“Il arrive quand le prochain courant artistique ?” – Les gens dans les musées
23 MarS’il-vous-plaît, pas Vincent Delerm
15 FebCe matin, en prenant mon café, j’apprends que Philippe Caubère est mis en examen pour viol sur mineures.
Pour moi qui ait découvert le théâtre par ses seuls en scène, qui ait rêvé de l’âge d’or du théâtre de la Cartoucherie de Vincennes, ça a été un choc. Et puis en fait non. Car comme je l’ai lu quelque part sur Twitter, il faudrait plutôt faire la liste des hommes qui ne sont pas accusés de violence, ça irait plus vite.
Et puis je me suis demandée qui serait le prochain. Quelle idole d’enfance allait être brisée de nouveau par le témoignage d’une actrice. Quel recoin confortable de mon habitus culturel allait être remué.
Je ne sais pas pourquoi mais j’ai pensé à Vincent Delerm. Je crois que je m’effondrerai si je le savais auteur de violence.
Parce qu’à mes quatorze ans, je cachais un terrible secret. A l’heure où mes amies écoutaient Avril Lavigne et Linkin Park, je collectionnais les CD de Vincent Delerm. J’avais bien conscience du fait que je n’étais pas du tout le public cible et que la majorité de ses fans était des trentenaires parisiens ; mais du fin fond de mon collège campagnard, j’aimais son piano tantôt mélancolique, tantôt sautillant. J’aimais sa façon de décrire des tranches de vie des générations qui n’étaient pas la mienne. J’aimais son air un peu désinvolte et sa passion pour François Truffaut. J’aimais sa description tendre et ironique du festival d’Avignon. Son amour de l’infraordinaire, du petit détail. Il me faudra attendre de vivre à Paris pour comprendre toutes les références de ses chansons. Vincent Delerm, c’était mon safe space pendant l’adolescence, un cocon de piano et de paroles bien trouvées. Un secret musical bien gardé. Je m’y sentais chez moi.
C’est idiot, mais je crois que si j’apprenais qu’il était mis en examen pour viol, c’est une partie de mon enfance qui s’effondrerait.
Alors pour le moment, je retiens ma respiration avant l’ogre suivant derrière le prochain #metoo.
Que faire des beaux souvenirs d’enfance ?
1 DecQue faire des beaux souvenirs d’enfance ?
La question semblera évidente pour qui a eu une enfance légère.
Il suffit de garder ces souvenirs au fond de soi comme un réservoir de douceur quand les temps sont lourds.
Mais quand l’enfance a été griffée par des ogres, on est parfois tentés de mettre tous ces souvenirs dans un grand sac, de le balancer par la fenêtre et de tout oublier des années passées.
Parce que ça simplifie la thérapie comme le quotidien.
Et pourtant, quelque chose en moi à envie de se souvenir des cerisiers de mon enfance et du hamac qui les relie, du gros chat roux qui se roule en boule sur mes genoux et des charlottes à la framboise.
Mais comment faire quand ces beaux souvenirs sont pollués par la présence sourde des ogres tout près,
comme le ver dans le fruit,
comme un voile glauque et soudain sur une image sépia.
Pendant longtemps j’ai tout jeté à la poubelle,
je ne voulais rien garder des ogres dans ma mémoire.
Mais je ne savais pas qu’en faisant cela, j’assècherai l’enfance en moi.
Que je me couperai d’une part très forte de qui je suis.
Peu à peu, j’ai appris à apprivoiser ces souvenirs,
à accepter qu’à côté des cerisiers il y aurait un gouffre,
qu’à côté du gros chat roux il y aurait une fiole empoisonnée,
que la charlotte aux framboises est délicieuse même si cuisinée par les mains des ogres.
J’apprendrai à marcher sur le bord de la falaise.
L’équilibriste que je suis devenue marche droit devant elle, en respirant pleinement ces souvenirs troublés mais authentiques.
J’ai mis des années pour y parvenir, ce n’est pas toujours facile,
mais
le jeu en vaut la chandelle.
