“Mais à l’université les gens sont érudits, il y a moins de sexisme”
J’entends souvent cet argument venant de collègues ou d’amis qui ne travaillent pas dans le milieu universitaire.
Pourtant, depuis sept ans, je suis universitaire et je n’ai pas souvenir d’une seule fac où je n’ai pas été victime ou témoin de situations de harcèlement moral et/ou sexiste.
Je ne parlerai pas ici des causes structurelles qui font de l’université un creuset idéal pour le sexisme académique (plafond de verre, impunité, patriarcat exacerbé par la relation d’autorité entre les directeurs de thèse et les doctorantes…).
Je ne parlerai pas non plus du sexisme ordinaire, du paternalisme horripilant de ces vieux chercheurs qui me tapotent l’épaule en m’appelant “ma petite” et qui commentent ma robe et mon décolleté au lieu de commenter mes recherches.
Des chercheurs et des associations comme le CLASCHES l’ont déjà fait, et ce bien mieux que moi.
A la place, j’ai voulu montrer dans cet article ce que “fait” un burn out dû à des situations de harcèlement sexiste et moral à un chercheur. Je choisis ici de partager le témoignage d’une collègue qui a préféré garder l’anonymat.
J’aime ce qui dans ce témoignage montre l’infra-ordinaire du burn out, c’est-à-dire tous les éléments matériels, physiologiques, financier et triviaux qui sont d’habitude éludés par des termes juridiques et des descriptions d’événements.
Ce témoignage n’a aucune prétention scientifique, il vise simplement à raconter une expérience vécue et à alerter sur les risques psycho-sociaux à l’université dû au cocktail malsain malheureusement trop répandu : sexisme / impunité des agresseurs / loi du silence.
J’espère que cet article donnera du courage aux victimes pour parler.
A la fin de l’article je propose quelques outils pour essayer de briser ou du moins d’amoindrir la loi du silence.
Ce qui ne sera pas rendu
C’est un cas de harcèlement moral et de harcèlement sexiste.
Toute l’année il y a des crises de colères, des violences psychologiques, des remarques déplacées et humiliantes.
Les victimes en parlent au service RH. On constate la présence de risques psycho-sociaux au travail.
Un compromis est trouvé. Ils éloignent temporairement le collègue en faute.
Mais pas de sanction. Même pas de commission disciplinaire. Pas de dédommagement pour le préjudice subi pour les victimes. Pas de garantie non plus que l’agresseur ne va pas recommencer. Et il reste mon collègue dans le département.
On me déconseille de porter plainte à la police : “Ce sera ta parole contre la sienne et il est à l’université depuis plus longtemps que toi”. Je ne savais pas que la culpabilité s’érodait avec l’ancienneté.
Je suis trop fatiguée pour porter plainte à la police alors j’essaie de me contenter du compromis et de vivre avec cette boule d’injustice qui grogne près des tempes.
Mais le plus dur est à venir.
Il faut supporter les mots acides des collègues.
“Oui ça va il vous a pas violé quand même, c’était juste des mots, il aurait fallu vous imposer et vous défendre aussi”
“Elle a menti. Elle l’a dénoncé pour prendre sa place de responsable”
“Le pauvre homme, vous vous rendez compte, porter plainte contre lui, ça à son âge, vous n’avez pas de cœur”.
On me fait culpabiliser d’avoir rapporté au service RH des propos sexistes.
On me dit que je ne dois pas me plaindre car c’est déjà bien qu’on ait reconnu ce que j’ai vécu. On a pris des mesures, vous voyez, on vous permet de travailler un peu plus loin de l’agresseur.
On a tout réparé ?
Non.
On n’a pas réparé les nuits sans sommeil, les boules au ventre en passant devant son bureau, les angoisses nichées à l’intérieur de la gorge, l’envie de rien, la coulée poisseuse de culpabilité autour des tempes, les malaises un jour sur deux, les crises de paniques à s’en mordre la main pour ne pas hurler, l’éboulement intérieur. On n’a pas réparé les cernes sous mes yeux et mes ongles mordillés.
On n’a pas tout réparé, on a juste mis un peu de peinture sur un éboulement.
Le psychologue du travail dit “petit fléchissement dépressif”, il évoque des “risques psycho-sociaux” mais à l’intérieur je sais que c’est un éboulement. Je sens les pierres qui s’effondrent, les piliers qui se fissurent, le crissement mat du granit.
On m’a enlevé des parties de moi. Je n’aime plus ce que j’aime d’habitude. Pendant trois mois, je suis une coquille vide, un creux, un réceptacle à vide. Je ne veux rien, même dormir m’ennuie.
Je ne peux utiliser que la moitié de mes pensées. Je perds mes mots, je dis deux fois la même chose. Mes amis se moquent un peu.
Mon cerveau est apathique et latent. Dans mes mails professionnels, je fais des fautes d’orthographe à chaque ligne. Quand je dois écrire un article de recherche, mes pensées s’engluent et je retarde jusqu’au dernier moment le passage à la rédaction.
