à 1900 dans une perspective diachronique et vous voilà bigrement content de savoir qu’à Castelnau de Camarasse ils ont mentionné le mot « histoire » dans leur parcours muséographique ! (bon en général le doctorant ne saute pas à la gorge de l’auteur de cette platitude car il lui est suffisamment reconnaissant de s’être intéressé un tant soit peu à son sujet sans lui poser la question de l’utilité de sa recherche. Et puis en général ce genre d’interlocuteur est une connaissance lointaine, un oncle d’ami ou un ami d’oncle, il porte des chemises délavées et des dents jaunâtres…on préfère expédier tout échange avec lui alors on sourit poliment et on s’éclipse).
Astuce 2 : L’abandon pur et simple de toute volonté de vulgarisation
Il est conseillé de répondre n’importe quoi de temps en temps, pour ne pas devenir obsédé par son sujet, par exemple « je cherche à breveter l’eau en poudre / à remettre en cause l’héliocentrisme / à restaurer le puritanisme diégétique en Bourgogne »…le pire c’est qu’il y aura des gens pour vous croire tant que vous porterez une blouse…
On peut aussi en profiter pour régler ses comptes : « je fais une thèse afin de produire un document suffisamment lourd pour assommer les petits Gros Niais qui me traitaient d’intellos en CM2 / pour prouver à mon prof de maths de 6e qu’il a eu tort de se déchaîner sur moi au conseil de classe ».
Enfin, cette question anodine de repas de famille ou de début de soirée rend surtout compte d’une réalité un peu triste : on ne connaît pas tellement la réalité des métiers que font nos proches. La preuve en est que les gens sont étonnés de voir le doctorant passer trois ans sur un même sujet. Évidemment, si le doctorant n’avait QUE sa thèse à faire, s’il était vissé à son bureau, près de son labo et de son terrain, tous frais payés et avec tous les livres à sa disposition, ça serait probablement plié en un an et demi ! Le problème c’est que la journée du doctorant ne se passe pas comme ça. Dans une journée normale, le doctorant prépare des cours (s’il a la chance de pouvoir en donner !) / corrige des copies / prépare les réunions des méchants monsieurs qui notent les laboratoires de l’AERES / envoie un résumé pour un appel à communication pour un colloque pour que son labo soit bien noté et ne disparaissent pas / travaille sur un contrat sous-payé pour financer sa thèse / fait une demande de bourse / donne des cours / aide à préparer un colloque / va chercher à la gare le chercheur qui intervient dans 10mn pour le colloque / travaille un peu sur sa thèse / assiste à la soutenance de thèse d’une amie et manque de pleurer à la fin / suit des séminaires de recherche / commence à lire une thèse et s’attendrit devant les remerciements / parcourt la France à la recherche d’un livre rare / remonte le moral d’un étudiant de master 2 qui n’arrive pas à rédiger ses 50 pages de mémoire / fait des photocopies pour ses cours / assiste à une réunion de département / gribouille des petits dessins anthropomorphes sur un vieil article en réunion de département…
*Attention ! Séquence émotion !*
Et quand parfois à la question « c’est sur quoi ta thèse ? », le doctorant émet un petit soupir contrit, ce n’est pas par ennui d’avoir à répéter une 100è fois son sujet (enfin parfois, si…) c’est surtout que dans ce soupir il y a des milliers de pensées compactées : « j’espère qu’il ne va pas me demander à quoi ça sert alors que je ne lui demande pas à quoi sert son boulot à la société générale / ma thèse me manque, je n’ai plus de temps à lui consacrer depuis que je dois organiser les journées scientifiques du labo / pourquoi mon directeur m’a proposé de diriger ma thèse s’il ne prend pas la peine de m’accorder un rendez-vous tous les ans…/ pourquoi on passe pour des amoureux de la théorie condamnés au chômage alors qu’on a des compétences professionnelles (enseignement, édition, médiation culturelle, administration, organisation d’évènements…) que l’on développe pendant trois ans puisque l’on travaille ? ».
*Attention ! Séquence utopie et carambars*
Enfin, pour tous ceux qui n’ont pas l’aplomb d’une Agnès Jaoui avec sa thèse sur rien dans On connaît la chanson, il faudrait vraiment expliquer, plus que le sujet de thèse, comment se passe la journée d’un doctorant, pour ensuite demander aux interlocuteurs en face ce qu’ils font réellement pendant une journée, dans leur travail. Au fond, on le comprend un peu le Gros Niais, s’il ne connaît rien du tout au monde de la recherche, il est normal (ou du moins légitime…) qu’il se demande pourquoi on a besoin de trois ans pour écrire 300 pages ! Il ne sait pas que les vainqueurs du prix ignobel, dont on rigole de l’absurdité des recherches finissent par découvrir des choses incroyables et décrochent parfois le Nobel l’année suivante… L’avantage, c’est qu’en prenant le temps d’en parler, on déconstruit petit à petit les clichés, les représentations sociales qui ont la dent dure, les stéréotypes figés liés à une seule image du métier et que le récit détaillé d’une journée fait basculer.
Le doctorant ne s’en rend pas toujours compte, mais en répondant à cette question de « c’est sur quoi ta thèse ? » il a l’occasion d’ouvrir à des néophytes un pan très spécifique de sa recherche, il est à sa manière un relais de la vulgarisation scientifique, il permet de faire un tout petit peu comprendre ce qu’est ce monde professionnel si particulier, il devient pour un temps précieux un véritable Fred et Jamy de l’université !
Somme toute, je pense très sincèrement que s’il y avait un Fred et Jamy présent à chaque soutenance de thèse pour remettre à l’heureux docteur une de leurs célèbres maquettes colorées pour les récompenser d’avoir répondu pendant trois ans à « c’est sur quoi ta thèse ? » le monde de la recherche irait infiniment mieux…
…sinon, il reste aux doctorants leurs 300 pages de manuscrit pour assommer les Gros Niais !
Brimborions
Et pour ceux qui se demandent encore ce que c’est que la manucure 3D, c’est ici ! (âmes sensibles aux Hello Kitty fluos, s’abstenir).
J’en profite pour vous présenter le grand héros merveilleux de la vulgarisation scientifique dessinée et sa copine la grande prêtresse de la vulgarisation scientifique.
Où l’on apprend que Jamy a fait un bac littéraire, une fac de droit et a quand même réussi à me faire comprendre le mécanisme du moteur à explosion.
Pour ceux qui ne connaissent pas la remise des prix Ignobel, voici de quoi les découvrir sur le superbe site de Futura Science (mention spéciale pour le chercheur qui étudie le mouvement des queues de cheval !)
Le comte d’Essex est finalement assez peu sexy (sa barbe semble avoir une texture filandreuse…) on comprend mieux Élisabeth d’avoir fait la fine bouche.
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