La pluie qui se trompe
26 OctJe dépose ici un texte que j’ai écrit et qui a été lu lors de la scène ouverte du 8 février 2023 à l’Instant Coquelicot. Ce texte vient d’un sentiment d’injustice profond face à l’existence de la pluie.
Ce serait très important, le temps d’une journée, que la pluie se trompe.
Il y a encore beaucoup de pluies à inventer.
Essaie d’imaginer, dans le frimas de février, une longue averse d’eau chaude,
Une bouillotte brûlante, comme les douches moelleuses en hiver.
Des flaques fumantes.
Et au début de l’automne, une averse de lumière,
Des millions de gouttes qui scintillent dans le blizzard.
Des nuits au goût de feu d’artifice.
Ta petite sœur n’a plus peur du noir.
En avril, c’est la saison des pluies colorées
ça commence par la mandarine, des giboulées de mars ambrées
ça laisse sur ton bonnet un frisson d’enfance, et de tarte aux pommes.
Un brouillard fruité.
Les enfants s’en maquillent les joues avec une joie frondeuse
Jusqu’à ce que leur regard sente le safran et la fleur d’oranger
Si on sait lire le ciel étoilé, demain ce sera la pluie de myrtilles, la neige d’écureuils et la grêle de noisettes.
A chaque nouvelle Lune, c’est le moment de l’averse de lierre et d’améthystes.
La pie du village les attrape au vol
Et trois belettes se roulent dans les flaques caillouteuses.
Mais tu préfères le solstice d’été, car tu entends ta première pluie sonore.
Quand les gouttes heurtent le sol, c’est un concerto liquide.
Dans chaque percussion, résonne la musique secrète des nuages.
Tu danses sous la pluie en sifflotant
Demain, tu devras faire attention aux averses amères.
Ne sors jamais sans ta capuche, pendant la pluie de cafards.
Par bonheur, elle ne tombe que sur les affreux, les macho, les radins… et sur Darmanin.
Sur tous les Darmanin d’ailleurs : Une pluie d’eczéma
Et un orage de petits poignards recourbés
Et quand Darmanin est recouvert jusqu’au cou
On entend gronder les orages de piquets de grève. Un crachin de révolte qui rentre jusque dans tes os. Une brume sans peur qui demande justice. Et qui n’oublie pas que la tendresse est politique.
Les années bissextiles, souvent, il pleuvra des regrets et des souvenirs.
Alors tu devras bricoler un solide abri pour savourer la nouvelle pluie.
Une chambre à soi.
Un cocon au creux des arbres, un recoin moussu.
Une cabane à fleur de canopée, en haut du chêne vert
Dans le tronc centenaire, niche la poignée d’écureuils que tu as recueilli.
Quatre remparts de livres réchauffent les murs.
La cheminée berce les souriceaux qui hibernent, roulés en boule.
Ta guitare, près du feu, a l’oreille absolue.
Quand tu joues les premiers arpèges.
Elle a ce son cuivré qui réveille l’hiver.
Mais qui laisse aussi vivre les accords mineurs.
Chacune de ces pluies vient te bercer.
Tu dégustes l’orage comme un concert.
La grêle de punaise est formellement interdite.
Tu tends l’oreille, c’est la musique des gouttes brûlantes qui crépitent sur le noisetier du toit.
C’est ta première pluie de thé au jasmin.
Tu commences à vivre à plein temps.
Et les bougies, fraîchement éteintes, ont un parfum de miel.
…
Et les bougies, fraîchement éteintes, ont le parfum du ciel.
Il s’agirait de laisser les pères broyer en paix
13 AprTrigger warning : tout ce qui est violent dans ce monde, ou presque
Au réveil, je reçois un coup de téléphone du commissaire de la gendarmerie de H****. Sa voix calme et froide m’annonce que je suis convoquée pour être entendue au plus vite en tant que témoin dans une enquête. Je crois d’abord à un canular téléphonique et je raccroche. Mais le commissaire me rappelle :
30 octobre 2020
-Votre sœur a porté plainte contre vos parents. Après un épisode d’amnésie post traumatique, des souvenirs sont revenus. Elle accuse vos parents. C’est très grave.
-Grave comment ?