Avant, quand j’imaginais une personne faisant un burn out, je voyais un individu fatigué qui avait besoin d’une bonne semaine de sommeil loin de son ordinateur. En réalité, on est tellement hors de soi-même que même le sommeil paraît éreintant.
Il me manque des morceaux de ma personnalité. Je suis amenuisée, émoussée, comme une pointe de couteau sur la pierre à aiguiser. Les larmes sont proches à chaque fois que le réel se manifeste, même calmement. Ma personnalité s’écoule de moi-même comme un fleuve trop longtemps contenu. Si ce n’était pas aussi douloureux, ce serait presque fascinant à observer. Je me vois paisiblement me déconstruire, pierre après pierre. J’adorais cuisiner. Maintenant je n’éprouve plus aucun plaisir à l’idée de préparer un repas. Je ne reste plus que le témoin de moi-même, une morne sentinelle qui vérifie que le corps que j’occupe se nourrit et dort de temps en temps. Je n’ai même plus la force de m’indigner. Je me laisse couler dans l’apathie.
Et matériellement, ça représente quoi, un burn out ?
On en parle très peu, mais tout le bricolage qu’on achète un peu au hasard pour ne pas s’effondrer a un coût non négligeable.
On ne me remboursera pas les séances chez le psychologue, les comprimés de magnésium (la plaquette dans mon sac à main, tel un doudou en forme de complément alimentaire), les paquets de Pepitos engloutis à 3h du matin entre le cauchemar et l’insomnie, l’achat de livres sur le harcèlement au travail, les trois séances à 70 euros chez l’ostéopathe pour le dos qui est comme une plaque de marbre.
J’estime que mon burn out m’a coûté à peu près 340 euros. Pour le moment.
Plus grave encore, on ne me rendra pas non plus tous les moments de vie quotidienne. Des amis m’invitent à boire un verre. Je ne suis même pas en mesure de sortir de mon lit. C’est arrivé trop souvent. Qui me rendra ce temps de vie volé, ce coma social, ma joie mise entre parenthèses ?
La première étape, c’est de se rendre compte que ni l’université, ni aucune institution ne me le rendra.
Et de trouver des moyens de me le rendre par moi-même, de me rembourser de ces trois mois de vie. Comment ne pas devenir aigrie ? Comment ne pas se consumer de colère ? Comment ne pas devenir dégoûtée, allergique au travail et renâcler à la tâche ? Et surtout comment soigner les fissures et reconstruire les piliers ?
Il doit bien y avoir des petites stratégies pour se rembourser au quotidien ? De temps en temps, arriver une heure plus tard au travail, flâner au parc entre deux cours. Prendre davantage le temps de discuter avec les collègues précieux. Les collègues merveilleux, empathiques et altruistes, qu’on a rencontré dans l’épreuve. Car il y en a, et c’est à peu près la seule belle surprise de cette épreuve. Avec eux, on réussit à collaborer de façon bienveillante sans tomber dans la complaisance. On apprend à être aussi exigeant qu’altruiste. Par de longs débats sur le care et sur les façons les plus pertinentes de travailler ensemble, on retrouve du sens à notre engagement dans les sciences sociales. On comprend que la sensibilité n’est pas la sensiblerie mais une voie qui mène à des témoignages qui peuvent faire changer les points de vue et faire ricocher l’empathie.
Pour l’argent, c’est plus compliqué, on ne me le rendra pas. Il faut vivre avec cette boule d’injustice dans le ventre. Alors je peux me rembourser en enlevant un peu de temps de travail. Transformer du temps de travail en temps de vie, et réfléchir à une façon plus légère de travailler. Retrouver du sens au travail.
Se découvrir maçon de soi-même et panser les pierres. Redécouvrir des piliers insoupçonnés.
Par l’écriture, retrouver une puissance d’agir. Mon témoignage n’est pas un stigmate, c’est un radar qui me permet d’être plus attentive. Si cela arrive à des collègues, je saurai peut-être les guider, du moins les soutenir, je connais la voie et les étapes.
Je tire étrangement de cette expérience une force coriace et un engagement résolu à ne plus me taire.
Mais ne pas céder non plus à l’injonction à la résilience. Ce qui a été vécu est indéniablement dur. L’éboulement ne s’arrête pas par la simple volonté.
Le plus dur commence alors. Gérer adroitement l’acceptation d’avoir été amoindrie et la féroce envie de rattraper sa vie.
Et tirer des enseignements issus de l’expérience.
***
Heureusement il y a tout de même des instances efficaces à l’université :
-l’association CLASCHES contre le sexisme : https://clasches.fr/
-le registre “santé et sécurité au travail” dans chaque département et/ou au service RH responsable de la santé au travail
-le/la service des RH dédié à la santé et à la sécurité au travail
-le/la responsable “Egalité femme-homme” de l’université
-la médecine du travail
-possibilité selon les universités de rencontrer le psychologue du travail
Plus les victimes et témoins en parlent, plus l’omerta s’émousse : http://www.liberation.fr/france/2018/07/09/harcelement-sexuel-a-lyon-ii-le-professeur-fait-appel-la-fac-veut-briser-l-omerta_1665192

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