“Il arrive quand le prochain courant artistique ?” – Les gens dans les musées

23 Mar
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Qu’il est bon parfois d’enlever ses lunettes de muséologue, de s’asseoir sur un banc dans un musée de beaux arts et de regarder passer les gens.
Ne plus les appeler des “publics”, ne plus évaluer les dispositifs de médiation culturelle qui leur sont proposés, mais juste regarder ces humains venus passer un bon moment un dimanche après-midi.
Au-delà de la délectation esthétique, j’aime regarder les comportements triviaux et quotidiens, les écouter se poser des questions étonnantes que pourtant ils n’oseront pas poser à un médiateur culturel de peur d’écorner les usages érudits et l’habitus savant de la visite muséale.
Et que font-ils pendant leur visite au musée ? Depuis que j’ai l’âge de visiter des expositions, je participe et j’assiste à un nombre étonnant de petits jeux visuels :
Comparer les coiffures du passé avec la mode actuelle, s’étonner en riant devant la façon de dessiner les bébés à la Renaissance, regarder attentivement les fesses des Vénus à la recherche de la parfaite callipyge, disserter avec philosophie sur la taille des attributs masculins des Kouros, prendre une photo d’un détail pour faire une blague à un ami, comparer le visage du démon sur le triptyque médiéval avec Chantal de la compta, jouer à “Où est Charlie” devant Le jardin des délices  de Jérôme Bosch (ou plutôt à la variante : “Où est la framboise géante ?”), compter les squelettes dans Le triomphe de la mort de Brueghel…
Devant Las meninas de Velasquez au musée du Prado, j’ai entendu au moins 88 fois la phrase suivante : “Oh je me souviens j’ai étudié ce tableau en cours d’espagnol en 4é, ça parlait de mise en abyme je crois”. Je suspecte d’ailleurs que Las meninas n’a pas été peint par Velasquez mais que c’est un complot sournoisement ourdi par la confrérie des profs d’espagnol de 4é B pour aborder avec leurs élèves le motif de la mise en abyme.
Et lorsque je m’assoie sur un banc, j’entends souvent des remarques qui me ravissent. En voici quelques unes, glanées au hasard :
-“Il arrive quand le prochain courant artistique ?”
-“Les gens au Moyen Age, ils avaient vraiment cette tête-là ? Avec le menton pointu, le teint blafard et l’air dépressif ? Ou c’était juste les canons de beauté de l’époque, les façons de représenter les visages ?”
-“Si on est genre très très riche, on peut acheter un tableau ? Mais genre très très riche ?”
-“Non mais moi je veux pas lire la correction [en parlant des cartels], je veux garder mon émotion” 
-“Non mais quand est-ce qu’ils vont enlever les formulations racistes et sexistes des cartels ?”
Et je vous passe tous les étonnement liés à la taille des membres virils des statues grecques, qui composent bien 75% des remarques muséales à voix haute, 50% des photographies en gros plan et 85% des rires gênés adolescents (selon une enquête menée par moi-même de façon scandaleusement empiriste depuis 29 ans et s’appuyant sur un panel absolument pas représentatif des publics de musées).
Mais revenons aux motifs des nourrissons dans les tableaux de la Renaissance.
Celles et ceux qui ont visité des musées de beaux arts avec moi connaissent ma passion sans borne pour le concours du “tableau contenant le bébé le plus moche”. Et force est de constater qu’ils sont souvent exagérément joufflus, musclés ou disproportionnés.  Ils ont régulièrement l’air d’avoir été bouillis puis drogués. J’aurais adoré avoir une visite guidée qui m’explique la raison de ces représentation, malgré l’aspect trivial de ma question.
Justice est désormais faite, car le Tumblr Ugly Renaissance Babies rend hommage à tous mes étonnements muséaux et aux théories fumeuses pour savoir comment des maîtres de la Renaissance pouvaient exceller dans le sfumato tout en étant incapable de représenter un nourrisson de façon tant soit peu vraisemblable.
Je rêverai d’une médiation culturelle qui répondrait à toutes ces interrogations décalées, et qui grâce aux connaissances en histoire de l’art et en culture visuelle, offriraient des réponses savantes à ces questions marginales mais non dénuées d’intérêt, parfois considérées comme peu légitimes.

S’il-vous-plaît, pas Vincent Delerm

15 Feb

Ce matin, en prenant mon café, j’apprends que Philippe Caubère est mis en examen pour viol sur mineures. 

Pour moi qui ait découvert le théâtre par ses seuls en scène, qui ait rêvé de l’âge d’or du théâtre de la Cartoucherie de Vincennes, ça a été un choc. Et puis en fait non. Car comme je l’ai lu quelque part sur Twitter, il faudrait plutôt faire la liste des hommes qui ne sont pas accusés de violence, ça irait plus vite. 

Et puis je me suis demandée qui serait le prochain. Quelle idole d’enfance allait être brisée de nouveau par le témoignage d’une actrice. Quel recoin confortable de mon habitus culturel allait être remué. 

Je ne sais pas pourquoi mais j’ai pensé à Vincent Delerm. Je crois que je m’effondrerai si je le savais auteur de violence.

Parce qu’à mes quatorze ans, je cachais un terrible secret. A l’heure où mes amies écoutaient Avril Lavigne et Linkin Park, je collectionnais les CD de Vincent Delerm. J’avais bien conscience du fait que je n’étais pas du tout le public cible et que la majorité de ses fans était des trentenaires parisiens ; mais du fin fond de mon collège campagnard, j’aimais son piano tantôt mélancolique, tantôt sautillant. J’aimais sa façon de décrire des tranches de vie des générations qui n’étaient pas la mienne. J’aimais son air un peu désinvolte et sa passion pour François Truffaut. J’aimais sa description tendre et ironique du festival d’Avignon. Son amour de l’infraordinaire, du petit détail. Il me faudra attendre de vivre à Paris pour comprendre toutes les références de ses chansons. Vincent Delerm, c’était mon safe space pendant l’adolescence, un cocon de piano et de paroles bien trouvées. Un secret musical bien gardé. Je m’y sentais chez moi.

C’est idiot, mais je crois que si j’apprenais qu’il était mis en examen pour viol, c’est une partie de mon enfance qui s’effondrerait. 

Alors pour le moment, je retiens ma respiration avant l’ogre suivant derrière le prochain #metoo. 

Que faire des beaux souvenirs d’enfance ?

1 Dec

Que faire des beaux souvenirs d’enfance ?

