Il s’agirait de laisser les pères broyer en paix

13 Apr

Trigger warning : tout ce qui est violent dans ce monde, ou presque

Au réveil, je reçois un coup de téléphone du commissaire de la gendarmerie de H****. Sa voix calme et froide m’annonce que je suis convoquée pour être entendue au plus vite en tant que témoin dans une enquête. Je crois d’abord à un canular téléphonique et je raccroche. Mais le commissaire me rappelle :

30 octobre 2020

-Votre sœur a porté plainte contre vos parents. Après un épisode d’amnésie post traumatique, des souvenirs sont revenus. Elle accuse vos parents. C’est très grave.

-Grave comment ?

-Je ne peux pas vous expliquer pour le moment. Je peux juste vous dire que c’est très ancien et très grave. Ça relève du pénal.

Le commissaire raccroche. Cinq mois passent. Cinq mois à me demander ce qui se cache derrière ces faits très graves.

Une part de moi n’est pas très étonnée. Je ne parle plus à mes parents depuis dix ans. Ils ont été maltraitants et défaillants. J’ai le souvenir d’une enfance pétrie de violences verbales et psychologiques, d’humiliations et de crises de colères injustifiées. Le genre d’enfance qui ne m’a pas donné le goût de mettre les pieds aux repas de Noël suivants. Pour autant, je me demande ce qui se cache derrière cette plainte.

24 février 2021

J’enquête peu à peu et j’en apprend davantage, même si pour des raisons de confidentialité, tout ne m’est pas dit. Mais j’entends des mots que plus jamais de ma vie je ne voudrais croiser d’aussi près : prescription, correctionnaliser, pédocriminalité, assistance juridique, inceste, syndrome post traumatique, amnésie…

Je suis reçue au commissariat, à la brigade des mineurs.

S., le brigadier, a un regard doux et malicieux. Il a un pull Sea Sheperd et une barbe de trois jours qui semble dire que c’est un bon gars. Le genre de papa poule qui fait des crêpes les dimanches de pluie. Il m’est immédiatement sympathique. Il me propose un café et fait quelques blagues moyennement drôles. Je me force à rire, mais de bon coeur parce que je pressens que la suite sera nettement moins fun. Il me parle avec une douceur étrangement précautionneuse. Je me dis tout de suite que ça cache quelque chose, cette démesure d’attention. On n’est pas aussi adorables, d’habitude, dans un commissariat.

Je lui demande ce qu’on fiche dans la brigade des mineurs étant donné que je suis adulte.

S. a soudain un air absolument désolé. Il prend une grande respiration, regarde un peu ses pieds, puis me dit que les faits ont eu lieu durant notre petite enfance, pour ma sœur et moi. A mon tour de le regarder avec un air étonné. Mais la victime, c’est uniquement ma sœur, non ?

S. prend un regard encore plus désolé. Il me tend le dépôt de plainte rédigée par ma sœur. Le document est très long, je mets presque une heure à le lire. Les motifs de la plainte rédigés par ma sœur sont terribles. Je décide de porter plainte à mon tour, m’appuyant sur des souvenirs de violences psychologiques. Je fournis des preuves : attestation de mon psychologue, journal intime, photographies d’enfance. Mais S. me dit que cela ne suffira peut-être pas à ce que le procès aboutisse à une condamnation de mes parents.

Quand je ressors du bureau, je suis prête à m’effondrer.  

Par chance, toute une armada d’associations et de bénévoles est là pour m’accompagner. Ils ont pavé le sol sous les pieds pour que je ne m’engouffre pas. Je ne les remercierai jamais assez : les bénévoles de France Victime, l’association Face à l’Inceste, la psychologue du commissariat et la juriste qui prend le temps de traduire en langage courant les termes barbares du droit français.

Mais je suis tout de même effondrée, car même si les anxiolytiques me permettent de garder forme humaine, je ne peux pas m’empêcher de penser aux statistiques nationales :

   Un enfant sur dix est victimes d’inceste.

   1% des agresseurs seulement sont condamnés.
6,7 millions de victimes.

Dans le même temps, je fais du baby sitting chez des amies. Le fait de m’occuper d’enfants aussi jeunes me donne le tournis car je n’arrive pas à me sortir les statistiques de la tête : un enfant sur dix, un sur dix, un sur dix…

J’interviens pour le travail dans une classe de trente étudiantes : trois sur trente, trois sur trente, trois sur trente…

Je me sens complètement démunie. Je me dis que ce que j’ai vécu arrivera forcément à d’autres enfants et que trop peu de choses sont mises en place pour y remédier.

J’essaie de trouver des réponses dans la littérature scientifique. Je lis Le berceau des dominations, anthropologie de l’inceste de Dorothée Dussy. Le passage ci-dessous me glace le sang :

« À la faveur du réel, et de la banalité des abus sexuels commis sur les enfants, l’inceste se révèle structurant de l’ordre social. Il y apparaît comme un outil de formation à l’exploitation et à la domination de genre et de classe. Cinq ans d’enquête ethnographique sont restitués dans cet ouvrage : un voyage subversif au cœur de familles que rien, ou presque, ne distingue des vôtres. »

L’autrice explique de quelle façon la société patriarcale actuelle laisse une liberté immense aux pères pour abuser de leurs femmes, de leurs filles, de leurs nièces.

Je suis choquée de me rendre compte que le sujet est aussi tabou malgré la banalité de ce crime.
Pire encore, la puissance de ce tabou m’est confirmée lorsque je partage ce récit à des amies ou à des membres de ma famille. Si certaines personnes réagissent avec empathie et bienveillance lorsque j’évoque cette enquête, d’autres restent dans le déni (Ce n’est pas possible ! Des gens aussi aimables !) ou pire, dans l’agression : Cesse donc de tourmenter tes pauvres parents !

