Un jour j’ai lu un livre de John Langshaw Austin.
Ce philosophe anglais (qui a réussi le double exploit de faire ses études de lettres classiques à Oxford et d’intégrer les services secrets britanniques…comme quoi les fades prévisions de la conseillère d’orientation ne sont pas gravées dans le marbre…) raconte une histoire du langage que j’aime bien.
Il prétend que la parole échappe momentanément à son statut de flux de langage descriptif pour provoquer des actes véritables. Du maire qui décide que Vous êtes désormais unis par les liens sacrés du mariage au Je te parie 50 euros que je peux finir le plat de poutine au confit de canard en passant par le Je te promets que je serai de retour avant ce soir, dans certaines circonstances, le langage ne se contente pas de décrire, il agit, il préfigure un acte : c’est ce que l’on appelle la parole performative (ce gentil néologisme nous vient de l’anglais to perform). Bien entendu, cela ne fonctionne que dans un certain contexte. Pour que le « Je vous déclare mari et femme » performe bien, il faut que le locuteur ait le statut de maire et que les deux destinataires soient civilement célibataires à ce moment-là. Imaginez un inconnu qui vous saute dessus dans la rue et vous déclare d’un ton solennel « Vous êtes condamnés à dix ans de prison », il ne se passera pas grand-chose sur le plan performatif…
Dans les années quarante, les théories d’Austin ont alors mené la linguistique vers l’étude du contexte social de la parole. On sort peu à peu des syntagmes grammaticaux du monde des idées et on se confronte aux phénomènes, à la pragmatique. Pour ma part, je trouve qu’il s’agit, avec la socio-linguistique les moments les plus funky de cette discipline !
Le texte le plus connu d’Austin s’intitule « Quand dire, c’est faire » (How to do things with word ?) et je me demande parfois si la lecture ne pourrait pas atteindre le même objectif. Si l’on oublie un tant soit peu le contexte précis de la fonction performative du langage, est-ce que la lecture d’un roman peut, à la manière d’une inception, faire germer chez le lecteur, les prémices d’une action ?
Un jour, j’ai fait une expérience intéressante. Ne sachant plus quoi lire, j’ai demandé à des amis de me conseiller leur livre préféré. J’ai constitué une liste et ai commencé à lire tous ces livres, un à un. Outre le fait que j’ai grandement apprécié toutes ces lectures, ce qui en soi n’est pas terriblement étonnant puisque l’on partage généralement des goûts communs avec nos proches, le plus fascinant a été que tous ces livres ont provoqué, de près ou de loin, légers ou infimes…des actes. Après chacune de ces lectures, il s’est ensuivi une décision capitale : orientation professionnelle, nouvelles habitudes de vie, changement de cap, décision d’offrir le livre à un ami, d’écrire à l’auteur, ou simplement de donner des nouvelles à une personne perdue de vue depuis longtemps et qui n’aurait pas été recontactée sans le déclic de cette lecture.
Voici donc les précieux écrits performatifs. Ils ne sont pas universels, pas forcément des chefs d’œuvres, mais ils agissent en fonction du moment de la vie où on les lit et demeurent de beaux livres :
Les années d’Annie Ernaux
Cette étonnante contribution à l’écriture autobiographique prend la forme d’un récit distancié et poignant qui vous prend aux tripes. On traverse le XXe siècle à travers des échos, des images éparses, des anecdotes intimes et communes, des expressions désuètes et souvent des générations qui tentent de se comprendre. On a l’impression que le livre répond aux Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, lui aussi un chef d’œuvre du genre. Les féministes y trouveront d’ailleurs du grain à moudre en quantité.