La question semblera évidente pour qui a eu une enfance légère. 

Il suffit de garder ces souvenirs au fond de soi comme un réservoir de douceur quand les temps sont lourds.

Mais quand l’enfance a été griffée par des ogres, on est parfois tentés de mettre tous ces souvenirs dans un grand sac, de le balancer par la fenêtre et de tout oublier des années passées. 

Parce que ça simplifie la thérapie comme le quotidien.

Et pourtant, quelque chose en moi à envie de se souvenir des cerisiers de mon enfance et du hamac qui les relie, du gros chat roux qui se roule en boule sur mes genoux et des charlottes à la framboise.

Mais comment faire quand ces beaux souvenirs sont pollués par la présence sourde des ogres tout près, 

comme le ver dans le fruit, 

comme un voile glauque et soudain sur une image sépia.

Pendant longtemps j’ai tout jeté à la poubelle, 

je ne voulais rien garder des ogres dans ma mémoire. 

Mais je ne savais pas qu’en faisant cela, j’assècherai l’enfance en moi. 

Que je me couperai d’une part très forte de qui je suis.

Peu à peu, j’ai appris à apprivoiser ces souvenirs, 

à accepter qu’à côté des cerisiers il y aurait un gouffre, 

qu’à côté du gros chat roux il y aurait une fiole empoisonnée, 

que la charlotte aux framboises est délicieuse même si cuisinée par les mains des ogres. 

J’apprendrai à marcher sur le bord de la falaise.

L’équilibriste que je suis devenue marche droit devant elle, en respirant pleinement ces souvenirs troublés mais authentiques. 

J’ai mis des années pour y parvenir, ce n’est pas toujours facile, 

mais 

le jeu en vaut la chandelle.

La pluie qui se trompe

26 Oct

Je dépose ici un texte que j’ai écrit et qui a été lu lors de la scène ouverte du 8 février 2023 à l’Instant Coquelicot. Ce texte vient d’un sentiment d’injustice profond face à l’existence de la pluie.

Ce serait très important, le temps d’une journée, que la pluie se trompe. 

Il y a encore beaucoup de pluies à inventer.

Essaie d’imaginer, dans le frimas de février, une longue averse d’eau chaude, 

Une bouillotte brûlante, comme les douches moelleuses en hiver.

Des flaques fumantes. 

Et au début de l’automne, une averse de lumière,

Des millions de gouttes qui scintillent dans le blizzard.

Des nuits au goût de feu d’artifice. 

Ta petite sœur n’a plus peur du noir. 

En avril, c’est la saison des pluies colorées

ça commence par la mandarine, des giboulées de mars ambrées

ça laisse sur ton bonnet un frisson d’enfance, et de tarte aux pommes. 

Un brouillard fruité. 

Les enfants s’en maquillent les joues avec une joie frondeuse

Jusqu’à ce que leur regard sente le safran et la fleur d’oranger

Si on sait lire le ciel étoilé, demain ce sera la pluie de myrtilles, la neige d’écureuils et la grêle de noisettes. 

A chaque nouvelle Lune, c’est le moment de l’averse de lierre et d’améthystes. 

La pie du village les attrape au vol 

Et trois belettes se roulent dans les flaques caillouteuses. 

Mais tu préfères le solstice d’été, car tu entends ta première pluie sonore.

Quand les gouttes heurtent le sol, c’est un concerto liquide.

Dans chaque percussion, résonne la musique secrète des nuages. 

Tu danses sous la pluie en sifflotant

Demain, tu devras faire attention aux averses amères. 

Ne sors jamais sans ta capuche, pendant la pluie de cafards. 

Par bonheur, elle ne tombe que sur les affreux, les macho, les radins… et sur Darmanin. 

Sur tous les Darmanin d’ailleurs : Une pluie d’eczéma

Et un orage de petits poignards recourbés

Et quand Darmanin est recouvert jusqu’au cou

On entend gronder les orages de piquets de grève. Un crachin de révolte qui rentre jusque dans tes os. Une brume sans peur qui demande justice. Et qui n’oublie pas que la tendresse est politique.

Les années bissextiles, souvent, il pleuvra des regrets et des souvenirs. 

Alors tu devras bricoler un solide abri pour savourer la nouvelle pluie. 

Une chambre à soi. 

Un cocon au creux des arbres, un recoin moussu. 

Une cabane à fleur de canopée, en haut du chêne vert

Dans le tronc centenaire, niche la poignée d’écureuils que tu as recueilli. 

Quatre remparts de livres réchauffent les murs.

La cheminée berce les souriceaux qui hibernent, roulés en boule. 

Ta guitare, près du feu, a l’oreille absolue. 

Quand tu joues les premiers arpèges.

Elle a ce son cuivré qui réveille l’hiver. 

Mais qui laisse aussi vivre les accords mineurs.

Chacune de ces pluies vient te bercer. 

Tu dégustes l’orage comme un concert. 

La grêle de punaise est formellement interdite.

Tu tends l’oreille, c’est la musique des gouttes brûlantes qui crépitent sur le noisetier du toit. 

C’est ta première pluie de thé au jasmin. 

Tu commences à vivre à plein temps.

Et les bougies, fraîchement éteintes, ont un parfum de miel. 

Et les bougies, fraîchement éteintes, ont le parfum du ciel.

Il s’agirait de laisser les pères broyer en paix

13 Apr

Trigger warning : tout ce qui est violent dans ce monde, ou presque

Au réveil, je reçois un coup de téléphone du commissaire de la gendarmerie de H****. Sa voix calme et froide m’annonce que je suis convoquée pour être entendue au plus vite en tant que témoin dans une enquête. Je crois d’abord à un canular téléphonique et je raccroche. Mais le commissaire me rappelle :

30 octobre 2020

-Votre sœur a porté plainte contre vos parents. Après un épisode d’amnésie post traumatique, des souvenirs sont revenus. Elle accuse vos parents. C’est très grave.

-Grave comment ?

-Je ne peux pas vous expliquer pour le moment. Je peux juste vous dire que c’est très ancien et très grave. Ça relève du pénal.

Le commissaire raccroche. Cinq mois passent. Cinq mois à me demander ce qui se cache derrière ces faits très graves.

Une part de moi n’est pas très étonnée. Je ne parle plus à mes parents depuis dix ans. Ils ont été maltraitants et défaillants. J’ai le souvenir d’une enfance pétrie de violences verbales et psychologiques, d’humiliations et de crises de colères injustifiées. Le genre d’enfance qui ne m’a pas donné le goût de mettre les pieds aux repas de Noël suivants. Pour autant, je me demande ce qui se cache derrière cette plainte.