-Je ne peux pas vous expliquer pour le moment. Je peux juste vous dire que c’est très ancien et très grave. Ça relève du pénal.
Le commissaire raccroche. Cinq mois passent. Cinq mois à me demander ce qui se cache derrière ces faits très graves.
Une part de moi n’est pas très étonnée. Je ne parle plus à mes parents depuis dix ans. Ils ont été maltraitants et défaillants. J’ai le souvenir d’une enfance pétrie de violences verbales et psychologiques, d’humiliations et de crises de colères injustifiées. Le genre d’enfance qui ne m’a pas donné le goût de mettre les pieds aux repas de Noël suivants. Pour autant, je me demande ce qui se cache derrière cette plainte.
24 février 2021
J’enquête peu à peu et j’en apprend davantage, même si pour des raisons de confidentialité, tout ne m’est pas dit. Mais j’entends des mots que plus jamais de ma vie je ne voudrais croiser d’aussi près : prescription, correctionnaliser, pédocriminalité, assistance juridique, inceste, syndrome post traumatique, amnésie…
Je suis reçue au commissariat, à la brigade des mineurs.
S., le brigadier, a un regard doux et malicieux. Il a un pull Sea Sheperd et une barbe de trois jours qui semble dire que c’est un bon gars. Le genre de papa poule qui fait des crêpes les dimanches de pluie. Il m’est immédiatement sympathique. Il me propose un café et fait quelques blagues moyennement drôles. Je me force à rire, mais de bon coeur parce que je pressens que la suite sera nettement moins fun. Il me parle avec une douceur étrangement précautionneuse. Je me dis tout de suite que ça cache quelque chose, cette démesure d’attention. On n’est pas aussi adorables, d’habitude, dans un commissariat.
Je lui demande ce qu’on fiche dans la brigade des mineurs étant donné que je suis adulte.
S. a soudain un air absolument désolé. Il prend une grande respiration, regarde un peu ses pieds, puis me dit que les faits ont eu lieu durant notre petite enfance, pour ma sœur et moi. A mon tour de le regarder avec un air étonné. Mais la victime, c’est uniquement ma sœur, non ?
S. prend un regard encore plus désolé. Il me tend le dépôt de plainte rédigée par ma sœur. Le document est très long, je mets presque une heure à le lire. Les motifs de la plainte rédigés par ma sœur sont terribles. Je décide de porter plainte à mon tour, m’appuyant sur des souvenirs de violences psychologiques. Je fournis des preuves : attestation de mon psychologue, journal intime, photographies d’enfance. Mais S. me dit que cela ne suffira peut-être pas à ce que le procès aboutisse à une condamnation de mes parents.
Quand je ressors du bureau, je suis prête à m’effondrer.
Par chance, toute une armada d’associations et de bénévoles est là pour m’accompagner. Ils ont pavé le sol sous les pieds pour que je ne m’engouffre pas. Je ne les remercierai jamais assez : les bénévoles de France Victime, l’association Face à l’Inceste, la psychologue du commissariat et la juriste qui prend le temps de traduire en langage courant les termes barbares du droit français.
Mais je suis tout de même effondrée, car même si les anxiolytiques me permettent de garder forme humaine, je ne peux pas m’empêcher de penser aux statistiques nationales :
Un enfant sur dix est victimes d’inceste.
1% des agresseurs seulement sont condamnés.
6,7 millions de victimes.
Dans le même temps, je fais du baby sitting chez des amies. Le fait de m’occuper d’enfants aussi jeunes me donne le tournis car je n’arrive pas à me sortir les statistiques de la tête : un enfant sur dix, un sur dix, un sur dix…
J’interviens pour le travail dans une classe de trente étudiantes : trois sur trente, trois sur trente, trois sur trente…
Je me sens complètement démunie. Je me dis que ce que j’ai vécu arrivera forcément à d’autres enfants et que trop peu de choses sont mises en place pour y remédier.