Un tout petit monde de David Lodge
Un manuel de survie qu’il faudrait sérieusement offrir à tout étudiant qui s’aventure en contrée doctorale, ou même à n’importe quel lycéen qui entre à la fac. C’est l’histoire d’une belle doctorante qui travaille sur le genre littéraire de la romance, et comme par contamination inter-générique le scénario du livre se transforme peu à peu en romance, mais en une romance dissimulée derrière un bloc d’ironie si lourd que les personnages pataugent de façon grotesque et offrent un spectacle désopilant. Après cette lecture, vous déprimerez certainement en vous disant que rien ne mérite d’être lu dans ce monde après avoir goûté à l’irone humaniste de David Lodge… C’est à ce moment-là qu’il faut se consoler en lisant le facétieux Pensées secrètes du même auteur.
Martin Eden de Jack London
Un jour que je proposais à une amie de venir manger à la maison elle me répondit : « Non, je dois rentrer chez moi pour finir de lire Martin Eden, c’est un livre tellement important que je dois y consacrer un peu de temps chaque jour ». Au début, j’ai été un peu déroutée. Maintenant, je comprends.
Il y a deux choses à savoir sur ce roman. Il vous colle comme de la glue et vous désocialise temporairement. Que vous soyez en vacances dans les îles grecques ou dans des fjords islandais, vous passerez tout votre temps cloîtré dans votre lecture tant que n’aurez pas atteint les dernières pages. Et si à un moment de la journée il vous faut aller vous sustenter pour dissiper une faim qui dérange votre lecture, vous ne mangerez que d’une main, les yeux rivés sur le numéro de la page, partagé entre le plaisir ultime du « j’arrive bientôt à la chute, je vais enfin savoir ! » et l’accablement du « je m’approche dangereusement de la fin de ce roman que je voudrai éternel ! ». Soyez-en certains, vous passerez assurément pour un rustre asocial devant vos compagnons de voyage. Et si des amis tentent de vous joindre à ce moment-là, mettez comme message de répondeur « Je lis Martin Eden ». S’ils l’ont lu, ils comprendront. Mais s’ils se mettent à le lire aussi, ce qui est probable tant le livre est viral, c’est vous qui ne pourrez plus les joindre pendant un certain temps.
Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez
En finissant ce roman, on connaît généralement ce que j’appelle le deuil post-lecture. C’est une terrible sensation de déréliction, un sentiment qu’aucun autre livre n’égalera jamais ce chef d’œuvre. On est dégoûté de tout, on ne veut plus rien lire d’autre, et en général c’est à ce moment-là que pour nous achever le hasard fait qu’on nous offre le dernier Werber…
Les nourritures affectives Boris Cyrulnik
Il ne nous parle pas de résilience, non, pas seulement, il nous parle d’animaux et d’êtres humains, de biochimie et d’histoires d’amour, de Shakespeare et de neurosciences, d’éthologie et de religion… Il nous raconte les guerres mondiales et les guerres affectives, les dépendances et les libérations. Il nous fait rire car on dirait un gamin passionné par tout ce qui l’entoure, et nous lecteur, on écoute sagement ses histoires sur la fabrique du sentiment amoureux, sur les liens familiaux chez les chimpanzés ou sur le langage des lions.
Le grand livre des coïncidences de Deepak Chopra
Que l’on adhère ou pas aux idéaux de l’auteur, ce livre permet une mise en éveil de la perception, une attention aux petites choses du quotidien, un recentrement intéressant sur ce que l’on choisit de percevoir en priorité dans notre existence. Il nous évite de penser en rond et offre une lecture stimulante de l’interprétation de la physique quantique comme de la sérendipité.
Il y en a tant d’autres encore, je vous les donne en vrac : Les hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, 1Q84 de Murakami, les œuvres intégrales de Boris Vian (ne soyons pas pingres), L’élégance du hérisson de Muriel Barbery, les œuvres intégrales de Desproges (car c’est important de rire un peu en attendant la mort), L’auteur et moi d’Eric Chevillard, les œuvres intégrales de Terry Pratchett (surtout De bons présages, co-écrit avec Neil Gaiman).
Évidemment, cette théorie de la performativité vaut aussi pour les films, les opéras, les concerts, les bandes dessinées…
Je vous ai livré les ouvrages qui ont fait que j’ai agi, agi pour quelque chose d’important ou de peu important, qui a fait dévier certains itinéraires de vie. Et j’ai lu ces livres car ils m’ont été conseillés par des proches.