J’ai beau leur indiquer, statistique à l’appui, que les incestes sont fréquents et que les fausses accusions sont rarissimes, ils restent persuadés que je suis une fauteuse de trouble, uniquement là pour briser leur idéal de famille unie, de long fleuve tranquille chez les Le Quesnoy.  Certains s’inquiètent davantage de la réputation de la famille que de la violence de la plainte.


Ces gens-là n’ont pas vu les « JE TE CROIS » placardés par les collectifs féministes sur les murs de nos villes.


Et peu à peu, je comprends. Mon récit dérange, il vient créer une faille terrible dans leur quotidien. Il insuffle dans leur imaginaire de famille joyeuse la possibilité de l’arrivée d’un ogre vorace qui déchiquète tout.

Quand on entend ce récit, tout vrille : nos repères, nos valeurs, notre sentiment de sécurité. C’est une sensation immonde. La rubrique faits divers du journal qui débarque dans ton quotidien. Ils ne sont pas prêts à l’entendre. Une part de moi arrive à les comprendre. Une autre part est révoltée et dégoutée de leur peu d’empathie face à des violences faites aux enfants.

« Il s’agirait de laisser les pères violer en paix », c’est que tous ce ces gens-là semblent me dire.

Et pourtant, il s’agirait d’écouter ces récits, aussi terribles soient-ils, pour protéger nos enfants, pour être attentif et faire des signalements s’il le faut.

On me dit : Ce sont vos histoires de familles, je ne veux pas m’en mêler.
Je réponds, comme tant d’autres l’ont dit avant moi, que l’intime est politique et qu’il est nécessaire de savoir que l’on peut téléphoner au 119 (Numéro d’Urgence – Enfance en danger) quand on pense qu’un mineur est victime de violences.
Beaucoup de personnes autour de moi me disent qu’elles s’en doutaient, qu’elles voyaient bien que mes parents n’étaient pas nets. Une part de moi a envie de leur demander ce qu’elles ont bien pu avoir à faire de plus important que d’appeler le 119 ce jour-là.

25 février 2022

Un an plus tard, j’apprends que l’enquête est classée sans suite, fautes de preuves accablantes. S., le gentil brigadier, est sincèrement désolée pour moi. Il me dit que le système juridique français n’est pas sans cause dans cette décision.

Je rencontre de nombreux avocats pour en savoir plus. Ils me disent que dans d’autres pays, on instaure une présomption de culpabilité dans les cas où un crime est systémique et où il y a une dysmétrie d’autorité entre les victimes et les accusés (ici, le lien parent/enfant). J’en veux terriblement à la justice française de ne pas s’adapter à la spécificité dégueulasse de notre société patriarcale.

Il est possible de faire appel, en rassemblant de nouvelles preuves, en contactant des amies d’enfance, des anciens instituteurs… Mais la tâche est éprouvante, elle représente une charge émotionnelle dantesque et il m’est de plus en plus dur de raconter régulièrement cette histoire sans me sentir vaciller.

Il faut alors peu à peu apprendre à vivre en se disant qu’il n’y aura pas réparation de la part de la justice, que les ogres ont gagné.

Un jour que je suis épuisée par cette affaire, mon amie Joëlle me dit au détour d’une conversation cette phrase formidable :

« Cette enquête est peut-être classée sans suite par la justice française, mais elle ne sera pas sans suite dans ta vie ».

C’est la raison d’être de ce présent texte. Que mon récit soit entendu par mes proches pour que ce type de crime ne reste ni tabou ni sans suite.

Pour faire de ce récit personnel un témoignage de plus pour une lutte collective et politique pour protéger nos enfants.

Pour encourager les victimes à parler, le gouvernement à repenser le système et les aidants à croire les victimes.

L’association Face à l’inceste met en place des actions formidables pour rendre le signalement des enfants en danger obligatoire et pour changer les lois – https://facealinceste.fr/

Je remercie toutes les personnes qui de près ou de loin m’ont apporté du soutien durant cette immonde affaire qui ne sera pas sans suite. Merci à Nous Toutes, pour la sororité brute. Merci aux amies et à la famille qui m’ont crue, qui m’ont permis d’étoffer les preuves en fournissant des indications sur le caractère violent et maltraitant de mes géniteurs.

Ressources essentielles

L’association Face à l’incestehttps://facealinceste.fr/

Enfance en danger (119) – https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F781

Collectif Nous Toutes – https://www.noustoutes.org/

2 Responses to “Il s’agirait de laisser les pères broyer en paix”

  1. Camilleuh April 16, 2022 at 7:44 am #

    Merci de ton témoignage, il ne sera pas sans suite en effet. Je t’aime fort ❤

    • Joelle April 20, 2022 at 9:37 am #

      Merci ! Nous avons parlé depuis au téléphone mais je réagis sur le fil car ton texte crée une communauté de personnes concernées ou qui décident de se sentir concernées même si elles n’ont pas été victimes elles-mêmes. Concernées par le fait qu’elles ont envie de vivre dans le même monde, la même ambiance à la fois confiante et inquiète, alors que ces traumatismes créent de telles ruptures, irrémédiables, entre les expériences de vie des un.e.s et des autres. Elles donnent d’ailleurs envie de relier les expériences de différentes violences subies sans les mélanger (les agressions…). Merci infiniment pour ce texte qui nous entre dans le coeur et le cerveau, merci d’être sans arrêt dans ce geste de partage, c’est comme un passage construit dans la souffrance, mais réparateur pour qui le lit, ce qui montre ta générosité!

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