24 février 2021

J’enquête peu à peu et j’en apprend davantage, même si pour des raisons de confidentialité, tout ne m’est pas dit. Mais j’entends des mots que plus jamais de ma vie je ne voudrais croiser d’aussi près : prescription, correctionnaliser, pédocriminalité, assistance juridique, inceste, syndrome post traumatique, amnésie…

Je suis reçue au commissariat, à la brigade des mineurs.

S., le brigadier, a un regard doux et malicieux. Il a un pull Sea Sheperd et une barbe de trois jours qui semble dire que c’est un bon gars. Le genre de papa poule qui fait des crêpes les dimanches de pluie. Il m’est immédiatement sympathique. Il me propose un café et fait quelques blagues moyennement drôles. Je me force à rire, mais de bon coeur parce que je pressens que la suite sera nettement moins fun. Il me parle avec une douceur étrangement précautionneuse. Je me dis tout de suite que ça cache quelque chose, cette démesure d’attention. On n’est pas aussi adorables, d’habitude, dans un commissariat.

Je lui demande ce qu’on fiche dans la brigade des mineurs étant donné que je suis adulte.

S. a soudain un air absolument désolé. Il prend une grande respiration, regarde un peu ses pieds, puis me dit que les faits ont eu lieu durant notre petite enfance, pour ma sœur et moi. A mon tour de le regarder avec un air étonné. Mais la victime, c’est uniquement ma sœur, non ?

S. prend un regard encore plus désolé. Il me tend le dépôt de plainte rédigée par ma sœur. Le document est très long, je mets presque une heure à le lire. Les motifs de la plainte rédigés par ma sœur sont terribles. Je décide de porter plainte à mon tour, m’appuyant sur des souvenirs de violences psychologiques. Je fournis des preuves : attestation de mon psychologue, journal intime, photographies d’enfance. Mais S. me dit que cela ne suffira peut-être pas à ce que le procès aboutisse à une condamnation de mes parents.

Quand je ressors du bureau, je suis prête à m’effondrer.  

Par chance, toute une armada d’associations et de bénévoles est là pour m’accompagner. Ils ont pavé le sol sous les pieds pour que je ne m’engouffre pas. Je ne les remercierai jamais assez : les bénévoles de France Victime, l’association Face à l’Inceste, la psychologue du commissariat et la juriste qui prend le temps de traduire en langage courant les termes barbares du droit français.

Mais je suis tout de même effondrée, car même si les anxiolytiques me permettent de garder forme humaine, je ne peux pas m’empêcher de penser aux statistiques nationales :

   Un enfant sur dix est victimes d’inceste.

   1% des agresseurs seulement sont condamnés.
6,7 millions de victimes.

Dans le même temps, je fais du baby sitting chez des amies. Le fait de m’occuper d’enfants aussi jeunes me donne le tournis car je n’arrive pas à me sortir les statistiques de la tête : un enfant sur dix, un sur dix, un sur dix…

J’interviens pour le travail dans une classe de trente étudiantes : trois sur trente, trois sur trente, trois sur trente…

Je me sens complètement démunie. Je me dis que ce que j’ai vécu arrivera forcément à d’autres enfants et que trop peu de choses sont mises en place pour y remédier.

J’essaie de trouver des réponses dans la littérature scientifique. Je lis Le berceau des dominations, anthropologie de l’inceste de Dorothée Dussy. Le passage ci-dessous me glace le sang :

« À la faveur du réel, et de la banalité des abus sexuels commis sur les enfants, l’inceste se révèle structurant de l’ordre social. Il y apparaît comme un outil de formation à l’exploitation et à la domination de genre et de classe. Cinq ans d’enquête ethnographique sont restitués dans cet ouvrage : un voyage subversif au cœur de familles que rien, ou presque, ne distingue des vôtres. »

L’autrice explique de quelle façon la société patriarcale actuelle laisse une liberté immense aux pères pour abuser de leurs femmes, de leurs filles, de leurs nièces.

Je suis choquée de me rendre compte que le sujet est aussi tabou malgré la banalité de ce crime.
Pire encore, la puissance de ce tabou m’est confirmée lorsque je partage ce récit à des amies ou à des membres de ma famille. Si certaines personnes réagissent avec empathie et bienveillance lorsque j’évoque cette enquête, d’autres restent dans le déni (Ce n’est pas possible ! Des gens aussi aimables !) ou pire, dans l’agression : Cesse donc de tourmenter tes pauvres parents !

J’ai beau leur indiquer, statistique à l’appui, que les incestes sont fréquents et que les fausses accusions sont rarissimes, ils restent persuadés que je suis une fauteuse de trouble, uniquement là pour briser leur idéal de famille unie, de long fleuve tranquille chez les Le Quesnoy.  Certains s’inquiètent davantage de la réputation de la famille que de la violence de la plainte.


Ces gens-là n’ont pas vu les « JE TE CROIS » placardés par les collectifs féministes sur les murs de nos villes.


Et peu à peu, je comprends. Mon récit dérange, il vient créer une faille terrible dans leur quotidien. Il insuffle dans leur imaginaire de famille joyeuse la possibilité de l’arrivée d’un ogre vorace qui déchiquète tout.

Quand on entend ce récit, tout vrille : nos repères, nos valeurs, notre sentiment de sécurité. C’est une sensation immonde. La rubrique faits divers du journal qui débarque dans ton quotidien. Ils ne sont pas prêts à l’entendre. Une part de moi arrive à les comprendre. Une autre part est révoltée et dégoutée de leur peu d’empathie face à des violences faites aux enfants.

« Il s’agirait de laisser les pères violer en paix », c’est que tous ce ces gens-là semblent me dire.

Et pourtant, il s’agirait d’écouter ces récits, aussi terribles soient-ils, pour protéger nos enfants, pour être attentif et faire des signalements s’il le faut.

On me dit : Ce sont vos histoires de familles, je ne veux pas m’en mêler.
Je réponds, comme tant d’autres l’ont dit avant moi, que l’intime est politique et qu’il est nécessaire de savoir que l’on peut téléphoner au 119 (Numéro d’Urgence – Enfance en danger) quand on pense qu’un mineur est victime de violences.
Beaucoup de personnes autour de moi me disent qu’elles s’en doutaient, qu’elles voyaient bien que mes parents n’étaient pas nets. Une part de moi a envie de leur demander ce qu’elles ont bien pu avoir à faire de plus important que d’appeler le 119 ce jour-là.