Ce qui est chouette avec le blog par rapport au roman, c’est qu’on peut rajouter des commentaires. Et en commentaires, je trouve que ce serait joyeusement performatif et délicieusement viral que vous parliez de ces livres qui vous ont touchés au point de vous faire agir, de ces livres qui vous ont fait lire et faire.
Je pense que LE livre qui m’a fait agir (sans que j’en tire une fierté quelconque parce que c’est un peu la honte…) c’est bien ce volume de mes parents qui regroupait Les malheurs de Sophie, Les petites filles modèles et Les vacances. Je l’ai vraiment beaucoup beaucoup beaucoup lu quand j’étais petite, et à chaques fois, après ma lecture, j’essayais au maximum d’être aussi parfaite que ces petites filles, de jouer calmement, d’être gentille, de pas faire criser mes parents… Je pense qu’encore aujourd’hui, ces livres continuent à me suivre, même si je décode mieux le fonds cradingue de philosophie catholico-patriarcale. J’aimais beaucoup Sophie qui devenait à la fin une femme parfaite à mes yeux, intelligente, indépendante, autonome financièrement, forte. Oui, Sophie c’était mon modèle de force. Et finalement, si j’accorde aujourd’hui une si grande importance à la gentillesse et à l’attention qu’on donne à autrui, je pense que c’est surement un peu grâce à la comtesse de Ségur ^^ Je suis curieuse des futurs commentaires, et un peu frustrée que tu ne racontes pas quels livres t’ont toi même fait agir??
Tiens c’est marrant j’aurais pas pensé que ce soit ce livre ! Moi j’avais dans ma bibliothèque “Les malheurs de Sophie” revus et corrigés par Gotlib et ça avait plutôt tendance à me traumatiser… Concernant les livres qui m’ont fait agir moi, je les ai tous cité dans l’article (Les années, Un tout petit monde, Martin Eden…) c’est juste que je ne les ai pas reliés aux actions (prendre des cours de quelque chose, décider de ne jamais ressembler à tel personnage de ce roman…), mais j’aurais peut-être pu détailler les changements de façon plus explicite !
Oui, j’ai mal exprimé ma pensée, j’aurais été curieuse des changements amenés par chaque livre ^^ Et pour la défense de ma chère Sophie (qui n’hésitait pas à aller bourrer de gnons les méchants), je tiens à dire que les moments où je la préfére, c’est bien dans Les vacances ^^ J’aurais pu citer d’autres romans, mais ça aurait été un peu malhonnête, je pense vraiment que c’est un de ceux qui m’a le plus influencé. Encore une fois, c’est loin d’être une source de fierté >_>”
Oui tu as raison, j’aurais certainement dû préciser. Après avoir lu Cyrulnik, j’ai décidé de suivre des cours de psychologie en auditrice libre à la fac (finalement je n’ai pas pu le faire mais j’ai lu énormément de livres de psychologie que je n’aurais pas ouverts sans ce premier déclic). Après avoir lu “Le grand livre des coïncidences” j’ai décidé d’être plus attentive lors de mes rencontres avec des gens, d’être plus ouverte et tolérante. Et j’ai rencontré d’un coup les gens que je souhaitais rencontrer à ce moment-là de ma vie ! Après avoir lu “Les années” j’ai décidé que j’allais me bouger les fesses, arrêter de traîner sur facebook et écrire un roman (en cours !). Après “Martin Eden” j’ai appelé tous mes amis pour les Obliger à lire ce livre (beaucoup l’ont fait et m’ont écrit pour me remercier !). Après avoir lu “Un tout petit monde” je me suis promis de ne jamais ressembler aux personnages de professeurs pédants et imbus d’eux-mêmes… Et après avoir lu “Et on tuera tous les affreux” de Boris Vian, j’ai acheté plein plein d’exemplaires de ce petit livre à mourir de rire et je les ai distribué à tous les amis près de moi à ce moment-là. Ils ont bien ri ! C’était le but ! Enfin, dernier acte potentiellement performatif…en lisant les 4 premières pages d’un Marc Levy j’ai eu la nausée et j’ai jeté le bouquin à la poubelle ! Un acte performatif qui fait du bien !