J’essaie de trouver des réponses dans la littérature scientifique. Je lis Le berceau des dominations, anthropologie de l’inceste de Dorothée Dussy. Le passage ci-dessous me glace le sang :
« À la faveur du réel, et de la banalité des abus sexuels commis sur les enfants, l’inceste se révèle structurant de l’ordre social. Il y apparaît comme un outil de formation à l’exploitation et à la domination de genre et de classe. Cinq ans d’enquête ethnographique sont restitués dans cet ouvrage : un voyage subversif au cœur de familles que rien, ou presque, ne distingue des vôtres. »
L’autrice explique de quelle façon la société patriarcale actuelle laisse une liberté immense aux pères pour abuser de leurs femmes, de leurs filles, de leurs nièces.
Je suis choquée de me rendre compte que le sujet est aussi tabou malgré la banalité de ce crime.
Pire encore, la puissance de ce tabou m’est confirmée lorsque je partage ce récit à des amies ou à des membres de ma famille. Si certaines personnes réagissent avec empathie et bienveillance lorsque j’évoque cette enquête, d’autres restent dans le déni (Ce n’est pas possible ! Des gens aussi aimables !) ou pire, dans l’agression : Cesse donc de tourmenter tes pauvres parents !
J’ai beau leur indiquer, statistique à l’appui, que les incestes sont fréquents et que les fausses accusions sont rarissimes, ils restent persuadés que je suis une fauteuse de trouble, uniquement là pour briser leur idéal de famille unie, de long fleuve tranquille chez les Le Quesnoy. Certains s’inquiètent davantage de la réputation de la famille que de la violence de la plainte.
Ces gens-là n’ont pas vu les « JE TE CROIS » placardés par les collectifs féministes sur les murs de nos villes.
Et peu à peu, je comprends. Mon récit dérange, il vient créer une faille terrible dans leur quotidien. Il insuffle dans leur imaginaire de famille joyeuse la possibilité de l’arrivée d’un ogre vorace qui déchiquète tout.
Quand on entend ce récit, tout vrille : nos repères, nos valeurs, notre sentiment de sécurité. C’est une sensation immonde. La rubrique faits divers du journal qui débarque dans ton quotidien. Ils ne sont pas prêts à l’entendre. Une part de moi arrive à les comprendre. Une autre part est révoltée et dégoutée de leur peu d’empathie face à des violences faites aux enfants.
« Il s’agirait de laisser les pères violer en paix », c’est que tous ce ces gens-là semblent me dire.
Et pourtant, il s’agirait d’écouter ces récits, aussi terribles soient-ils, pour protéger nos enfants, pour être attentif et faire des signalements s’il le faut.
On me dit : Ce sont vos histoires de familles, je ne veux pas m’en mêler.
Je réponds, comme tant d’autres l’ont dit avant moi, que l’intime est politique et qu’il est nécessaire de savoir que l’on peut téléphoner au 119 (Numéro d’Urgence – Enfance en danger) quand on pense qu’un mineur est victime de violences.
Beaucoup de personnes autour de moi me disent qu’elles s’en doutaient, qu’elles voyaient bien que mes parents n’étaient pas nets. Une part de moi a envie de leur demander ce qu’elles ont bien pu avoir à faire de plus important que d’appeler le 119 ce jour-là.
25 février 2022
Un an plus tard, j’apprends que l’enquête est classée sans suite, fautes de preuves accablantes. S., le gentil brigadier, est sincèrement désolée pour moi. Il me dit que le système juridique français n’est pas sans cause dans cette décision.
Je rencontre de nombreux avocats pour en savoir plus. Ils me disent que dans d’autres pays, on instaure une présomption de culpabilité dans les cas où un crime est systémique et où il y a une dysmétrie d’autorité entre les victimes et les accusés (ici, le lien parent/enfant). J’en veux terriblement à la justice française de ne pas s’adapter à la spécificité dégueulasse de notre société patriarcale.
Il est possible de faire appel, en rassemblant de nouvelles preuves, en contactant des amies d’enfance, des anciens instituteurs… Mais la tâche est éprouvante, elle représente une charge émotionnelle dantesque et il m’est de plus en plus dur de raconter régulièrement cette histoire sans me sentir vaciller.
Il faut alors peu à peu apprendre à vivre en se disant qu’il n’y aura pas réparation de la part de la justice, que les ogres ont gagné.