25 février 2022

Un an plus tard, j’apprends que l’enquête est classée sans suite, fautes de preuves accablantes. S., le gentil brigadier, est sincèrement désolée pour moi. Il me dit que le système juridique français n’est pas sans cause dans cette décision.

Je rencontre de nombreux avocats pour en savoir plus. Ils me disent que dans d’autres pays, on instaure une présomption de culpabilité dans les cas où un crime est systémique et où il y a une dysmétrie d’autorité entre les victimes et les accusés (ici, le lien parent/enfant). J’en veux terriblement à la justice française de ne pas s’adapter à la spécificité dégueulasse de notre société patriarcale.

Il est possible de faire appel, en rassemblant de nouvelles preuves, en contactant des amies d’enfance, des anciens instituteurs… Mais la tâche est éprouvante, elle représente une charge émotionnelle dantesque et il m’est de plus en plus dur de raconter régulièrement cette histoire sans me sentir vaciller.

Il faut alors peu à peu apprendre à vivre en se disant qu’il n’y aura pas réparation de la part de la justice, que les ogres ont gagné.

Un jour que je suis épuisée par cette affaire, mon amie Joëlle me dit au détour d’une conversation cette phrase formidable :

« Cette enquête est peut-être classée sans suite par la justice française, mais elle ne sera pas sans suite dans ta vie ».

C’est la raison d’être de ce présent texte. Que mon récit soit entendu par mes proches pour que ce type de crime ne reste ni tabou ni sans suite.

Pour faire de ce récit personnel un témoignage de plus pour une lutte collective et politique pour protéger nos enfants.

Pour encourager les victimes à parler, le gouvernement à repenser le système et les aidants à croire les victimes.

L’association Face à l’inceste met en place des actions formidables pour rendre le signalement des enfants en danger obligatoire et pour changer les lois – https://facealinceste.fr/

Je remercie toutes les personnes qui de près ou de loin m’ont apporté du soutien durant cette immonde affaire qui ne sera pas sans suite. Merci à Nous Toutes, pour la sororité brute. Merci aux amies et à la famille qui m’ont crue, qui m’ont permis d’étoffer les preuves en fournissant des indications sur le caractère violent et maltraitant de mes géniteurs.

Ressources essentielles

L’association Face à l’incestehttps://facealinceste.fr/

Enfance en danger (119) – https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F781

Collectif Nous Toutes – https://www.noustoutes.org/

Percevoir le temps au pays des synesthètes

23 Feb

Synes

Suite à mon précédent article sur la synesthésie, on m’a demandé les couleurs et les textures liées à ma représentation du temps. En voici une description approximative, mais comme dit l’expression, traduttore, traditore. 
 
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Dans mes représentations mentales, le temps a une forme, une couleur, une texture, une personnalité et même des émotions. Les différentes durées temporelles m’apparaissent aussi réelles que des personnes, avec leur lot d’attrait, d’hostilité et d’étonnement.
Les secondes m’apparaissent comme de minuscules cerises vertes que l’on envoie rouler au loin simplement en respirant.
J’aimerais que l’on parle du temps en secondes, et non en heures ou en jours. On verrait alors les énormités de la vie : le temps infini à s’ennuyer dans la salle d’attente du médecin, les millions de secondes durant lesquelles on va aimer quelqu’un. J’ai toujours pensé que la lucidité dérangeante de la seconde, bien que peu pratique pour la logistique quotidienne, donnait à voir la véritable qualité du temps, sa fragilité.
La minute ressemble à un fruit mûr, une grosse grenade maladroite, retenant sous sa peau un nombre trop important de cerises-secondes. Déjà, quelque chose ne fonctionne plus au royaume du temps. La minute se déplace laborieusement, elle a mal digéré son flot de secondes, ce qui la rend à la fois ridicule et touchante.
Tout est oublié quand on passe à l’heure. On lui pardonne son indigestion de grenades-cerises. C’est un gros melon content de soi mais qui n’a pas grand chose à raconter. Elle a déjà pris toute la place dans notre société.
Le mot “journée” m’évoque un grand radeau indolent qui navigue sur les fleuves calmes des semaines puis des mois.
“Années, décennies, siècles, millénaires” : de moins en moins de couleurs et de textures sont associées. Leur image est sortie des livres d’histoire et de géologie. Je les vois en typographie Times New Roman, d’un noir un peu délavé, avec en arrière-plan les images canoniques des frises chronologiques ethnocentrées de l’école primaire : quelques dinosaures, invention de l’agriculture, invention de l’écriture, la naissance de Jésus comme un point nodal choisi de façon complètement aléatoire, Saint-Louis rendant la justice sous un chêne, un chapelet de guerres, trop peu de temps à parler de la Commune de Paris….

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45mn – C’est une pierre rouge concave qui crie les 15mn qui lui manquent pour atteindre l’harmonie de l’heure entière.
15mn – C’est une brique chatoyante et têtue qui ne tient jamais ses promesses. On ne fait jamais rien de constructif en 15mn.
20mn – C’est la plus fiable des formes. C’est une barque de bois, solide et sereine. On est jamais déçu par un créneau de 20mn : une consultation médicale sereine peut s’y loger et c’est un temps de transport honnête pour aller au travail.
60mn – C’est une boule dorée, solaire et chaude, qui se range gentiment dans les glissières de la salle de bowling du temps. Elle est recouverte de ce duvet délicat et dru que l’on trouve sur les balles de tennis.

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La couleur des chiffres ne varie pas souvent :
1 – noir
2 – jaune
3 – rose
4 – bleu
5 – rouge
6 – gris comme une aiguille de seringue
7 – indéfini
8 – marron
9 – beige
10 – blanc ou noir
Ne cherchez pas à argumenter, le 5 reste et restera toujours rouge.