Pour moi les livres performatifs étaient toujours à double tranchant : que je lise La Force de l’âge, Des Bleus à l’âme (qui est selon moi le meilleur roman de Françoise Sagan), La Nausée, Les Faux-monnayeurs, L’Ombre du vent, Les Années ou Martin Eden, je me sentais toujours happée par la puissance de l’écrivain.
A chaque fois, c’était un véritable piège, qui ressemblaient assez à ce que tu décris de Martin Eden : l’envie de finir le livre, et l’angoisse de le finir et surtout cette question taraudante : que lire après ? à laquelle s’ajoutait aussi ce désespoir insoluble : comment écrire après ?
Parce que chacun de ces livres évoquaient le bonheur d’écrire, ou une grandiose manière d’écrire, et je me disais “Tiens, et moi peut-être ?” pour juste après me dire : “Oui mais quoi ? et à quoi bon si ça n’arrive jamais à l’épiderme de la cheville de ceux-là ?”
Voilà le performatif et le contre-performatif résumé en une fraction de seconde de la conscience d’un lecteur…
Mais bon, cela ne décourage pas pour autant les Marc Lévy et autres de commettre des crimes littéraires…
Amis de l’attitude blasée, bonsoir !
Ma chère Juliette,
Tu as réussi en quelques mots à résumer le paradoxe émotionnel qui à mon sens suit chaque grande lecture…une terrible envie d’écrire suivie d’une phase de déprime en deux temps. D’abord “mais pourquoi écrire après ça” et ensuite “mais pourquoi des daubes Marc-Lévyesque sont éditées ?”… Je pense que l’écriture advient quand on arrive à faire taire ces voix intèrieures pour se recentrer sur le plaisir d’écrire. Mais quand on voit la couverture du dernier Marc Levy faire des têtes de gondoles à la Fnac alors qu’Eric Chevillard est tout caché au fond j’avoue que ça donne envie de faire du désherbage performatif et thérapeutique…
C’est un joli sujet de réflexion, le livre qui fait agir.
Deux récemment pour moi :
Le choeur des femmes de Winckler, que je ne voulais pas lire, je trouvais qu’il se répétait un peu, je l’ai finalement acheté un jour à Carrefour, en poche. Je l’ai lu entre lundi 12h et mardi 16h (et je travaillais lundi après-midi et mardi matin), impossible de le lâcher. C’ets très beau socialement et humainement et c’ets une vraie école d’écoute respectueuse, que j’essaie d’appliquer (quand j’y pense).
Jason Murphy, de Paul Fournel, à sortir en août : une belle quête de cet auteur de la Beat Generation. La douce Madeleine entreprend un Défi (une sorte de mémoire universitaire) et le joli professeur lui dit : “Écrivez… Il n’y a pas d’idée en dehors du texte… Il est plus facile d’être en désaccord avec soi-même lorsqu’on écrit… Vous n’avez pas une minute à perdre.” Je ne recopie pas tout mais dieu que ça aide à s’y mettre ! Et c’est un très bon livre.
Merci pour les deux conseils !
J’hésitais à me plonger dans le premier, déjà aperçu dans une librairie, mais maintenant je suis convaincue ! 🙂
Une lecture semi-performative (qui ne m’a pas incitée à faire quelque chose de particulier, mais qui m’a aidée à prendre des décisions cruciales dans ma vie) : L’existentialisme est un humanisme, discours de Sartre non étudié en cours mais piqué à une copine qui elle, devait le lire en terminale (et l’a, du coup, beaucoup mois apprécié que moi).
Et deux lectures non performatives mais qui m’ont transportée, retournée et laissée un peu comme vous à la clôture de Cent ans de solitude : Le grand marin de Catherine Poulain et L’art de la joie de Goliarda Sapienza.