Un jour que je suis épuisée par cette affaire, mon amie Joëlle me dit au détour d’une conversation cette phrase formidable :
« Cette enquête est peut-être classée sans suite par la justice française, mais elle ne sera pas sans suite dans ta vie ».
C’est la raison d’être de ce présent texte. Que mon récit soit entendu par mes proches pour que ce type de crime ne reste ni tabou ni sans suite.
Pour faire de ce récit personnel un témoignage de plus pour une lutte collective et politique pour protéger nos enfants.
Pour encourager les victimes à parler, le gouvernement à repenser le système et les aidants à croire les victimes.
L’association Face à l’inceste met en place des actions formidables pour rendre le signalement des enfants en danger obligatoire et pour changer les lois – https://facealinceste.fr/
Je remercie toutes les personnes qui de près ou de loin m’ont apporté du soutien durant cette immonde affaire qui ne sera pas sans suite. Merci à Nous Toutes, pour la sororité brute. Merci aux amies et à la famille qui m’ont crue, qui m’ont permis d’étoffer les preuves en fournissant des indications sur le caractère violent et maltraitant de mes géniteurs.
Ressources essentielles
L’association Face à l’inceste – https://facealinceste.fr/
Enfance en danger (119) – https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F781
Collectif Nous Toutes – https://www.noustoutes.org/
Percevoir le temps au pays des synesthètes
23 Feb“Haïkus sans fleurs de cerisier”, recueil de poésie infraordinaire
18 SepJe poste ici mon recueil de haïkus expérimentaux, à mi-chemin entre le carnet de voyage et l’autobiographie. Fruit d’un travail d’écriture de huit ans, j’ai choisi la forme du haïku pour saisir d’infraordinaires moments. J’ai essayé de conserver la trace des images traditionnelles que le haïku japonais a l’habitude de traiter.
J’envisage à terme de les publier, toute proposition éditoriale est la bienvenue.
Bonne lecture
De l’enfance et des ogres
Fauteuil en cuir brun
Bien trop confortable
Il t’a englouti !
/
Boucle du grand huit
Des cris. Des cheveux
Précèdent les rails
/
Ont faim les chardons
Dévorent les mollets nus
Des enfants qui jouent
/
Plantes sur la dune
Semblables à du foin. Broutées
Par le haut des vagues
/
L’arbre pour l’enfant ?
Un prétexte à cabane
À tailler des flèches
/
Déjà plus l’automne
Novembre est inutile
Noël est bien loin
/
Chaude et protectrice
La voix de l’actrice
Répare les verres
/
Les mamies d’antan
Enfournant le lourd pain blond
Et puis l’amour brut
/
Guettant la porte
Ça fait plus mal que le deuil
Son chat disparu
La densité du temps scolaire
Fraîchement rasés
Les jeunes garçons aux joues
Ont quelques coupures/
/
Partiel de philo
Calme. Dehors l’employé
Passe la tondeuse
/
Elles boivent un déca
Chevelures innocentes
Les deux lycéennes
/
Ces débris antiques
Amphores enfouies sous la mer
Comment les compter ?
/
Toujours dessinée
La cicatrice au poignet
Lui reproche un peu
/
Il croyait en l’art
À force il ne voit plus que
Du patrimoine
Les lieux sans âme
Dans l’arrière-cour
Pourquoi ces frigos cassés,
Chaussures trouées ?
/
Toutes le même goût
Les confitures d’hôtels
Étrange hasard ?
L’hiver feutré
Bottes éclaboussées
Flaques de grêlons
Dans la nuit gercée
/
Dimanche matin
L’éternité dans la neige
Attendra le bus
/
Et les grands s’agitent
Autour des coussins soyeux
Le chat gris s’endort
/
Elles font trois pas
Les étoiles d’Orion
Sur la nuit bleutée
/
On voit au sommet
Les anneaux de Saturne
Sur les pics neigeux
/
Jamais le Soleil
Ne cèdera à la Lune
Été islandais
/
La Terre aplatie
Interdit la nuit d’été
Aux contrées du Nord
/
L’amour c’est pour eux
Les vacances de l’âme
Légers pas dans l’herbe
/
Ici le Soleil
Veille sur la nuit. L’enfant
N’a plus peur du noir
Haïkus du chemin
Cliché japonais
Cependant vous me touchez
Fleurs de cerisier
/
Bruit sec de branches
Pour faire un bâton de marche
Oiseaux s’envolent
/
Vaches placides
Dans la ferme à l’aurore
Cheval détale
/
Douce sous mon dos
L’herbe grasse du printemps
Où part le soleil ?