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Certaines minutes impaires sont violettes. J’ai une affection profonde pour les périodes de 37 et de 13 minutes que l’on voit dans les horaires de train : arrivée à 18h21, départ à 21h37 pour le TGV à destination de Montpellier Saint Roch. J’aime arriver aux minutes impaires, je me sens hors du temps, loin de l’autorité des dizaines. Je programme plus volontiers mon réveil à 8h03 ou à 7h57 qu’à 8h00.
13h est une heure ingrate et étonnante. Je ne sais pas trop quoi en faire dans le créneau 12h-14h de la pause méridienne. Je ne me l’explique pas, mais les jours où je déjeune à midi, me remettre au travail à 13h m’apparaît bizarrement aussi triste que de se coucher à 19h un samedi soir. J’arrête souvent de travailler à 13h10 pour ne plus y penser et me remettre à la tâche à 14h. C’est ma seule superstition numérique.
Je pense que pour créer l’anarchie dans un lycée, il suffirait de demander aux enseignants de donner uniquement des cours de 38mn. Personne ne sait quoi mettre dans 38mn.
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“Haïkus sans fleurs de cerisier”, recueil de poésie infraordinaire

18 Sep

Je poste ici mon recueil de haïkus expérimentaux, à mi-chemin entre le carnet de voyage et l’autobiographie. Fruit d’un travail d’écriture de huit ans, j’ai choisi la forme du haïku pour saisir d’infraordinaires moments. J’ai essayé de conserver la trace des images traditionnelles que le haïku japonais a l’habitude de traiter.

J’envisage à terme de les publier, toute proposition éditoriale est la bienvenue.

Bonne lecture

De l’enfance et des ogres

 

Fauteuil en cuir brun

Bien trop confortable

Il t’a englouti !

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Boucle du grand huit

Des cris. Des cheveux

Précèdent les rails

/

Ont faim les chardons

Dévorent les mollets nus

Des enfants qui jouent

/

Plantes sur la dune

Semblables à du foin. Broutées

Par le haut des vagues

/

L’arbre pour l’enfant ?

Un prétexte à cabane

À tailler des flèches

/

Déjà plus l’automne

Novembre est inutile

Noël est bien loin

/

Chaude et protectrice

La voix de l’actrice

Répare les verres

/

Les mamies d’antan

Enfournant le lourd pain blond

Et puis l’amour brut

/

Guettant la porte

Ça fait plus mal que le deuil

Son chat disparu

 

La densité du temps scolaire

 

Fraîchement rasés

Les jeunes garçons aux joues

Ont quelques coupures/

/

Partiel de philo

Calme. Dehors l’employé

Passe la tondeuse

/

Elles boivent un déca

Chevelures innocentes

Les deux lycéennes

/

Ces débris antiques

Amphores enfouies sous la mer

Comment les compter ?

/

Toujours dessinée

La cicatrice au poignet

Lui reproche un peu

/

Il croyait en l’art

À force il ne voit plus que

Du patrimoine

 

Les lieux sans âme

 

Dans l’arrière-cour

Pourquoi ces frigos cassés,

Chaussures trouées ?

/

Toutes le même goût

Les confitures d’hôtels

Étrange hasard ?

 

L’hiver feutré

 

Bottes éclaboussées

Flaques de grêlons

Dans la nuit gercée

/

Dimanche matin

L’éternité dans la neige

Attendra le bus

/

Et les grands s’agitent

Autour des coussins soyeux

Le chat gris s’endort

/

Elles font trois pas

Les étoiles d’Orion

Sur la nuit bleutée

/

On voit au sommet

Les anneaux de Saturne

Sur les pics neigeux

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Jamais le Soleil

Ne cèdera à la Lune

Été islandais

/

La Terre aplatie

Interdit la nuit d’été

Aux contrées du Nord

/

L’amour c’est pour eux

Les vacances de l’âme

Légers pas dans l’herbe

/

Ici le Soleil

Veille sur la nuit. L’enfant

N’a plus peur du noir

 

Haïkus du chemin

 

Cliché japonais

Cependant vous me touchez

Fleurs de cerisier

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Bruit sec de branches

Pour faire un bâton de marche

Oiseaux s’envolent

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Vaches placides

Dans la ferme à l’aurore

Cheval détale

/

Douce sous mon dos

L’herbe grasse du printemps

Où part le soleil ?

/

Eclair de chaton roux

Roule autour du cerisier

S’endort en boule

/

Elle voit le monde

Avec un regard nouveau

Ils disent handicap

 

Le Soleil au sud

 

L’épave rouillée

Terrain de jeu en silence

Légers poissons bleus

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Il gâche la vue

L’arbre de la terrasse

Sans cacher l’été

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Les poulpes sèchent

Et sur la corde à linge

L’apéro frémit

/

Un silence aigu

Vibre au fond du sac

Attend un texto

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Sculpture en cheveux

Équilibre de forces

Chignon de l’actrice

Un monde bavard d’associations : traversée d’un quotidien synesthésique

26 Nov
2014-05-03 14.48.50
Après de nombreuses discussions avec des amis synesthètes et non-synesthètes, j’ai eu envie de dépeindre le quotidien des personnes sujettes à ces types de perceptions en racontant mon témoignage. Aucune prétention scientifique, cet article propose simplement un récit subjectif de la synesthésie dans ses aspects les plus quotidiens et infraordinaires.
Je garde un souvenir étonnant du jour où, au lycée, notre professeure de français nous fit étudier Rimbaud puis Baudelaire. Au programme figurait le traditionnel sonnet sur la couleur des voyelles. Rire étouffé de ma voisine de classe. Mais quelle drogue dure prenait donc Rimbaud pour associer des couleurs aux lettres ?
Pour ma part je ne disais rien, je réfléchissais à ce que j’aurais dit à Rimbaud s’il avait encore été ce monde :
“Cher Arthur, moi aussi, depuis que je sais lire et peut-être même avant, je vois des voyelles écarlates et colorées. Ces couleurs crient et s’imposent. Je te comprends, pour moi aussi le “i” est rouge pourpre, presque piquant. Il est comme une aiguille stridente, acide et bougonne. Par contre, je perçois différemment les autres voyelles : le “e” est aérien et argenté comme un scintillement de métal, le “o” est noir et pâteux, le “a” brille d’un jaune franc et sincère, quant au “u”, il a une couleur fourbe : une sorte de bleu gris insaisissable et mélancolique. Je ne l’aime pas trop. Les nasales “on”, “in” et “an” sont respectivement verte, rouge et jaune.
Mieux, ces lettres ont également un caractère : certains empâtements du “t” lui donnent un air pédant et perfide. Certains “a” sont joyeux lorsqu’ils sont tracés avec des pleins et des déliés. Ils ont toute ma sympathie. Ce n’est heureusement pas immuable. Chaque typographie est pour moi un saut dans l’inconnu, une redistribution totale des personnalités des lettres. Je ne saute pas impunément du Garamond au Cambria.”
D’après plusieurs recherches, ma synesthésie combine les caractéristiques suivantes : graphème-couleur (les lettres sont perçues comme colorées), personnalisation ordinale-linguistique (les lettres et des chiffres ont des personnalités) et synesthésie numérique (les nombres sont alignés dans un axe vertical).
Quand je dois faire une opération de calcul mental, les chiffres se déposent devant mes yeux selon un axe vertical et se répartissent tranquillement dans l’espace. Je suis mon propre dispositif de réalité augmentée.
Ajoutons-y une tendance excessive à la paréidolie et à l’hypermnésie et vous obtiendrez un cerveau un peu fou capable de gagner à tous les jeux de société qui demandent d’inventer des associations d’idées au kilomètre.
Il en découle également une capacité à créer des métaphores bigarrées et des associations d’idées étonnantes.
Je ne sais pas vraiment d’où elles viennent, elles apparaissent spontanément.
Paréidolie
La paréidolie est quotidienne : toute forme perçue se verra immédiatement attribuer une personnalité, une histoire particulière et une ambiance. Pas simplement les nuages, mais aussi les courbes du sèche-linge, les boulons dans les stations essence, les poignées de portes et les tuiles brisées. Ce nœud dans la bois sur la poutre de mon plafond aura à peine été perçu qu’il aura déjà un nom, un univers propre, une mythologie et un récit personnel. Le cerveau agit comme une énorme machine à créer des cosmogonies et à rajouter les liens superflus. C’est plutôt un avantage si l’on aspire à écrire un roman de science fiction ou un recueil de haïkus. Cela devient un inconvénient lorsqu’on doit se concentrer pour faire un créneau à l’heure de pointe.
Ce ne sont pas les éléments pragmatiques et utiles qui sautent aux yeux en premier, mais les associations incongrues, les décalages étranges, les bonds infraordinaires et les enchaînements poétiques. Un cerveau comme un aimant à similitudes, un handicap autant qu’une source d’émerveillement.
Hypermnésie 
Un autre avantage de la synesthésie est l’hypermnésie occasionnelle provoquée par la surabondance d’associations d’idées.
Cela peut donner l’impression d’avoir un cerveau qui invente en permanence des moyens mnémotechniques, sans qu’on le lui ait demandé. Si par exemple je veux me souvenir du prénom de ma collègue Nadia, je n’ai qu’à associer les couleurs des voyelles de son nom avec des éléments de son physique. En lisant ou entendant son nom, la couleur jaune du “a” de Nadia me saute aux yeux et je remarque qu’elle porte toujours une écharpe jaune. Je vais donc l’associer à la couleur de se son écharpe.
Si j’oublie le prénom de ma collègue, je n’ai qu’à regarder son écharpe et à réfléchir à un prénom “jaune” (c’est-à-dire contenant plusieurs “a”). Ensuite son prénom me revient à l’esprit.
Et si un jour elle oublie son écharpe ? Je m’accroche alors à une autre similitude colorée : le “a” de son prénom est jaune comme le thé Lipton qu’elle boit tous les matins, ou comme sa clef USB. Et la couleur “n” de son prénom est noire comme sont sombres les pages de l’histoire qu’elle a étudié dans sa thèse consacrée au fascisme.
Bien que ces techniques qui s’inventent toutes seules soient utiles pour se rappeler du prénom de mes collègues, je suis parfois épuisée par la capacité de mon cerveau à tout associer en permanence, ce qui m’oblige à me souvenir de données parfaitement inutiles, telles que les noms des arrêts de train sur la ligne de TER entre Chemnitz et Leipzig ou les prénoms de tous les personnages d’un dessin animé vu de force dans l’avion il y a quinze ans. Mon cerveau me fait parfois penser à un vieil ordinateur sous Windows 98 que l’on n’aurait pas défragmenté depuis longtemps.
Un peu comme si j’avais donné les rennes de ma conscience à un Oulipien sous acide. Est-ce vraiment le moment de faire une association d’idée entre la couleur de mon numéro fiscal et celle de l’adresse de ma mutuelle ? Il y a parfois de quoi rendre fou.
La maladie de la ressemblance
A ce sujet, je voudrais développer un autre élément intéressant de la synesthésie : la maladie de la ressemblance. En cherchant des exemples de paréidolie et de synesthésie sur internet, j’ai trouvé un important nombre de ressources en lien avec l’univers paranormal. Pléthores de médiums synesthètes qui voient des auras. Comme si le fait de croiser des perceptions donnaient forcément accès à un monde caché. Le fait de pouvoir corréler deux signes serait forcément l’indice évident d’un complot ou d’une vérité cryptée. Cette certitude qu’Umberto Eco appelle la “maladie de la ressemblance” dans Le pendule de Foucault nous pousse à chercher des relations cachées entre deux événements apparemment distincts. Et en remuant suffisamment les prémisses des syllogismes, on peut avoir la fallacieuse impression de décrypter le réel. Je ne serai donc pas étonnée que certains synesthètes soient des proies faciles pour les dérives de l’ésotérisme, de la pensée magique et des pseudo-sciences.
Pourtant, je ne me sens pas envahie par ces sensations, comme mes proches pourraient le penser. C’est une présence rassurante qui est là depuis l’enfance.
Je n’en suis pas gênée, comme le poisson n’est pas dérangé par l’eau dans laquelle il nage.
Et je ne me lasse pas de découvrir des paréidolies chaque jour. Quel ennui, un monde qui ne jetterait pas de passerelles sensorielles entre les objets, un monde où les voyelles garderaient mollement la teinte grise du traitement de texte et où un air de gamelan n’évoquerait pas des parfums frais comme des tableaux de Pierre Bonnard.
Perdre ma synesthésie reviendrait à vivre avec un sens en moins. Je me représente un monde fade et lent, un monde rationnel sans correspondance. Un monde d’une incroyable solitude, une maison vide. Et parfois un lieu paisible pour méditer sur la singularité de chaque sensation.
C’est pourquoi j’aimerai parfois dé-corréler toutes ces perceptions, pour voir. Juste un jour, soulagement serein d’un cerveau qui ne boirait pas le réel d’une traite et n’en ferai pas des colliers bariolés.
En attendant, j’ai pour amis les métaphores baroques, les chiffres alignés et la poésie sauvage.