/
Eclair de chaton roux
Roule autour du cerisier
S’endort en boule
/
Elle voit le monde
Avec un regard nouveau
Ils disent handicap
Le Soleil au sud
L’épave rouillée
Terrain de jeu en silence
Légers poissons bleus
/
Il gâche la vue
L’arbre de la terrasse
Sans cacher l’été
/
Les poulpes sèchent
Et sur la corde à linge
L’apéro frémit
/
Un silence aigu
Vibre au fond du sac
Attend un texto
/
Sculpture en cheveux
Équilibre de forces
Chignon de l’actrice
Un monde bavard d’associations : traversée d’un quotidien synesthésique
26 NovLe musée impossible – Variation oulipienne vers d’absurdes classifications de musées
8 Nov“Songe à la douceur” de Clémentine Beauvais, épopée réjouissante en territoire adolescent
6 Oct“Parce que leur histoire ne s’était pas achevée au bon endroit, au bon moment,parce qu’ils avaient contrarié leurs sentiments,
il était écrit, me semble-t-il, qu’Eugène et Tatiana se retrouvent dix ans plus tard,
sous terre,
dans le Meteor, ligne 14 (violet clair), un matin d’hiver.”
“ Il a le mal d’un siècle qui n’est pas le sien ;
Il se sent l’héritier amer d’un spleen ancien.
Tout est objet d’ennui pour cet inconsolable-
Ou de tristesse extrême, atroce, épouvantable.
Il a tout essayé, et tout lui a déplu.
Il a fumé, couché, dansé, mangé et bu,
Lu, couru, voyagé, peint, joué et écrit :
Rien ne réveille en lui de plaisir endormi.
Souvent, il imagine, au rebord du sommeil,
Dans un futur lointain l’implosion du soleil.
Puisqu’un jour tout sera cette profonde absence, Pourquoi remplir en vain notre vaine existence ?
Pourquoi se dépenser en futiles efforts
Dans un monde acculé au couloir de la mort ?
Qu’ils sont laids et idiots, ceux qui se divertissent,
Ceux qui se perdent en labeur ou en délices,
Ceux qui travaillent, ceux qui aiment, ceux qui chantent,
Pour oublier le vide intense qui les hante !
Eugène, à dix-sept ans, a tout compris sur tout :
Et comme tout est rien, il ne fait rien du tout. “
Précarité et vulnérabilité – Manger à l’université, notes infraordinaires
11 JulAprès sept années passées dans différentes universités, je remarque que la nourriture apportée par les étudiants circule avec une régularité étonnante.
J’aime beaucoup la période des partiels. La table de chaque étudiant suit une organisation spatiale bien précise. On distingue généralement l’ovale d’un sachet de biscuits Petit déjeuner, une compote à boire, un demi kinder bueno, deux mandarines empilées l’une sur l’autre dans un équilibre instable, l’inévitable demi bouteille de Cristalline et parfois un thermos Totoro.
*
Un goûter improvisé dans un couloir ou dans une salle de cours inoccupée. Il n’y avait pas assez de place à la cafét’. Quatre étudiantes partagent un brownie acheté au Lidl d’en face. L’une d’elle a fait de l’ice tea maison au matcha. Sa voisine partage un tuperware rempli de cerises. Elles viennent du jardin de chez mes parents, j’y étais le week-end dernier.
*
A la cafet’ deux étudiantes en première année de licence ouvrent avec délicatesse un bento contenant du kimchi maison. Dans l’étage du dessous, des cookies au gingembre confit. Tout est bio, je viens de les finir ce matin, ça coûte un bras mais le goût est meilleur.