Le musée impossible – Variation oulipienne vers d’absurdes classifications de musées

8 Nov

La réflexion sur les catégories des musées interroge rarement les autres classifications qui auraient pu advenir.
Et pourtant, s’il nous semble évident que les collections muséales soient rangées dans des catégories peu remises en cause telles que les beaux arts, l’histoire ou l’ethnographie, il est intéressant de se pencher sur les catégories qui n’ont pas été élues.
Rien ne nous empêche donc de retourner comme un gant les évidences infra-ordinaires de ces classifications pour en explorer les zones d’ombre et proposer des classements transversaux, absurdes et impossibles.
A l’instar du désormais célèbre musée du cœur brisé (à Zagreb et à Los Angeles), qui propose d’archiver les émotions, et de montrer comment nous aimons et comment nous réagissons à la perte, je propose une modeste liste de thématiques ordinaires et triviales pour de minuscules musées intimes.
J’espère trouver un musée à la thématique si précise qu’elle ne comportera qu’une dizaine d’objets.
Décliner cette contrainte Oulipienne aboutit à la liste suivante qui intègre des éléments quotidiens dont la trivialité et la précision empêche d’envisager sérieusement leur collection mais donc l’évocation ramène à des souvenirs intimes.
Cet article a évidemment été écrit en espérant qu’un Oulipien perdu y échoue et ressente une révélation saisissante, à savoir qu’il est nécessaire de créer un OuExPo pour inventer des contraintes tordues à destination des musées et des pratiques d’exposition.
Catégories transversales
Le musée des œuvres qui rendent nostalgiques
Les musées des tableaux qui représentent les nourrissons de façon peu réaliste
Le musée de ce qui est bleu roi
Le musée des textures rugueuses
Le musée de la norme (sponsorisé par AFNOR et Lexomil)
Le musée des œuvres isocèles
Le musée de ce qui sera bientôt démodé
Le musée de ce qui est moyennement beau
Le musée des œuvres qui ont failli entrer au musée
Catégories trop précises
Le musée des techniques pour se lever du canapé sans réveiller le chat qui s’est endormi sur nos genoux
Le musée des objets de boutiques de musées qui n’ont rien à voir avec les collections du musée
Le musée des pâtisseries les plus étouffe-chrétiens
Le musée de ce qui énerve tonton Jean-Pierre
Le musée des graines rigolotes et non comestibles que les enfants aiment garder dans leurs poches (comme des graines à hélicoptères que l’on peut lancer et autres samares et akènes)
Le musée des sensations synesthésiques les plus étonnantes
Le musée des plus belles interfaces de Windows 98
Le musée des excuses bidons pour ne pas avoir rendu le devoir maison de SVT
Le musée de la lettre d’amour pathétique
Le musée des odeurs de marqueurs
Le musée des odeurs de voitures neuves
Le musée de la dissertation de français la plus moyenne
Le musée des motifs de sièges SNCF les plus kitsch
Le musée des répliques assassines de repas de famille
Le musée des élucubrations hypocondriaques
Le musée des personnalités politiques corrompues (à visiter avant chaque élection pour se rafraîchir la mémoire)
Le musée des capacités physiques étonnantes (telles que bouger les oreilles ou les sourcils)
Le musée des vengeances les plus truculentes
Le musée des choses communes à toutes les cultures (rituels funéraires, salutations et présentation de soi)
Le musée des arguments misogynes en carton (un briquet est fourni à l’entrer pour brûler les pièces les plus fatigantes)
Le musée des sonneries de téléphones
Le musée des publicités les plus banales
Le musée des rires peu communs
Le musée des surfaces moelleuses
Le musée de la signalétique ratée (bon courage pour en sortir)

“Songe à la douceur” de Clémentine Beauvais, épopée réjouissante en territoire adolescent

6 Oct

Songe douceur

Dans son roman “Songe à la douceur”, Clémentine Beauvais se livre à un travail d’équilibriste virtuose : aborder la passion adolescente sans tomber dans la mièvrerie, jouer avec la mise en page sans rendre le texte pédant et s’inspirer d’un classique de la littérature russe sans céder à une intertextualité laborieuse.
“Songe à la douceur”, c’est d’abord une réécriture exquise d’Eugène Onéguine, un tragique destin amoureux causé par une très légère différence d’âge et une persistante aversion pour l’ennui. Dans ce dense tissu intertextuel, où alternent vers et prose, bien malin celui qui saurait retrouver toutes les références littéraires qui jalonnent l’oeuvre.
On aurait pu craindre une énième variation sur le spleen adolescent, on y trouve à la place une sincérité désarmante et un travail subtil pour retranscrire l’atmosphère particulière de l’adolescence. Eugène et Tatiana s’aiment sans savoir s’aimer, ils seront tour à tour touchants et ridicules, virtuoses et banaux. L’auteure pose un regard tendre sur les excès adolescents, ballottés entre idéalisme, nihilisme, envolées lyriques et préoccupations plus triviales.
Ces nombreux aller-retour entre ironie et sincérité, menés par une narratrice interventionniste qui a le goût du comique méta-littéraire, donnent à voir roman à la texture troublante, passant de la légèreté à la solennité.
On y trouve surtout de superbes audaces typographiques qui deviennent peu à peu des anagrammes réjouissants et donnent au roman un rythme baroque et émouvant.
Cette mise en page créative permet également à l’auteure de dépeindre de façon réaliste nos échanges numériques quotidiens. Tout y est représenté de façon très crue : l’écran des textos, les smileys, Skype et son crayon qui tressaute doucement quand notre interlocuteur écrit.
Les lecteurs nés avant les années 2000 se rappelleront avec délice l’époque des dialogues sur MSN Messenger et autres trombones anthropomorphes dans les logiciels de traitement de texte. Cette archéologie des pratiques d’une grande justesse et menée avec beaucoup d’humour met en scène la présence des technologies dans nos vies et réjouira tout lecteur un tant soit peu intéressé par la fonction symbolique de ces interfaces.
La magie de ce roman est enfin de nous laisser songer à ce qui se déroule dans ses marges. “La bêtise, c’est de vouloir tout dire” disait Flaubert.
Gloire aux auteurs qui font la guerre à l’explicite et nous offrent de tels moments de justesse.
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Et pour les indécis que ma critique n’aurait su convaincre de courir acquérir le roman, quelques extraits :
“Parce que leur histoire ne s’était pas achevée au bon endroit, au bon moment,

parce qu’ils avaient contrarié leurs sentiments,
il était écrit, me semble-t-il, qu’Eugène et Tatiana se retrouvent dix ans plus tard,
sous terre,
dans le Meteor, ligne 14 (violet clair), un matin d’hiver.”

 
 Il a le mal d’un siècle qui n’est pas le sien ;
Il se sent l’héritier amer d’un spleen ancien.
Tout est objet d’ennui pour cet inconsolable-
Ou de tristesse extrême, atroce, épouvantable.
Il a tout essayé, et tout lui a déplu.
Il a fumé, couché, dansé, mangé et bu,
Lu, couru, voyagé, peint, joué et écrit :
Rien ne réveille en lui de plaisir endormi.
Souvent, il imagine, au rebord du sommeil,
Dans un futur lointain l’implosion du soleil.
Puisqu’un jour tout sera cette profonde absence, Pourquoi remplir en vain notre vaine existence ?
Pourquoi se dépenser en futiles efforts
Dans un monde acculé au couloir de la mort ?
Qu’ils sont laids et idiots, ceux qui se divertissent,
Ceux qui se perdent en labeur ou en délices,
Ceux qui travaillent, ceux qui aiment, ceux qui chantent,
Pour oublier le vide intense qui les hante !
Eugène, à dix-sept ans, a tout compris sur tout :
Et comme tout est rien, il ne fait rien du tout. “

Précarité et vulnérabilité – Manger à l’université, notes infraordinaires

11 Jul

Image article nourriture blog

Après sept années passées dans différentes universités, je remarque que la nourriture apportée par les étudiants circule avec une régularité étonnante.

J’aime beaucoup la période des partiels. La table de chaque étudiant suit une organisation spatiale bien précise. On distingue généralement l’ovale d’un sachet de biscuits Petit déjeuner, une compote à boire, un demi kinder bueno, deux mandarines empilées l’une sur l’autre dans un équilibre instable, l’inévitable demi bouteille de Cristalline et parfois un thermos Totoro.

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Un goûter improvisé dans un couloir ou dans une salle de cours inoccupée. Il n’y avait pas assez de place à la cafét’. Quatre étudiantes partagent un brownie acheté au Lidl d’en face. L’une d’elle a fait de l’ice tea maison au matcha. Sa voisine partage un tuperware rempli de cerises. Elles viennent du jardin de chez mes parents, j’y étais le week-end dernier.

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A la cafet’ deux étudiantes en première année de licence ouvrent avec délicatesse un bento contenant du kimchi maison. Dans l’étage du dessous, des cookies au gingembre confit. Tout est bio, je viens de les finir ce matin, ça coûte un bras mais le goût est meilleur. 

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Pour le dernier cours avant les soutenances de master, le prof a proposé de faire un pot. Quatre étudiants font circuler un paquet de Dragibus. Le prof a amené un cake à la rhubarbe. Les Dragibus noirs ont plus de succès.

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Il y a du rab de frites au Restau U. Vent de joie dans les tables. Cliquetis d’assiettes. Trois étudiants improvisent une chanson dont les paroles sont, peu ou prou : J’ai deux amours, les frites et les cookies.

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Une joyeuse profusion de nourriture sucrée. Et tout près, trop près, la brutalité de la précarité financière étudiante.

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A la fin de leur repas au restau U, deux étudiants prennent discrètement du pain dans la corbeille et trois échantillons de mayonnaise, moutarde, ketchup. Personne ne les a vus. L’un d’eux sourit et prend une voix de grand-père pour dire à son ami : Les temps sont durs mon petit, c’est plus ce que c’était, cette semaine, ça va être pain-mayo tous les soirs.

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Pique-nique improvisé au parc d’à côté entre deux cours d’histoire. Un des étudiants a pris ce qu’il restait dans sa cuisine : deux tranches de pain de mie Top Budget. La garniture, ce sera quand le Crous aura versé les bourses. Il mange son sandwich au pain avec une infinie discrétion. Il préférerait quitter l’université plutôt que ses amis s’en rendent compte.

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Quatre étudiantes passent dans le hall de l’université. Un grand buffet rassemble des chercheurs en linguistique venus assister à un colloque sur l’intertextualité. L’une d’elle, souriante : Tu penses qu’on peut piquer un samossa ? Genre discrètement ?

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Fin du séminaire doctoral. Le professeur propose d’aller fêter ça autour d’un verre. Gêne d’un doctorant, 5 euros la pinte, même en happy hour, c’est un budget. Le professeur ne comprend pas, Vous ne voulez pas venir ? C’est important le réseau vous savez. Finalement il se joindra au groupe et commandera un expresso, un euro cinquante. Il partira avant que le groupe n’aille au restaurant, prétextant un article urgent à terminer.

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Tant de situations où la honte l’emporte, là où on ne met pas de mots pour entendre, reconnaître et apaiser.

Maintenant que je suis enseignante-chercheuse et que j’ai un salaire qui me permet de d’insérer une garniture dans mes sandwichs, j’essaie d’être encore plus sensible à cette précarité quotidienne. J’essaie de ne pas faire comme si je n’avais pas vu, de ne pas me voiler la face.

L’argument type je suis déjà passée par là, chacun son tour n’est pas recevable. Les collègues qui banalisent cette précarité sous couvert d’élitisme m’interrogent profondément.

Simplement se rendre compte et compatir, se rappeler sa façon de gérer un budget à 19 ans.

En recueillant ce quotidien, prendre la mesure de la précarité étudiante et de la vulnérabilité de leur budget.

Et peu à peu, prendre de nouvelles habitudes, des détails anodins : faire acheter le plus d’ouvrages possibles à la bibliothèque universitaire, diffuser davantage les articles en libre accès sur HAL, permettre aux étudiants de passer des tests d’anglais gratuits en ligne quand le TOEIC n’est pas nécessaire, leur apprendre à argumenter pour que leur stage soit rémunéré, parfois même le faire avec eux quand on connaît l’entreprise, cuisiner une fournée de cookies à amener lors du dernier cours, faire une lettre de recommandation pour l’obtention d’une bourse de mobilité… Une discrète économie de la sollicitude (mélange d’attention et d’empathie, ce qu’on appelle en anglais care dans les réflexions sur l’ethics of care) qui me semble aller de soi.

Mais pour beaucoup de collègues, c’est de la perte de temps et de la sensiblerie.

Et continuer de regarder l’université comme un monde neuf et étrange, ne pas s’endurcir face aux fragilités, cultiver une sensibilité éclairée.

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Pour en savoir plus sur l’éthique de la sollicitude :

-Fabienne Brugère, L’éthique du “care”, collection “Que sais-je ?” PUF, 2011.

-Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman et al., Qu’est-ce que le care ? : Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2009,

-L’article Wikipédia est également très bien fait : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89thique_de_la_sollicitude