*
Pour le dernier cours avant les soutenances de master, le prof a proposé de faire un pot. Quatre étudiants font circuler un paquet de Dragibus. Le prof a amené un cake à la rhubarbe. Les Dragibus noirs ont plus de succès.
*
Il y a du rab de frites au Restau U. Vent de joie dans les tables. Cliquetis d’assiettes. Trois étudiants improvisent une chanson dont les paroles sont, peu ou prou : J’ai deux amours, les frites et les cookies.
***
Une joyeuse profusion de nourriture sucrée. Et tout près, trop près, la brutalité de la précarité financière étudiante.
*
A la fin de leur repas au restau U, deux étudiants prennent discrètement du pain dans la corbeille et trois échantillons de mayonnaise, moutarde, ketchup. Personne ne les a vus. L’un d’eux sourit et prend une voix de grand-père pour dire à son ami : Les temps sont durs mon petit, c’est plus ce que c’était, cette semaine, ça va être pain-mayo tous les soirs.
*
Pique-nique improvisé au parc d’à côté entre deux cours d’histoire. Un des étudiants a pris ce qu’il restait dans sa cuisine : deux tranches de pain de mie Top Budget. La garniture, ce sera quand le Crous aura versé les bourses. Il mange son sandwich au pain avec une infinie discrétion. Il préférerait quitter l’université plutôt que ses amis s’en rendent compte.
*
Quatre étudiantes passent dans le hall de l’université. Un grand buffet rassemble des chercheurs en linguistique venus assister à un colloque sur l’intertextualité. L’une d’elle, souriante : Tu penses qu’on peut piquer un samossa ? Genre discrètement ?
*
Fin du séminaire doctoral. Le professeur propose d’aller fêter ça autour d’un verre. Gêne d’un doctorant, 5 euros la pinte, même en happy hour, c’est un budget. Le professeur ne comprend pas, Vous ne voulez pas venir ? C’est important le réseau vous savez. Finalement il se joindra au groupe et commandera un expresso, un euro cinquante. Il partira avant que le groupe n’aille au restaurant, prétextant un article urgent à terminer.
*
Tant de situations où la honte l’emporte, là où on ne met pas de mots pour entendre, reconnaître et apaiser.
Maintenant que je suis enseignante-chercheuse et que j’ai un salaire qui me permet de d’insérer une garniture dans mes sandwichs, j’essaie d’être encore plus sensible à cette précarité quotidienne. J’essaie de ne pas faire comme si je n’avais pas vu, de ne pas me voiler la face.
L’argument type je suis déjà passée par là, chacun son tour n’est pas recevable. Les collègues qui banalisent cette précarité sous couvert d’élitisme m’interrogent profondément.
Simplement se rendre compte et compatir, se rappeler sa façon de gérer un budget à 19 ans.
En recueillant ce quotidien, prendre la mesure de la précarité étudiante et de la vulnérabilité de leur budget.
Et peu à peu, prendre de nouvelles habitudes, des détails anodins : faire acheter le plus d’ouvrages possibles à la bibliothèque universitaire, diffuser davantage les articles en libre accès sur HAL, permettre aux étudiants de passer des tests d’anglais gratuits en ligne quand le TOEIC n’est pas nécessaire, leur apprendre à argumenter pour que leur stage soit rémunéré, parfois même le faire avec eux quand on connaît l’entreprise, cuisiner une fournée de cookies à amener lors du dernier cours, faire une lettre de recommandation pour l’obtention d’une bourse de mobilité… Une discrète économie de la sollicitude (mélange d’attention et d’empathie, ce qu’on appelle en anglais care dans les réflexions sur l’ethics of care) qui me semble aller de soi.
Mais pour beaucoup de collègues, c’est de la perte de temps et de la sensiblerie.
Et continuer de regarder l’université comme un monde neuf et étrange, ne pas s’endurcir face aux fragilités, cultiver une sensibilité éclairée.
***
Pour en savoir plus sur l’éthique de la sollicitude :
-Fabienne Brugère, L’éthique du “care”, collection “Que sais-je ?” PUF, 2011.
-Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman et al., Qu’est-ce que le care ? : Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2009,
-L’article Wikipédia est également très bien fait : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89thique_de_la_sollicitude